Par une décision du 4 octobre 2024, le Conseil constitutionnel consacre un nouveau droit de la défense des agents publics poursuivis disciplinairement (décision n° 2024-1105 QPC du 4 octobre 2024, M. Yannick L.).
Cette nouvelle garantie des droits de la défense est le fruit d’une longue et âpre dispute devant les juges, tranchée désormais clairement par le juge constitutionnel dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC, en application des dispositions de l’article 61-1 de la Constitution).
I – LE DROIT DE NE PAS S’AUTO-INCRIMINER : DE LA PROCEDURE PENALE A LA PROCEDURE DISCIPLINAIRE
Il résulte des dispositions de l’article 9 de la Déclaration des Droits de l’Homme (DDH) et du Citoyen de 1789 relatif à la présomption d’innocence que « Nul n’est tenu de s’accuser ».
Le Conseil Constitutionnel avait déjà reconnu à ce principe une valeur constitutionnelle (décision n° 2004-492 DC du 2 mars 2004, Loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, considérant 110).
Par la suite, il avait précisé que de ce droit de ne pas s’accuser découle un « droit de se taire » en faveur de la personne mise en cause (décision n° 2016 – 594 QPC du 4 novembre 2016, Madame Sylvie T, paragraphe 5).
Appliqué en matière pénale, ce principe a été étendu au gré des contentieux, au droit disciplinaire.
Longtemps, le juge administratif a écarté l’application de cette garantie au droit disciplinaire. Ainsi, dernièrement, il avait jugé que ce droit n’avait vocation à s’appliquer que dans le cadre d’une procédure pénale, à l’exclusion de procédures administratives disciplinaires (CE 3 juin 2023, req. n° 473249).
Toutefois, il a été déjugé par le Conseil constitutionnel quelques mois plus tard.
Le domaine de ce droit de se taire a enfin été précisé par ce dernier dans sa décision du 8 décembre 2023 (n° 2023 – 1074 QPC) par laquelle il a jugé que ce principe s’applique dans le cadre d’une procédure disciplinaire, en l’espèce introduite à l’encontre d’un notaire.
Il a ainsi jugé que ces « exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Elles impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire ».
Ce manquement au droit de la défense a été appliqué récemment par le juge des référés du Tribunal administratif de Cergy Pontoise, concernant une procédure disciplinaire engagée à l’encontre d’un chauffeur de taxi.
Le juge a considéré que l’absence d’information du droit de se taire devant la Commission de discipline des conducteurs de taxis a entaché la décision « d’un vice dans la procédure administrative préalable ».
Cette information constituant une garantie, son absence a été jugée comme étant de nature à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision disciplinaire (TA Cergy Pontoise, Ordonnance de Référé Monsieur X 1er février 2024, req. n° 2400163).
Plus récemment encore, la Cour administrative d’appel de Paris a appliqué ce principe dans le cadre d’une procédure disciplinaire de la fonction publique (CAA Paris 2 avril 2024, req. n° 22PA03578).
Le Juge administratif a annulé une sanction prise à l’encontre d’un fonctionnaire intervenue en méconnaissance du droit de conserver le silence. Il a jugé que le principe dégagé par le Conseil constitutionnel comme découlant du droit de ne pas s’auto-incriminer impose à l’autorité disciplinaire d’informer la personne faisant l’objet de poursuites disciplinaires, avant qu’elle soit entendue sur les manquements qui lui sont reprochés, du droit qu’elle a de se taire.
II – LA DECISION DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL DU 4 OCTOBRE 2024
Le Conseil constitutionnel consacre enfin le droit au silence des fonctionnaires poursuivis disciplinairement, sur le même fondement que dans ses décisions précédentes, le droit de ne pas s’auto incriminer, au visa de l’article 9 de la constitution.
M. Yannick L., sapeur-pompier, avait fait l’objet d’une sanction de rétrogradation qu’il a contestée devant le tribunal administratif de Nantes, soulevant à cette occasion une question prioritaire de constitutionnalité tendant à ce que les dispositions de la loi du n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires et celles de l’article L. 532-4 du Code général de la fonction publique relatives aux droits des fonctionnaires dans le cadre d’une procédure disciplinaire engagée à leur encontre soient déclarées non conformes aux dispositions de l’article 9 de la DDH
Saisi de cette demande, le Conseil d’état a renvoyé la QPC au Conseil constitutionnel, tirant ainsi les conséquences de ses dernières décisions (CE 4 juillet 2024, req. n° 493367).
1 – Sur le principe
Sur le principe, ce dernier constate, de première part, que les dispositions de la loi statutaire contestées sont abrogées, et qu’il n’y a donc plus lieu à statuer.
S’agissant, de seconde part, des dispositions de l’article L. 532-4 du CGFP, il constate que ce texte prévoit bien le droit pour l’agent qui fait l’objet d’une procédure disciplinaire d’être informé de son droit à obtenir communication de l’intégralité de son dossier individuel, mais ne fait pas état de son droit au silence, alors qu’au cours de son audition il est susceptible de reconnaitre des manquements, pouvant être portés à la connaissance de l’autorité investie du pouvoir de sanction :
« 9. Aux termes de l’article 9 de la Déclaration de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Elles impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire. »
Il déclare donc non conforme à l’article 9 de la DDH ce texte en tant qu’il ne prévoit pas cette garantie qui impose l’information à l’agent de son droit de se taire pour ne pas s’auto incriminer, en ces termes :
« 13. Il résulte des articles 19 de la loi du 13 juillet 1983 et L. 532-5 du code général de la fonction publique que le fonctionnaire poursuivi ne peut faire l’objet d’une sanction disciplinaire autre que celles classées dans le premier groupe qu’après consultation d’un Conseil de discipline devant lequel il est convoqué. Lorsqu’il comparaît devant cette instance, le fonctionnaire peut être amené, en réponse aux questions qui lui sont posées, à reconnaître les manquements pour lesquels il est poursuivi disciplinairement.
14. Or, les déclarations ou les réponses du fonctionnaire devant cette instance sont susceptibles d’être portées à la connaissance de l’autorité investie du pouvoir de sanction.
15. Dès lors, en ne prévoyant pas que le fonctionnaire à l’encontre duquel une procédure disciplinaire est engagée doit être informé de son droit de se taire, les dispositions contestées méconnaissent les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Par conséquent, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres griefs, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution. »
2 – Sur le champ d’application de ce droit de se taire aux agents publics
Le Conseil constitutionnel était saisi des dispositions législatives relative à la procédure disciplinaire applicable aux fonctionnaires, entendu par le Conseil de discipline.
Cette garantie devrait être étendue au bénéfice de tous les agents publics, tout particulièrement les agents contractuels, dès lors qu’ils sont entendus préalablement à une sanction disciplinaire.
3 – Sur l’application de ce principe dans le temps
Pour ne pas priver les agents publics des garanties d’information de leur droit à obtenir communication de leur dossier individuel consacré à l’article L. 532-4 du code général de la fonction publique (CGFP), le Conseil constitutionnel déclare l’inconstitutionnalité de ce texte tout en différant les effets au 1er octobre 2025, donnant ainsi près d’une année au législateur pour introduire ce droit dans le code.
Toutefois, le Conseil précise qu’elle peut être invoquée dans les instances d’ores et déjà introduites et non définitivement jugées.
En d’autres termes, cette déclaration d’inconstitutionnalité emporte sur toutes les procédure disciplinaires et juridictionnelles un effet rétroactif. Le manquement à l’obligation d’information des fonctionnaires de leur droit de garder le silence au cours d’une procédure disciplinaire devrait donc être immédiatement appliqué et les contestations en cours sanctionnées.
4 – Sur la sanction de l’obligation d’informer l’agent du droit qu’il a de se taire
Le Conseil rattache ce droit non seulement au principe pour toute personne de ne pas s’auto incriminer découlant de l’article 9 de la DDH, mais également aux stipulations de l’article 34 en tant que « la loi fixe les règles concernant … les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires et militaire de l’Etat ».
Ce faisant, le juge constitutionnel qualifie ce droit de garantie fondamentale.
Cette qualification ne fait guère de doutes en l’espèce.
En effet, le droit à communication du dossier, prescrit par les mêmes dispositions législatives, constitue lui-même une garantie fondamentale (C.E 21 juin 1996, Commune de Buchères, n°140775, au rec. ; C.E 30 octobre 1995, req. n°126121 ; C.E 12 juillet 1995, Commune de Saint-Joseph, req. n°117921 ; CAA paris 4 mars 2024, req. n° 22PA03904).
La méconnaissance de cette obligation constitue une violation des garanties des droits de la défense qui vicie irrémédiablement la procédure disciplinaire et abouti à l’annulation de la sanction prononcée à son issue.
Elle a ainsi été privée d’une garantie essentielle. Elle est insusceptible d’être régularisée, en application du principe dégagé par la Haute Juridiction administrative (CE ass. 23 déc. 2011, req. n° 335033 : Publié au rec.).
5 – Et lors d’une enquête administrative interne ?
Ni le juge administratif, ni le Conseil constitutionnel ne se sont prononcés sur l’obligation à ce stade d’informer l’agent objet des attentions de l’autorité administrative dans le cadre d’une enquête interne de son droit de se taire.
En revanche, il est clairement établi que l’enquête interne ne constitue pas une procédure disciplinaire, que les droits de la défense ne s’appliquent donc pas, ni le droit à communication du dossier, ni assistance d’un avocat ou d’une autre personne (CE 21 août 2019, M. D. C.-A, req. n° 415334).
Cependant, on constatera que le Conseil constitutionnel de se réfère pas aux droits de la défense pour fonder sa décision, mais au droit de toute personne de ne pas s’incriminer.
On pourrait donc concevoir que ce droit d’information de l’agent à garder le silence durant une enquête interne le concernant devrait être respecté à ce stade.
Surtout, le juge communautaire a d’ores et déjà prescrit cette obligation s’agissant de la conduite des enquêtes internes en droit économique, dès lors que les personnels sont de l’enquête pour des faits « passibles d’une sanction à caractère pénal ou susceptible de revêtir une qualification pénale » (CJUE, Grande Chambre, 2 février 2021, DB c/ Commissione Nazionale per le Societa et la Borsa, aff. C-481/19).
Cette nouvelle garantie du droit au silence de l’agent public poursuivi pour faute disciplinaire, voire pour tout agent visé par une enquête interne pour des faits délictueux doit donc être assurée.
Cette décision consacre une nouvelle garantie pour les agents publics, qui s’inscrit dans un mouvement permanent d’extension de leurs droits, qui n’est cependant pas achevé.
En attendant, l’application immédiate et l’invocabilité de ce droit sont source d’insécurité pour les procédure engagées et décisions prononcées, ce que les employeurs publics regretteront naturellement, et les agents publics loueront tout autant.
Fait à Paris, le 10 octobre 2024
Delphine KRUST
Avocate à la Cour
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