La question des droits de la défense dans les enquêtes internes conduit à une tension permanente entre deux exigences : d’une part, l’efficacité de l’action administrative, qui doit pouvoir réagir rapidement aux signalements et dysfonctionnements ; d’autre part, le respect des garanties fondamentales des agents publics. Or cette tension est accentuée par l’absence de véritable cadre juridique dédié aux enquêtes administratives, comme l’a encore montré Samuel Deliancourt dans son étude récente sur la « Vaine recherche d’un cadre juridique » des enquêtes administratives¹. En miroir, Marie-Anne Frison-Roche, dans ses travaux sur la compliance et les droits de la défense, insiste sur l’illusion dangereuse du « séquençage » procédural, qui prétend isoler artificiellement l’enquête interne des suites disciplinaires et pénales².

La confrontation de ces deux perspectives invite à repenser en profondeur la manière dont l’administration publique conçoit ses enquêtes internes : celles-ci ne doivent plus être un simple prélude, mais déjà le lieu d’application des droits fondamentaux.

 

1. Une enquête sans cadre normatif contraignant

Comme le souligne Samuel Deliancourt, l’enquête interne dans les services de ressources humaines constitue un simple élément de preuve et, comme toute preuve, celle-ci est libre, soumise seulement au principe de loyauté. L’administration dispose d’une liberté totale pour ouvrir, ou non, une enquête interne. Celle-ci ne relève ni d’une obligation légale ni d’un régime précis : il s’agit d’une mesure préparatoire, qualifiée par la jurisprudence de mesure d’ordre intérieur, insusceptible de recours³. L’agent concerné ne peut donc exiger l’ouverture d’une enquête ni contester son déroulement.

Cette absence de cadre, qui peut sembler paradoxale dans un État de droit, présente un double visage. D’un côté, elle offre une grande souplesse et permet aux employeurs publics de réagir rapidement face à des situations sensibles (harcèlement, manquement grave, imputabilité d’un accident). Mais de l’autre, elle expose à un risque majeur : l’atteinte aux garanties fondamentales de la personne mise en cause, privée d’un cadre clair définissant ses droits.

 

2. Le séquençage procédural : une fiction dangereuse

C’est précisément ce que dénonce Marie-Anne Frison-Roche : considérer l’enquête interne comme une simple opération « ex ante », indépendante des procédures ultérieures, revient à nier sa fonction réelle⁴. L’enquête interne n’est pas un exercice neutre de collecte d’informations : elle constitue un moment déterminant, dont les résultats alimenteront potentiellement une procédure disciplinaire, voire pénale.

Or, maintenir l’idée d’un découpage rigide du temps – enquête d’abord, droits de la défense ensuite – revient à bâtir une fiction procédurale. Le droit doit au contraire « circuler dans le temps » : dès lors qu’une enquête interne peut déboucher sur une sanction, il est impératif que les droits de la défense s’y appliquent immédiatement⁵. À défaut, l’administration prend le risque d’une fragilisation contentieuse et d’une suspicion de partialité.

 

3. La place du droit de se taire : un pivot fondamental

Le droit de se taire illustre parfaitement cette nécessité d’anticipation. Le Conseil constitutionnel a reconnu de longue date les droits de la défense comme des principes fondamentaux à valeur constitutionnelle (décision du 2 décembre 1976, n° 76-70 DC ; décision du 13 août 1993, n° 93-325 DC)⁶. Le Conseil d’État, pour sa part, a longtemps repoussé l’application de ces droits à la phase disciplinaire stricto sensu, estimant qu’ils n’avaient pas vocation à s’appliquer lors de la phase d’enquête⁷.

Or, cette position nationale est aujourd’hui fragilisée par les exigences européennes. Dans son arrêt Consob du 2 février 2021 (CJUE, C-481/19), la Cour de justice a affirmé qu’une autorité de régulation, dès lors qu’elle conduit une enquête susceptible de déboucher sur une sanction, doit informer la personne visée de son droit de se taire⁸. Ce principe, destiné à garantir la loyauté de la preuve et la protection des droits fondamentaux, ne saurait s’arrêter aux frontières des autorités financières. Il doit irriguer toute enquête interne, y compris en matière de ressources humaines de la fonction publique.

Ainsi, le silence de l’agent ne saurait être interprété comme un aveu, mais bien comme l’exercice légitime d’un droit fondamental.

 

 

4. Pour une cohérence entre intérêt général et garanties individuelles

Certes, l’administration a le devoir de protéger l’intérêt général, de prévenir le harcèlement et d’assurer le bon fonctionnement du service. Mais cette mission ne peut s’accomplir au détriment des droits individuels. Loin de s’opposer, ces deux impératifs doivent être articulés. Comme le rappelle Frison-Roche, l’intérêt général de la compliance ne peut se construire qu’en intégrant pleinement les droits de la défense⁹.

Il s’agit donc de reconnaître que l’enquête interne n’est pas un espace « hors droit », mais un moment juridiquement sensible, où l’administration doit conjuguer efficacité et respect des garanties constitutionnelles. La loyauté de la preuve, déjà imposée par la jurisprudence administrative (CE, 9 juillet 2010, M. Ganem, n° 308615), doit s’accompagner de l’information explicite du droit de se taire.

 

L’étude de Samuel Deliancourt montre l’état des lieux : une enquête administrative dépourvue de cadre contraignant, mais largement utilisée. L’analyse de Marie-Anne Frison-Roche indique la voie : dépasser le séquençage artificiel qui repousse toujours plus loin l’application des droits fondamentaux.

Si l’on veut concilier efficacité administrative et État de droit, il faut accepter que les enquêtes internes fassent pleinement entrer les droits de la défense dans leur champ. Le respect du droit de se taire en est la traduction la plus claire. Plus qu’une contrainte, il constitue une garantie de légitimité, assurant que l’enquête, tout en poursuivant l’intérêt général, demeure fidèle aux principes qui fondent notre ordre juridique.