Par un revirement jurisprudentiel, le Conseil d’État admet désormais qu’un Maître d’ouvrage public puisse engager la responsabilité quasi-délictuelle d’un sous-traitant à une opération de travaux publics, sous certaines conditions (Conseil d’État, 7 décembre 2015, n°380419, Commune de Bihorel, publié au recueil Lebon).

Par une décision du 2 juin 2008 "Souscripteurs des Lloyd’s de Londres c/ Commune de Dainville" [1], et après de multiples revirements, le Tribunal des Conflits a reconnu aux juridictions administratives la compétence pour connaître de tout litige « né de l’exécution d’un marché de travaux publics et opposant des participants à l’exécution de ces travaux (…) sauf si les parties en cause sont unies par un contrat de droit privé », ce principe étant également applicable aux actions en responsabilité mises en œuvre par un Maître d’ouvrage public à l’encontre d’un sous-traitant, quel que soit le fondement juridique de l’action engagée [2], notamment, aux actions visant, pour le Maître de l’ouvrage, à engager la responsabilité quasi-délictuelle du sous-traitant [3].

Cependant, à la différence des juridictions judiciaires auparavant, les juridictions administratives, tout en se déclarant compétentes pour connaître de telles actions, les rejetaient comme irrecevables, et ce quel que soit le fondement de l’action en responsabilité engagée, au motif que « seules les personnes ayant passé avec le Maître de l’ouvrage un contrat de louage d’ouvrage peuvent être condamnées envers le Maître de l’ouvrage à réparer les conséquences dommageables d’un vice de cet ouvrage imputable à sa conception ou à son exécution ». [4]

Il existait donc, en la matière, un vide juridique, alors même que le Conseil d’État n’hésitait pas, en matière de responsabilité des constructeurs, à se référer, et désormais à viser, les dispositions du Code civil [5] – le Conseil d’État se réfère néanmoins « aux principes régissant la responsabilité décennale » des constructeurs.

Or, l’article 1792-4-2 du Code civil prévoit expressément la possibilité, sans exclure le Maître d’ouvrage, d’agir en responsabilité à l’encontre d’un sous-traitant, pendant un délai de dix ans à compter de la réception des travaux, pour les dommages affectant un ouvrage ou des éléments d’équipement indissociables d’un ouvrage, et, pendant un délai de deux ans à compter de la réception, pour les dommages affectant les autres éléments d’équipement (étant précisé que les actions en responsabilité engagées ne peuvent l’être sur le fondement de la responsabilité décennale, ni de la responsabilité biennale, dès lors que le sous-traitant n’a pas la qualité de « constructeur »).

Ce vide juridique pouvait s’avérer problématique pour les maîtres d’ouvrages publics en cas de défaillance de l’entrepreneur principal et lorsque les désordres pouvaient être imputés au moins pour partie au sous-traitant, lorsque l’entrepreneur n’avait pas souscrit d’assurance ou que les travaux échappaient au champ d’application de l’obligation d’assurance.

En outre, la persistance d’une telle jurisprudence créait un véritable déséquilibre dans la mise en jeu des responsabilités, le Maître d’ouvrage public pouvant, quant à lui voir sa responsabilité engagée à l’égard des sous-traitants dans le cadre de la mise en œuvre du paiement direct [6], ou encore, en cas de défaut d’agrément d’un sous-traitant dont la présence est connue du Maître d’ouvrage [7]

Après avoir reconnu la possibilité, pour un maître d’ouvrage public, de rechercher devant le juge administratif la responsabilité solidaire du fabricant sur le fondement de l’article 1792-4 du Code civil, alors même que le fabricant n’est pas lié au maître de l’ouvrage par un contrat de louage d’ouvrage [8], la Haute Juridiction administrative a reconnu, dans l’arrêt commenté du 7 décembre 2015, la possibilité pour un Maître d’ouvrage public d’engager la responsabilité des sous-traitants, et plus généralement, « des participants à une opération de construction avec lesquels il n’a pas conclu de contrat de louage d’ouvrage, mais qui sont intervenus sur le fondement d’un contrat conclu avec l’un des constructeurs » (sont également visés, notamment, les fournisseurs de matériaux), sur le terrain quasi-délictuel.

Toutefois, le Conseil d’État a posé trois conditions à l’engagement d’une telle action en responsabilité :

En premier lieu, une telle action est résiduelle. Le Conseil d’État a rappelé qu’en principe, si le maître d’ouvrage entend obtenir la réparation des conséquences dommageables d’un vice imputable à la conception ou à l’exécution d’un ouvrage, il lui appartient de diriger son action contre le ou les constructeurs avec lesquels il a conclu un contrat de louage d’ouvrage. La mise en cause de responsabilité des participants à une opération de construction avec lesquels le maître d’ouvrage n’a pas conclu de contrat de louage d’ouvrage ne peut ainsi être recherchée que dans le cas où la responsabilité du ou des cocontractants du maître de l’ouvrage ne pourrait pas être utilement recherchée.

En deuxième lieu, le Conseil d’État précise que le Maître d’ouvrage ne saurait se prévaloir de fautes résultant de la seule inexécution, par les personnes intéressées, de leurs propres obligations contractuelles. Ainsi, le maître d’ouvrage public ne peut invoquer, dans le cadre d’une telle action en responsabilité quasi-délictuelle dirigée à l’encontre d’un sous-traitant, la méconnaissance des stipulations du contrat de sous-traitance.

Il peut en revanche invoquer, notamment, la violation des règles de l’art ou la méconnaissance de dispositions législatives et réglementaires.

En l’espèce, faisant application de cette condition, le Conseil d’État a considéré que la Cour d’appel de Douai n’avait pas commis d’erreur de droit en jugeant que la commune n’était pas fondée à rechercher la condamnation, sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle, de la société sous-traitante, dès lors qu’elle se bornait à invoquer la méconnaissance du contrat conclu entre ce sous-traitant et l’entrepreneur.

En dernier lieu, seuls les désordres de nature à compromettre la solidité de l’ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination peuvent donner lieu à une telle action, le Conseil d’État précisant que « le Maître d’ouvrage ne saurait rechercher la responsabilité de participants à l’opération de construction pour des désordres apparus après la réception de l’ouvrage et qui ne sont pas de nature à compromettre la solidité de l’ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination  ».

Reste donc à déterminer si les conditions de mise en œuvre d’une telle action sont limitées au champ d’application de la garantie décennale, ou si des désordres qui n’entreraient pas dans ce champ d’application, car visibles à la réception, pourraient donner lieu à une telle action, dès lors qu’ils seraient de nature à compromettre la solidité de l’ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination.

Si cet arrêt doit être salué, en ce qu’il vient combler un vide juridique qui perdurait depuis de nombreuses années, une unification complète de la compétence du juge administratif pour connaître des litiges opposant les différents acteurs en matière de travaux publics serait toutefois souhaitable.

Pour rappel, le juge judiciaire est notamment compétent pour connaître des actions en responsabilité contractuelle ou délictuelle des constructeurs de premier rang et des sous-traitants les uns envers les autres, ainsi que des actions directes engagées par la personne publique à l’encontre de l’assureur d’un constructeur de premier rang ou de son sous-traitant, et ce, alors même que l’appréciation de la responsabilité de son assuré dans la réalisation du fait dommageable relèverait de la juridiction administrative. [9]

Cette répartition entre les deux ordres de juridictions n’est pas sans complexifier procéduralement et stratégiquement ce type de contentieux déjà technique, et rallonge inutilement les délais de jugement, au détriment de l’intérêt des parties et d’une justice efficiente.

Notes :

 

[1] n° 3621.

[2] Tribunal des Conflits, 28 mars 2011, n° C3773, Commune de La Clusaz.

[3] Tribunal des Conflits, 8 juin 2009, n° 3678, Communauté de communes Jura Sud.

[4] Conseil d’Etat, 30 juin 1999, n° 163435, Cne Voreppe ; Conseil d’Etat, 25 juin 2004, n°221563 ; CAA Marseille, 30 mai 2005, n° 00MA01310 ; CAA Nantes, 2 février 2006, n° 04NT00098 ; CAA Nancy, 16 novembre 2006, n° 03NC00758 ; CAA Paris, 5 juin 2007, n° 05PA04209 ; CAA Bordeaux, 5 mai 2009, n° 08BX01238, Sté Eiffage Construction CAA Nantes, 27 septembre 2012, n°11NT02234 ; CAA Lyon, 12 février 2015, n°13LY02646.

[5] Conseil d’Etat, 15 avril 2015, n°376229.

[6] CAA Bordeaux 12 décembre 1995, n° 94BX01680 et 94BX01693 ; Conseil d’Etat, 17 décembre 1999, n° 177806, Société d’aménagement de Lot-et-Garonne et Ville d’Agen.

[7] Conseil d’Etat, 7 novembre 1980, n° 12060, Société Schmid-Valenciennes ; CE, 23 avril 1986, n° 61755, Société Hélios Paysage ; CE 6 mai 1988, n° 51338, Ville de Denain ; CAA de Lyon, 12 décembre 1990, n° 89LY00496, Commune d’Yzeure.

[8] Conseil d’Etat, 21 octobre 2015, n°385779.

[9] cf. article L.124-3 et L.243-7 du Code des assurances ; Cass.civ.1ère, 27 janvier 2004, n°02-12972 ; Cass. Civ.2ème, 15 mai 2008, n°06-19.737 ; TC, 19 novembre 2012, n°C3855 ; TC, 18 mars 2013, N°3891.


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