Depuis quelques mois, une prise de position en faveur des fournisseurs à la tête de réseaux de distribution sélective semble se dégager en ce qui concerne la licéité de clauses interdisant la revente sur internet, notamment sur marketplaces. Ces prises de position pourraient inciter les fournisseurs à accentuer la pression sur les revendeurs hors réseau sur internet. Il est donc utile de rappeler quelles sont les conditions de la mise en jeu de la responsabilité du distributeur sur internet.

1. Preuve préalable de la licéité du réseau

Afin d’engager la responsabilité de ces distributeurs hors réseau, quel que soit le fondement retenu, le fournisseur devra d’abord prouver la licéité de son réseau de distribution sélective au regard des règles de la concurrence. Les Tribunaux examinent successivement le respect par le contrat de distribution sélective de l’article 101 §1 du TFUE (1.1) et la vérification de l’exemption accordée à l’accord conformément au règlement (1.2).

1.1 Le réseau de distribution sélective mis en place doit respecter l’article 101, paragraphe 1, du TFUE

Ainsi, notamment, le réseau doit être justifié par la nature du produit (exemple : produits de luxe ou bénéficiant d’une technicité particulière), les critères de sélection doivent être objectifs, qualitatifs, fixés de manière uniforme et appliqués de manière non discriminatoire, et les critères ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire.

Sur ce point, une controverse existe sur le caractère anticoncurrentiel ou non d’une clause qui interdirait de façon générale la revente de produits soumis à distribution sélective sur des places de marché. Toutefois, après des années d’indécision, les dernières évolutions jurisprudentielles, tant de la Cour de Cassation que de la CJUE, vont dans le sens de la reconnaissance de la validité de telles clauses.

  • Arrêt Caudalie (Cass. 13 septembre 2017)

Par un arrêt du 13 septembre 2017, la Cour de cassation a énoncé qu’un fournisseur à la tête d’un réseau de distribution sélective pouvait légitimement interdire la commercialisation de ses produits sur une marketplace.

L’affaire opposait la société Caudalie, fabricant de produits cosmétiques à la tête d’un réseau de distribution sélective composé de pharmacies agréées, à la plateforme de vente en ligne 1001 Pharmacies (détenue par la société eNova Santé). Pour rappel, à la fin de l’année 2014, la société Caudalie avait assigné la société eNova Santé en référé devant le Tribunal de commerce de Paris, invoquant un trouble manifestement illicite résultant de la vente de ses produits sur la plateforme de vente en ligne 1001 Pharmacies. La société Caudalie considérait en effet que la vente de ses produits sur cette plateforme non-agréée constituait une violation de son réseau de distribution sélective, sur le fondement de l’article L.442-6-I-6° du Code de commerce. Le 31 décembre 2014, le Tribunal de commerce de Paris avait enjoint à la société eNova Santé de cesser toute commercialisation des gammes de produits de marque Caudalie et de supprimer toute référence à ces produits sur le site internet « http://www.1001pharmacies.com », de supprimer tout référencement et tout lien avec d’autres sites renvoyant vers son serveur et faisant référence aux gammes de produits de marque Caudalie et de supprimer toutes les reproductions de photographies et de descriptifs appartenant à la société Caudalie sur le site Internet. Le 2 février 2016, la Cour d’appel avait toutefois estimé qu’il n’y avait pas lieu à référé au motif qu’il existait un faisceau d’indices sérieux et concordants tendant à établir que l’interdiction faite par Caudalie à ses distributeurs de commercialiser ses produits sur des plateformes de vente en ligne était susceptible de constituer une restriction de concurrence caractérisée privant le trouble allégué par Caudalie de tout caractère manifestement illicite. Le 13 septembre 2017, la Cour de cassation a décidé de casser et d’annuler cet arrêt au motif que la Cour d’appel de Paris n’a pas « expliqué en quoi les décisions auxquelles elle se référait étaient de nature à écarter l’existence d’un trouble manifestement illicite résultant de l’atteinte au réseau de distribution sélection de la société Caudalie, dont la licéité avait été admise par la décision n°07-D-07 du 8 mars 2007 du Conseil de la concurrence, qui n’avait pas fait l’objet de révision ». La société Caudalie est donc bien fondée à réclamer le retrait de ses produits sur la plateforme de vente en ligne 1001 Pharmacies.

  • Arrêt Coty CJUE 6 décembre 2017

Dans cette affaire, il était question d’une clause interdisant la revente de produits sélectifs (parfums) sur une plateforme tierce (en l’occurrence, Amazon). Dans ce cadre, une juridiction allemande a interrogé la CJUE qui a répondu aux questions suivantes :

1) Les systèmes de distribution sélective relatifs à la distribution de produits de luxe et de prestige et visant principalement à préserver l’“image de luxe” desdits produits constituent-ils un élément de concurrence conforme à l’article 101, paragraphe 1, TFUE ?

[…]Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que l’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens qu’un système de distribution sélective de produits de luxe visant, à titre principal, à préserver l’image de luxe de ces produits est conforme à cette disposition, pour autant que le choix des revendeurs s’opère en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif, fixés d’une manière uniforme à l’égard de tous les revendeurs potentiels et appliqués de façon non discriminatoire, et que les critères définis n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire.

2) En cas de réponse affirmative à la première question, l’interdiction absolue, faite aux membres d’un système de distribution sélective qui opèrent en tant que détaillants sur le marché, d’avoir recours de façon visible à des entreprises tierces pour les ventes par Internet, sans considération de la question de savoir s’il est concrètement porté atteinte aux exigences légitimes du fabricant en termes de qualité, peut-elle être considérée comme un élément de concurrence conforme à l’article 101, paragraphe 1, TFUE ?

[…]Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la deuxième question que l’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une clause contractuelle, telle que celle en cause au principal, qui interdit aux distributeurs agréés d’un système de distribution sélective de produits de luxe visant, à titre principal, à préserver l’image de luxe de ces produits de recourir de manière visible à des plateformes tierces pour la vente sur Internet des produits contractuels, dès lors que cette clause vise à préserver l’image de luxe desdits produits, qu’elle est fixée d’une manière uniforme et appliquée d’une façon non discriminatoire, et qu’elle est proportionnée au regard de l’objectif poursuivi, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier.

3) L’article 4, sous b), du règlement no 330/2010 doit-il être interprété en ce sens que l’interdiction faite aux membres d’un système de distribution sélective, qui opèrent en tant que détaillants sur le marché, d’avoir recours de façon visible à des entreprises tierces pour les ventes par Internet constitue une restriction par objet de la clientèle du détaillant ?

4) L’article 4, sous c), du règlement no 330/2010 doit-il être interprété en ce sens que l’interdiction faite aux membres d’un système de distribution sélective, qui opèrent en tant que détaillants sur le marché, d’avoir recours de façon visible à des entreprises tierces pour les ventes par Internet constitue une restriction par objet des ventes passives aux utilisateurs finals ? »

[…] L’article 4 du règlement (UE) no 330/2010 de la Commission, du 20 avril 2010, concernant l’application de l’article 101, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées, doit être interprété en ce sens que, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, l’interdiction faite aux membres d’un système de distribution sélective de produits de luxe, qui opèrent en tant que distributeurs sur le marché, d’avoir recours de façon visible à des entreprises tierces pour les ventes par Internet, ne constitue pas une restriction de la clientèle, au sens de l’article 4, sous b), de ce règlement, ni une restriction des ventes passives aux utilisateurs finals, au sens de l’article 4, sous c), dudit règlement.

1.2  Le réseau doit bénéficier de l’exemption prévue par le Règlement 1217/2010 du 14 décembre 2010

En effet, il faut rappeler qu’un réseau de distribution sélectif est, par nature, restrictif de concurrence. Un accord vertical tel qu’un contrat de distribution sélective ne peut donc être exempté que s’il bénéficie des dispositions du règlement d’exemption soit notamment :

  • la part de marché du fournisseur est inférieure à 30% ;
  • l’accord ne contient pas de « restrictions caractérisées » de concurrence. A titre d’exemple

C’est l’analyse à laquelle se livrent traditionnellement les tribunaux, comme dans l’affaire Brandalley c/ Coty, dans l’arrêt du 29 juin 2016 (RG 14/00335), intéressant d’ailleurs dans la mesure où Coty, qui attaquait un pure player sur le fondement d’une violation de son réseau de distribution sélective, n’a pas réussi à démontrer la licéité de ce réseau, la Cour d’Appel considérant notamment que (i) Coty ne démontre pas qu’il dispose d’une part de marché inférieure à 30% et qu’en outre (ii)  il existe des clauses dans le contrat de distribution sélectif constituant une restriction caractérisée. Les demandes de Coty ont, sur ce fondement, été rejetées.

Le plus souvent, la preuve de la licéité d’un réseau de distribution sélective est établie par la une décision de l’Autorité de la concurrence.

Si cette preuve est établie, il pourra engager la responsabilité civile délictuelle du distributeur hors réseau sur plusieurs fondements.

2. Mise en jeu de la responsabilité du distributeur

2.1 Action fondée sur la responsabilité délictuelle

Un distributeur non agréé est un tiers par rapport au contrat de distribution sélective et n’est donc pas contractuellement tenu envers le fabricant. Cependant, si l’accord de distribution sélective n’est pas opposable à un distributeur non agréé en tant qu’acte juridique, il s’impose à lui en tant que fait juridique qu’il ne peut méconnaître. En effet, dans la mesure où elles ne sont pas prohibées, les clauses limitant la liberté commerciale s’imposent également au respect des tiers.

Dès lors, il est possible d'introduire une action en responsabilité délictuelle sur le fondement de l'article 1240 (ex-1382) du Code civil, et les distributeurs non agréés peuvent être sanctionnés sur ce fondement sous réserve qu'ils aient eu connaissance de l’existence d’un tel réseau de distribution sélective.

L'article L.442-6-I-6° du code de commerce est récemment venu ajouter à ce fondement général une base légale spécifique, sanctionnant le fait de « participer directement ou indirectement à la violation de l'interdiction de revente hors réseau faite au distributeur lié par un accord de distribution sélective ou exclusive exempté au titre des règles applicables du droit de la concurrence ».

  • Cet article permet donc à tout fournisseur de mettre en jeu la responsabilité d’un distributeur sous réserve qu’il démontre que ce dernier avait bien connaissance de l’existence d’un réseau de distribution sélective, qu’il soit revendeur ou simple mandataire (cf. point 1.1 ci-dessus)
  • Le risque majeur est qu’un fournisseur engage un référé pour obtenir cessation de la vente (cf. arrêt Caudalie). Dans ce cas, il faudra que le fournisseur puisse attester de la licéité de son réseau par une Décision de l’Autorité de la Concurrence, car le Juge des référés n’a pas le pouvoir de trancher sur la licéité d’un réseau de distribution sélective. En l’absence de cette preuve, le référé ne pourra aboutir (cf. arrêt Brandalley c/ Coty)
  • En ce qui concerne une action au fond, elle est possible sur le simple fondement de l’article L.442-6-I-6°. Mais dans la mesure où le simple fait d’acquérir et de commercialiser des produits en dehors du réseau de distribution sélective n’est, en tant que tel, constitutif d’aucune faute (Cass. com., 27 oct. 1992 et CA Paris, 17 févr. 1993 : D. 1995, somm. p. 83, obs. D.F.), et qu’en outre la jurisprudence admet la licéité de principe des importations parallèles, l’action ne pourrait donner lieu à l’allocation de dommages-intérêts que si le fabricant démontre que des fautes ont été commises, tel qu’un environnement de vente des produits dégradant, des actes de parasitisme, de concurrence déloyale, etc (CA Paris, 3 septembre 2010, eBay Inc. et eBay International AG c/ Parfum Christian Dior, Kenzo Parfums, Parfums Givenchy et Guerlain, RG n°08/12822)

2.2 Action en concurrence déloyale / parasitisme / atteinte à l’image de marque

Le distributeur pourra également agir en concurrence déloyale ou parasitisme à l’encontre du revendeur hors réseau. Cette action en responsabilité délictuelle est également fondée sur l’article 1240 du Code civil. Toutefois, contrairement à l’action en responsabilité délictuelle « spécifique » décrite au 1.1.1 ci-dessus, elle nécessite de prouver une faute autre que celle de la simple revente hors réseau.

En effet, la Cour de cassation refuse de considérer la revente par un distributeur non agréé comme constituant, en soi, un acte de concurrence déloyale. L’action en concurrence déloyale n’est donc possible que si à la distribution hors réseau, s’ajoute une faute imputable au distributeur hors réseau. Cette faute peut résulter de la qualité usurpée de distributeur, de l’atteinte à l’image de marque, de l’utilisation d’un logo, de l’approvisionnement irrégulier (sur ce point, c’est au distributeur de prouver le caractère régulier de l’approvisionnement. Par exemple, le commerçant non agréé qui refuse de justifier la provenance des produits qu'il distribue commet une faute. En revanche, le revendeur n’a pas à vérifier l’acquisition régulière auprès de son propre vendeur), la commercialisation de produits portant la mention « ne peut être vendu que par un distributeur agréé », etc.

2.3 Contrefaçon de marque

Par ailleurs, le fabricant peut agir contre le distributeur non agréé sur le fondement de la contrefaçon de marque. Toutefois, le principe de l'épuisement du droit de marque vient limiter cette possibilité. Selon l'article L713-4 du code de la propriété intellectuelle, dérivé du droit communautaire, le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d'interdire l'usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la communauté européenne ou dans l'espace économique européen sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement. Un tempérament est toutefois prévu par ce même article, selon lequel le propriétaire de la marque peut s'opposer à tout nouvel acte de commercialisation s'il justifie de motifs légitimes, tenant notamment à la modification ou à l'altération, ultérieurement intervenue, de l'état des produits. La CJCE a précisé que le titulaire de la marque pouvait interdire la commercialisation par un importateur lorsque ce dernier a reconditionné son produit, à moins que le reconditionnement n'affecte pas le marché, qu'il n'affecte pas l'image de marque du produit.

L’action en contrefaçon de marque suppose donc que le distributeur vende des produits contrefaits, ou qu’il ait modifié ou altéré l’état des produits avant leur revente

Afin de limiter les risques, il est donc indispensable pour les distributeurs de mettre en place les outils adéquats et de porter une attention particulière aux clauses des contrats de distribution conclus avec leurs fournisseurs.

 

Matthieu Toussaint

Avocat

matthieu@toussaint-avocat.com