Une récente expérience devant la Cour d’assises de Bobigny, puis en appel dans la même affaire, devant la Cour d’assises de Créteil, soulèvent de nombreuses interrogations.

 

Je n’entends pas y avoir une réponse absolue, mais simplement vous faire part de mes réflexions :

 

  1. Particularisme et évolution de la Cour d’assises et du jury populaire :

 

La Cour d’assises est une juridiction particulière en France, notamment en raison de :

 

  • sa composition mixte, entre jurés et Magistrats professionnels (un Président de Cour d’assises, et deux assesseurs, pas forcément habitués au droit pénal) ;

 

  • des enjeux considérables à la fois pour les victimes et pour les accusés ;

 

Les réflexions concernant la Cour d’assises furent nombreuses et les opinions mitigées, concernant notamment l’obligation de motivation des arrêts de la Cour d’assises, les jurés (leur nombre et leur existence).

 

  • Le jury :

 

Depuis longtemps le jury d’assises a fait l’objet de critiques :

 

  1. ignorance du droit ;

 

  1. indépendance et influence de l’origine sociale ;

 

(Les éléments de personnalité donnés avant la sélection des jurés sont insuffisants afin d’avoir une idée précise de l’origine sociale et des opinions du juré et dans la mesure où il n’existe pas d’interrogatoire préalable comme aux Etats-Unis.

 

La récusation des jurés est donc plus un exercice de style très aléatoire).

 

  1. trop sensibles à la presse et à l’éloquence des Avocats ;

 

Bérard des Glajeux, ancien président de Cour d'assises, résumait ainsi toutes ces critiques : « quels qu'ils soient, les jurés sont toujours impressionnés par des sentiments plus que par des raisonnements. Ils ne résistent pas à une femme donnant à téter ou à un défilé d'orphelins... Pour se concilier leur bienveillance, il suffit qu'une femme soit agréable. Indulgents pour les crimes dits passionnels, ils se montrent volontiers impitoyables aux crimes qui semblent vouloir les atteindre et qui ne sont pas précisément les plus dangereux pour la société ; comme toutes les foules, ils sont très éblouis par le prestige ».

 

Cependant, aujourd’hui, le jury, même s’il a diminué, reste profondément ancré dans les mœurs et la grande majorité des français y reste favorable.

 

Cette tradition historique issue d’une conquête révolutionnaire reste pour les français un lien essentiel entre la justice et le grand public.

 

Dans l’esprit des français, le jury présente une double utilité en tant qu'instrument d'une justice proche du peuple et en tant que facteur de renforcement du lien civique.

 

  • La loi du 10 août 2011 :

 

Finalement, la loi n° 2011-939 du 10 août 2011 sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale a notamment :

 

  • instauré des citoyens assesseurs devant le Tribunal correctionnel, cette mesure ayant fait l’objet d’un essai controversé dans le ressort de plusieurs Cours d’appel (Dijon et Toulouse) ;

 

  • diminué le nombre de jurés devant la Cour d’assises, passant de 6 jurés en première instance (au lieu de 9 précédemment) et de 9 jurés en appel (au lieu de 12 antérieurement) ;

 

  • obligé les Cours d’assises à motiver leurs arrêts ;

 

  • Analyse et critique de cette évolution :

 

  1. Cette loi a pris, d’une part, le parti de tenter d’instaurer des jurés devant les Tribunaux correctionnels où leur utilité a été très contestée du fait de :

 

  • la simplicité de nombreuses affaires (délits routiers, violences, vols…), dans lesquelles un Juge unique est parfaitement adapté ;

 

  • la complexité d’autres affaires : de nombreux points juridiques qui peuvent être soulevés (nullités de procédure, jurisprudences…) et des affaires très techniques (droit pénal des affaires, droit de la presse…) ;

 

Dans ces derniers cas, il est évident que des personnes n’ayant aucune formation juridique ne peuvent intervenir efficacement.

 

Leur intervention, non seulement inutile, ne fait que retarder l’instruction des affaires.

 

Cette mesure a pris fin le 30 avril 2013.

 

Il a en effet été constaté :

 

  • une augmentation des coûts de fonctionnement des tribunaux ;
  • une augmentation des délais d’audiencement ;
  • aucune amélioration de l’image de la Justice ;
  • les jurés ne sont pas armés techniquement pour traiter les questions soumises aux juridictions ;

 

Au vu de ces constatations, on peut d’emblée se demander en quoi un juré qui ne trouve pas sa place devant un Tribunal correctionnel, trouverait sa place devant une Cour d’assises, où les enjeux sont considérables et où ces questions restent les mêmes.

 

  1. D’autre part, cette loi a pris le parti de diminuer le nombre de jurés dans les procès d’assises :

 

L’objectif de cette mesure est d’accélérer la tenue des procès d’assises, de limiter les correctionnalisations et permettre aux Cours d’assises de juger plus de dossier par session (source Ministère de la Justice : http://www.textes.justice.gouv.fr/lois-et-ordonnances-10180/participation-des-citoyens-a-la-justice-et-jugement-des-mineurs-22817.html).

 

Cette initiative peut sembler contradictoire avec la volonté d’impliquer davantage les justiciables dans le fonctionnement de la Justice.

 

De plus, les objectifs précités ne semblent pas en accord avec les mesures prises :

 

  • En quoi la suppression de 3 jurés permet-elle d’accélérer la tenue des procès et aux Cours d’assises de juger plus d’affaires ?

 

Etant rappelé que les jurés ont un rôle passif pendant toute la tenue des débats et que la durée des délibérations est très aléatoire et ne dépend pas ou peu du nombre de jurés.

 

Quoiqu’il en soit, si l’on admet qu’un délibéré dure éventuellement moins de temps du fait de la suppression de trois jurés, si le délibéré est rendu plus tôt, il est évident que la Cour s’en tiendra à son calendrier fixé à l’avance et n’entendra pas plus d’affaires.

 

La durée des débats ne dépend en rien du nombre de jurés, mais bien de l’organisation des débats par le Président, du temps passé aux auditions, aux plaidoiries…

 

Cette mesure ne permet donc en rien d’accélérer le traitement des affaires et aux Cours d’assises de traiter plus d’affaires en moins de temps.

 

Il a été démontré que la mise en place de jurés dans les tribunaux correctionnels augmentait la durée de traitement des dossiers.

 

Cette constatation ne peut qu’être valable pour la Cour d’assises…

 

  • En quoi la suppression de 3 jurés permet-elle de limiter les correctionnalisations (les faits criminels sont requalifiés en d’autres faits permettant de renvoyer l’affaire devant un Tribunal correctionnel) ?

 

On voit ici très mal le lien entre correctionnalisation et diminution du jury.

 

Le recours à la correctionnalisation reste très présent du fait de l’encombrement de différentes Cour d’assises (Créteil, Bobigny, Paris…).

 

Le délai d’attente devant les Cours d’assises de Créteil et Bobigny est d’environ douze à dix huit mois.

 

De plus, la gravité relative de nombreuses affaires permet difficilement d’envisager de monopoliser une Cour d’assises pendant plusieurs jours et permet un traitement plus rapide et efficace de ces affaires par des Magistrats professionnels.

 

En conclusion :

 

La suppression de ces trois jurés n’apporte à mon sens rien et ne permet en tout cas pas d’accélérer le traitement des affaires.

 

Les délais de traitement des affaires sont essentiellement dus à des manques de moyens ou des moyens inadaptés :

 

  • soit, avec un budget plus conséquent, créer des Cour d’assises et permettre de diminuer les délais de traitement des affaires (cette solution n’étant évidemment pas d’actualité) ;

 

  • soit faire des économies de temps et d’argent en supprimant les jurys populaires en appel, par exemple, selon le modèle anglais ou espagnol ;

 

 

  1. L’insécurité juridique des Cours d’assises demeure entière :

 

Des questions restent légitimes, lorsque l’on observe le fonctionnement des Cours d’assises :

 

Quel doit-être le rôle et l’implication du jury populaire devant la Cour d’assises ?

 

Le jury est-il apte à juger toutes les affaires et répondre à toutes les questions qui lui sont soumises ?

 

Le jury doit-il continuer d’exister dans sa forme actuelle ?

 

Si l’on recherche les motifs de l’existence du jury populaire, on se retrouve principalement sur le terrain de la légitimité historique et traditionnelle et non d’une légitimité liée à son efficacité et sa compétence à juger des affaires criminelles.

 

 

Lors de la création des Cours d’appel d’assises, le Sénat avait évoqué l’examen des affaires criminelles par une Cour d’appel criminelle, composée uniquement de trois Magistrats professionnels, calqué sur le modèle anglais et espagnol (https://www.senat.fr/rap/l96-275/l96-27524.html).

 

Si l’on a constaté l’inefficacité et l’inutilité des jurés devant les tribunaux correctionnels (durée de traitement des dossiers augmentés, coûts augmentés, absence de formation juridique…), un raisonnement identique devrait, à fortiori, être adopté pour les Cours d’assises.

 

La solution adoptée a été, à l’inverse, de confirmer l’intervention des jurés en appel, ce qui montre bien l’attachement à cette tradition.

 

Personnellement, je ne doute pas qu’un jury populaire ait la capacité de déterminer la culpabilité d’un accusé sur des questions simples : est-il coupable de meurtre, d’assassinat, de viol… ?

 

Un jury pourrait d’ailleurs en décider seul, sans l’assistance des Magistrats, comme aux Etats-Unis, le Magistrat ayant uniquement le pouvoir de fixer le quantum de la peine.

 

Cependant, en France, il est clair que les Magistrats « orientent » le jury quant au quantum de la peine, quant à la motivation de l’arrêt et sur les questions de droit plus techniques, ces tâches relevant d’un professionnel de la Justice.

 

Les jurés non juristes et sans formation se trouvent forcément dépourvus face à ces questions auxquelles les Magistrats ont l’habitude de répondre.

 

Les jurés ayant fait l’expérience des tribunaux correctionnels ont d’ailleurs témoigné de leur inefficacité sur ces points.

 

Le rôle du jury populaire est donc en pratique limité à la question de la culpabilité et à la nécessaire prise de commande des Magistrats sur ces différents points.

 

 

Cette question est directement liée à l’affaire qui a inspiré la rédaction de cet article, que je vais essayer de résumer avec objectivité :

 

Un homme âgé de 37 ans (X) (casier judiciaire portant mention de 17 condamnations, consommateur régulier d’alcool, de cocaïne et de cannabis) frappe un autre homme de 64 ans, un voisin (Y).

 

La tête de Y heurte une surface dure, vraisemblablement le sol.

 

Suite à une hémorragie méningée diffuse, Y meurt le lendemain des suites de ses blessures.

 

X a affirmé que Y lui aurait donné deux coups de poing en premier, alors que X sortait de l’ascenseur et sans aucune raison apparente.

 

Les médecins consultés en garde à vue ne relèvent aucune blessure ni doléance de X.

 

Seuls deux témoins, non entendus lors de l’instruction ni devant la Cour d’assises, affirment avoir été témoin de ces coups portés par Y.

 

X invoque donc la légitime défense.

 

Pour rappel, l’article 122-5 du Code pénal dispose que :

 

« N'est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui, sauf s'il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte. »

 

Le Juge d’instruction et le Parquet rejettent l’application de cette notion, au motif de l’absence de nécessité et de proportionnalité.

 

La Cour d’assises de Bobigny a déclaré X coupable de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner et condamné X à 6 ans d’emprisonnement.

 

La Cour d’assises de Bobigny a rejeté la légitime défense au motif de l’absence de nécessité et mettant en doute l’existence même des coups reçus par X.

 

La Cour d’assises d’appel de Créteil a déclaré X coupable de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner mais a retenu l’exception de légitime défense et acquitté X.

 

Bien entendu, la culpabilité ne faisait aucun doute, le coup donné à Y étant reconnu et le caractère non intentionnel du décès ne faisant pas l’objet de discussion.

 

Cependant, afin que le jury puisse apprécier cette question de la légitime défense, la leçon de droit fut indispensable de la part de l’Avocat Général et en défense principalement.

 

Le texte du Code pénal fut relu, les principes rappelés et la jurisprudence de la Chambre criminelle longuement lue.

 

Certes, ce travail est plus que nécessaire, mais est-il vraiment efficace ?

 

Comment un jury profane peut-il, après plusieurs jours de débats, intégrer cette notion technique et la jurisprudence, qui est lue en plaidoirie ?

 

Sachant que la jurisprudence fait l’objet d’interprétations et de discussions entre juristes, ce qui exclue forcément à un moment le jury du débat.

 

En première instance, il est clair que le Magistrat était lui-même convaincu de l’absence du critère de nécessité et, avec force et expérience, avait orienté le jury dans ce sens.

 

En appel, un Magistrat plus en retrait, n’a pas pu imposer cette notion à un jury plus nombreux, en fin de session et peut-être moins réceptif.

 

Quoiqu’il en soit, si le jury doit être « formé » à l’audience et en délibéré par les Magistrats, sur une question juridique délicate et forte de conséquences, on peut se poser la question de son efficacité à ce stade.

 

Il est évident que les débats sont forcément plus longs, fastidieux et pas forcément efficaces.

 

Le jury ne devrait-il pas se contenter de statuer sur la culpabilité et les Magistrats ne devraient-ils pas officiellement prendre le relai sur les autres questions plus techniques, telles que l’exonération de responsabilité et le quantum de la peine ?

Ce type de situation délicate amène à des décisions radicalement opposées et un aléa judiciaire plus grand, déjà important devant les Cours d’assises.

L’aléa peut être défini comme la tournure imprévisible que peut prendre un événement.

La roulette russe est un jeu de hasard potentiellement mortel consistant à mettre une cartouche dans le barillet d'un révolver, à tourner ce dernier de manière aléatoire (assez vite pour qu'on ne puisse pas suivre l'emplacement de la chambre chargée), puis à pointer le revolver sur sa tempe avant d'actionner la détente. Si la chambre placée dans l'axe du canon contient une cartouche, elle est alors percutée, et le joueur perd (il mourra ou sera grièvement blessé).

Cette tournure imprévisible me fait penser à une balle logée dans le barillet d’un revolver et qui peut partir sans que l’on puisse réellement prédire où, quand et contre qui.

Ainsi, la balle se dirige une fois contre l’accusé, condamné une première fois à 6 ans d’emprisonnement, et qui effectue deux ans de détention provisoire abusive.

Ainsi, la balle se retourne contre les parties civiles, famille de la victime directe, décédée.

Ainsi, la balle se retourne contre les citoyens/contribuables, qui ont du débourser :

  1. les frais de fonctionnement de deux Cours d’assises réunies six jours ;
  2. les honoraires des Avocats rémunérés par l’aide juridictionnelle ;
  3. l’indemnisation des victimes par le Fonds de Garantie, préalablement au procès ;
  4. les frais de deux ans de détention provisoire ;
  5. l’indemnisation de deux ans de détention provisoire jugée abusive ;

 

Dans cette affaire, qui n’est pas un cas isolé, la note est salée pour le contribuable, le budget de la Justice étant déjà plus que réduit.

Le contribuable est d’ailleurs la principale victime de ce type d’affaire puisqu’au final, les parties civiles sont indemnisées et l’accusé acquitté et aussi indemnisé, même si les deux parties ont à un moment souffert des verdicts rendus.

 

Certes, la Justice ne peut apporter une stabilité et une sécurité totale, l’aléa étant forcément présent, cependant, certaines questions juridiques ne devraient-elles pas être soumises à des professionnels formés et compétents afin d’y répondre en harmonie avec le droit ?