La Cour de cassation, dans un important et didactique arrêt en date du 25 novembre 2020, revient sur sa jurisprudence jusqu’alors bien établie selon laquelle et en vertu des dispositions de l’article 121-1 du Code pénal, la société absorbante ne pouvait pas être poursuivie en raison les infractions pénales commises par la société absorbée avant sa fusion.

Un tel revirement de jurisprudence aura naturellement des impacts du point de vue de la responsabilité pénale, mais ce revirement aura également de fortes incidences pratiques dans le cadre des opérations de M&A.

I. Un alignement de la responsabilité pénale des personnes morales avec la réalité économique et juridique

A. L’application erronée d’une vision « anthropomorphique » de la responsabilité pénale des personnes morales

Depuis deux arrêts fondateurs rendus par la chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 20 juin 2000 et du 14 octobre 2003, la chambre criminelle estimait que le mécanisme de fusion-absorption faisait perdre à la société absorbée son existence juridique.

Pour fonder son raisonnement, la chambre criminelle optait pour une vision anthropomorphique de la personnalité morale. En effet, sur le fondement de l’article 121-1 du Code pénal disposant que « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait » et de l’article 6 du Code de procédure pénale, le décès d’une personne physique emporte l’extinction de l’action publique. La chambre criminelle de la Cour de cassation transposait l’application de ces textes aux personnes morales, et en déduisait que le « décès » d’une personne morale intervenait au moment où celle-ci perdait son existence juridique. Appliquée au cas particulier de la fusion-absorption, la chambre criminelle estimait qu’en raison de l’absorption de la société par une autre entité juridique, la société absorbée « décédait », la société absorbante ne pouvant alors plus être poursuivie pour les infractions commises par la société absorbée.

Cette solution était appliquée de façon constante par la chambre criminelle de la Cour de cassation, et fut réitérée dans un arrêt en date du 29 juin 2016 (n°16-90.009), aux termes duquel elle avait même refusé de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, au motif que « l’absence de transfert de la responsabilité pénale de la personne morale absorbée à l’occasion d’une opération de fusion-absorption ne saurait porter atteinte aux principes de légalité et de sécurité juridique ».

De même, dans un très récent arrêt du 7 janvier 2020 (n°18-86.293), la chambre criminelle confirmait sa position.

Toutefois, la position de la chambre criminelle était difficilement compréhensible. En effet, s’il était admis que l’actif et le passif de la société absorbée était bien transmis à la société absorbante, sa responsabilité pénale, elle, ne l’était pas. Cette position était d’autant plus compliquée à maintenir dès lors que, dans le même temps, la chambre commerciale, le Conseil constitutionnel (QPC n° 2016-542 du 18 mai 2016) et le Conseil d’Etat (CE 22 novembre 2000, n°207697) estimaient qu’en matière d’amende civile en matière de droit de concurrence ou de sanctions pécuniaires rendues par une autorité administrative, la société absorbante pouvait voir sa responsabilité engagée pour des faits commis par la société absorbée.

Toutefois, cette vision anthropomorphique ne correspond guère à la réalité économique, l’article L. 236-3 du Code de commerce disposant ainsi qu’en matière de fusion-absorption, la dissolution de la société absorbée n’entraine pas sa liquidation.

B.    L’abandon de la vision anthropomorphique de la responsabilité de la personne morale sur le fondement du droit européen

La Cour de cassation, dans son arrêt en date du 25 novembre 2020, prend le contrepied de sa jurisprudence antérieure et opère un revirement de jurisprudence, affirmant de manière limpide que l’« approche anthropomorphique de l’opération de fusion-absorption doit être remise en cause car, d’une part, elle ne tient pas compte de la spécificité de la personne morale qui peut changer de forme sans être liquidée et, d’autre part, elle est sans rapport avec la réalité juridique ».

Pour fonder sa nouvelle interprétation de l’article 121-1 du Code pénal, la Cour de cassation se fonde sur le droit européen alors même que la chambre criminelle avait refusé de suivre, 5 ans plutôt, un arrêt rendu par la CJUE dans lequel la Cour avait jugé que la fusion par absorption entrainait la transmission à la société absorbante de l’obligation de payer l’amende infligée après cette fusion pour des infractions commises en droit du travail (CJUE, 5 mars 2015, Modelo Continente Hipermercados SA c/Autoridade para as Condições de Trabalho, C-343/13).

C’est ainsi sur le fondement d’un arrêt rendu par la CEDH le 24 octobre 2019 (CEDH, 24 octobre 2019, n°37858/14, Carrefour France c/ France), que la chambre criminelle décide d’abandonner son interprétation anthropomorphique. La chambre criminelle, reprend les arguments de la CEDH et estime qu’il existe une continuité économique entre la société absorbée et la société absorbante, la société absorbée n’étant pas « autrui » à l’égard de la société absorbante, et qu’en conséquence l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme « ne s’oppose pas à ce que l’article 121-1 du Code pénal soit désormais interprété comme permettant que [la société absorbante] soit condamnée pénalement pour les faits constitutifs d’une infraction commise par la [société absorbée] avant l’opération de fusion ».

II. Analyse des incidences pratiques du revirement de jurisprudence

A. Un revirement de jurisprudence aux effets strictement encadrés par la chambre criminelle

Ayant pleinement conscience de l’importance de son revirement et des conséquences qui en découleront, la chambre criminelle a souhaité encadrer strictement les effets de son revirement.

Premièrement, en s’appuyant sur la directive 78/855/CEE relative à la fusion des sociétés anonymes, la chambre criminelle semble limiter les effets de sa jurisprudence uniquement aux opérations de fusion-absorption. Les opérations de scissions ne semblent donc pas être visées par ce revirement de jurisprudence. De plus, en ne visant que la directive relative aux « fusions des sociétés anonymes », la chambre criminelle semble vouloir limiter les effets de sa jurisprudence aux sociétés anonymes et plus largement, à notre avis, aux sociétés par actions. Les SARL seraient ainsi exclues du champ d’application de ce revirement de jurisprudence. Le paragraphe 35 de l’arrêt est d’ailleurs assez clair sur ce point puisque la chambre criminelle vise bien l’hypothèse d’une « fusion-absorption d’une société par une autre entrant dans le champ de la directive ».

Par ailleurs, la chambre criminelle semble également limiter son revirement de jurisprudence aux cas où la société absorbante coupable des faits est condamnée à « une peine d’amende ou de confiscation » (paragraphe 37).

Enfin, la chambre criminelle indique clairement afin d’éviter de porter atteinte au principe de prévisibilité juridique découlant de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme que son revirement de jurisprudence ne s’appliquera « qu’aux opérations de fusions conclues postérieurement » au 25 novembre 2020.

Une telle jurisprudence divergente en fonction du type d’opération ou de société en cause pourrait, selon nous, encore être amenée à évoluer à plus ou moins long terme.

La chambre criminelle rappelle toutefois que ces garde-fous cèdent dans l’hypothèse où la fusion a été réalisée dans l’unique but de frauder la loi et ce en accord avec le fameux adage fraus omnia corrumpit.

B. Un revirement de jurisprudence ayant de fortes incidences pratiques dans le cadre des opérations de M&A

Cet arrêt didactique aura des conséquences majeures lors des opérations de M&A et ce d’autant plus qu’actuellement les sociétés voient leur responsabilité pénale de plus en plus fréquemment engagée en raison des infractions commises par celles-ci dans des domaines aussi divers que le droit pénal, le droit financier, le droit du travail, et désormais le droit de l’environnement.

En conséquence, le conseil M&A devra porter une attention particulière aux divers risques pénaux qui pourraient être identifiés au sein de la société cible lors de ses opérations d’audits. La tâche sera d’autant plus ardue pour le conseil que la majorité des infractions pénales ne relèvent pas de l’évidence et sont occultées. En pratique, il conviendra donc de renforcer les déclarations et garanties au sein des contrats d’acquisition même si, bien évidemment, tous les risques ne pourront être entièrement couverts par le biais de déclarations de plus en plus larges.

Comme indiqué plus haut, les garde-fous posés par la chambre criminelle notamment en fonction de la nature de l’opération et/ou de la société nous semblent difficilement tenables à long terme, tant est si bien que, dans une approche prudente, il conviendrait de dresser lors des audits la carte des éventuels risques en matière pénale aussi bien pour les opérations de scission que pour les autres types de sociétés.