Le droit des successions constitue une branche essentielle du droit civil, dans la mesure où il règle le devenir du patrimoine d’une personne après son décès. Ce domaine est traversé par une tension fondamentale entre deux impératifs parfois difficiles à concilier.

D’un côté, la liberté de disposer de ses biens, qui permet à toute personne d’anticiper sa succession et de favoriser certains héritiers ou proches en fonction de ses volontés personnelles.

De l’autre, la protection légale des héritiers réservataires – essentiellement les descendants – auxquels la loi garantit une part incompressible de la succession, appelée la réserve héréditaire. Cette articulation entre liberté individuelle et contraintes d’ordre public traduit la volonté du législateur de trouver un équilibre entre respect des choix du défunt et préservation des droits de sa descendance.

Cette recherche d’équilibre est particulièrement mise à l’épreuve dans des situations familiales complexes, comme celles issues de recompositions familiales. En effet, la protection du conjoint survivant, qui occupe une place privilégiée depuis les réformes successives du droit des successions, peut entrer en conflit direct avec les droits des enfants issus d’une première union.

Le défunt, animé par le souci d’assurer la sécurité matérielle de son dernier conjoint, peut être tenté d’user de divers instruments juridiques – testament, donation entre époux, assurance-vie, démembrement ou encore organisation de l’indivision – pour avantager ce dernier. Ces mécanismes, bien qu’autorisés par la loi, trouvent cependant leurs limites face à la réserve héréditaire, dont la violation ouvre aux enfants la possibilité d’agir en justice pour faire réduire les libéralités excessives.

C’est précisément ce type de conflit que met en lumière le cas de Monsieur Dupont, décédé en laissant derrière lui sa seconde épouse ainsi que deux enfants nés de son premier mariage. Par les dispositions patrimoniales qu’il avait prises de son vivant, Monsieur Dupont a largement favorisé sa conjointe survivante. Or, ses enfants, estimant que leurs droits d’héritiers réservataires sont lésés, contestent cette organisation successorale et revendiquent le respect de leur réserve. Se pose alors une question centrale : les enfants de Monsieur Dupont peuvent-ils s’opposer aux avantages consentis à la seconde épouse et obtenir la réduction de ceux-ci afin de préserver leur part héréditaire réservataire ?

 

 

I – La détermination des droits successoraux légaux

A – La réserve des enfants : une protection incontournable

En droit français, les enfants sont héritiers réservataires (article 913 du Code civil). Cela signifie qu’une part minimale du patrimoine du défunt leur est obligatoirement réservée, indépendamment de la volonté de ce dernier.

Lorsqu’il y a deux enfants, la réserve globale est fixée aux deux tiers de la succession.

Le défunt ne peut donc disposer librement que d’un tiers de son patrimoine, appelé « quotité disponible ».

Dans le cas de Monsieur Dupont, Alice et Paul ont donc droit, ensemble, à deux tiers de la succession. Si leur père a tenté de léguer « la totalité de ses biens » à son épouse, cette disposition excède clairement la quotité disponible et est susceptible de réduction.

 

Cette protection de la réserve a une double finalité :

 

  • préserver l’égalité entre les enfants,

 

  • éviter qu’ils ne soient totalement déshérités au profit d’un tiers, en particulier d’un nouveau conjoint.

Ainsi, les enfants disposent d’un fondement solide pour contester le legs universel fait à Madame Martin.

 

B – Les droits du conjoint survivant : une protection relative

Le conjoint survivant bénéficie lui aussi d’une certaine protection légale. À défaut de testament, il a le choix entre :

 

  • un quart en pleine propriété,

 

  • ou l’usufruit de la totalité de la succession (article 757 du Code civil).

Cependant, ces droits légaux peuvent être augmentés si le défunt a pris des dispositions en ce sens (testament, donation entre époux, assurance-vie). C’est le cas ici, puisque Monsieur Dupont a rédigé un testament attribuant « la totalité » de ses biens à son épouse.

Toutefois, ces avantages ne peuvent pas porter atteinte à la réserve héréditaire des enfants. Même si la volonté du défunt était claire, elle doit être conciliée avec la protection impérative de ses descendants. Madame Martin pourra donc recevoir au maximum la quotité disponible, soit un tiers du patrimoine. Le reste reviendra nécessairement aux enfants.

 

II – La contestation des avantages consentis au conjoint survivant

 

A – L’action en réduction du legs universel

 

Le legs universel en faveur de Madame Martin est manifestement excessif puisqu’il prive les enfants de leur réserve. Conformément à l’article 920 du Code civil, Alice et Paul peuvent exercer une action en réduction pour rétablir leur part réservataire.

Concrètement, cela signifie que :

le legs ne sera pas annulé, mais réduit ;

Madame Martin conservera une part équivalente à la quotité disponible (un tiers de la succession) ;

les enfants recevront ensemble les deux tiers restants.

Cette action en réduction permet donc d’équilibrer la situation sans pour autant anéantir totalement la volonté du défunt.

En pratique, le notaire liquidateur devra reconstituer l’actif successoral (y compris certaines libéralités antérieures, comme les donations déguisées), déterminer la réserve et la quotité disponible, puis réduire les libéralités en conséquence.

 

B – La remise en cause des avantages indirects : indivision et assurance-vie

Outre le testament, Monsieur Dupont a mis en place deux mécanismes favorables à sa seconde épouse :

 

  • L’appartement acheté en indivision moitié-moitié

 

Bien que financé à 80 % par Monsieur Dupont, le bien a été acquis en indivision avec Madame Martin. En droit, l’inscription en indivision emporte présomption de propriété à proportion des quotes-parts figurant dans l’acte, ici 50 % pour chacun.

Cependant, les héritiers pourraient contester cette répartition au motif qu’elle dissimule une donation déguisée. Ils pourraient alors réclamer une réintégration de la valeur excédentaire dans la succession, ou au minimum une créance de récompense au profit de la succession.

 

  • L’assurance-vie au bénéfice de Madame Martin

En principe, l’assurance-vie est « hors succession » : elle échappe donc à la réserve héréditaire. Toutefois, l’article L. 132-13 du Code des assurances prévoit une exception en cas de primes « manifestement exagérées » au regard des facultés du souscripteur.

Les enfants peuvent donc tenter d’obtenir la réintégration des primes jugées excessives dans l’actif successoral. Le juge appréciera ce caractère excessif en tenant compte de l’âge, de la situation patrimoniale et des besoins du défunt au moment du versement des primes.

Ainsi, même les mécanismes supposés « intouchables » peuvent être remis en cause dès lors qu’ils traduisent une volonté manifeste de contourner la réserve héréditaire.

 

Sources :

  1. Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 17 octobre 2019, 18-22.810, Publié au bulletin - Légifrance
  2. Article 913 - Code civil - Légifrance
  3. Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 7 février 2024, 22-13.665, Publié au bulletin - Légifrance
  4. Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 15 mai 2018, 17-17.303, Inédit - Légifrance