La répartition des bénéfices dans une société anonyme est un enjeu central de gouvernance. Si la mise en réserve des bénéfices peut répondre à des impératifs économiques légitimes, elle peut aussi être détournée au profit des actionnaires majoritaires, au détriment des minoritaires. L’abus de majorité, reconnu par la jurisprudence, permet d’annuler une décision lorsque deux conditions sont remplies : une atteinte à l’intérêt social et une volonté délibérée de désavantager les minoritaires.

 

L’affaire récemment tranchée par la cour d’appel de Nîmes illustre parfaitement ce mécanisme. Dans cette décision, les actionnaires majoritaires avaient affecté plus de 550 000 euros aux réserves, alors même que la société n’avait ni dettes importantes ni projet d’investissement. Cette mise en réserve injustifiée a conduit à un contentieux en raison de l’absence de dividendes versés au minoritaire. Cet article propose d’explorer les critères de l’abus de majorité et ses implications juridiques.

 


1. L’abus de majorité : définition et cadre juridique

1.1. Une décision contraire à l’intérêt social

L’abus de majorité repose d’abord sur une décision qui nuit à l’intérêt social. En principe, une mise en réserve des bénéfices est une pratique courante et légitime, notamment pour anticiper des investissements ou consolider la trésorerie de l’entreprise. Cependant, lorsque cette décision excède ces objectifs et prive injustement les actionnaires minoritaires de toute rétribution, elle peut être remise en cause.

 

Dans l’affaire jugée, la société concernée n’exerçait plus d’activité commerciale et se contentait de gérer un patrimoine immobilier. Aucun projet d’investissement ni nécessité de remboursement d’emprunts ne justifiait une telle politique de mise en réserve. De plus, les réserves déjà constituées étaient largement suffisantes pour assurer une gestion prudente.

 

Critère de contrariété à l’intérêt social : une mise en réserve doit être proportionnée aux besoins réels de la société et justifiée par des objectifs économiques tangibles.

 


1.2. Un avantage exclusif pour les actionnaires majoritaires

Le second critère repose sur l’intention de favoriser les actionnaires majoritaires au détriment des minoritaires. Pour établir un abus de majorité, il ne suffit pas de prouver une absence de distribution de dividendes : encore faut-il démontrer que cette décision a servi les intérêts exclusifs de la majorité.

 

Dans cette affaire, les actionnaires majoritaires bénéficiaient de rémunérations et d’avantages en nature non justifiés, alors que l’actionnaire minoritaire était totalement exclu des bénéfices de la société. L’un des actionnaires, qui détenait 54 % du capital, occupait notamment une villa avec piscine appartenant à la société, sans aucune contrepartie.

 

Critère de rupture d’égalité : une décision est abusive si elle prive un actionnaire de ses droits tout en favorisant indûment les autres associés.

 


2. Mise en réserve des bénéfices et abus de majorité : une jurisprudence bien établie

2.1. Une pratique sanctionnée par les tribunaux

Les juridictions françaises ont régulièrement condamné des décisions de mise en réserve jugées abusives. Depuis l’arrêt fondateur de la Cour de cassation du 24 janvier 1995 [[Cass. com., 24 janv. 1995, n° 93-13.273]], la jurisprudence considère que l’abus de majorité suppose une double condition :

 

  • Une atteinte à l’intérêt social
  • Un favoritisme manifeste des actionnaires majoritaires au détriment des minoritaires

La Cour de cassation a précisé que les rémunérations perçues par les actionnaires majoritaires ne sont pas abusives en soi, mais qu’elles doivent être justifiées au regard des fonctions exercées [[Cass. com., 30 août 2023, n° 22-10.108]].

 


2.2. Une décision annulée par la cour d’appel de Nîmes

Dans cette affaire, la cour d’appel de Nîmes a jugé que la mise en réserve des bénéfices ne poursuivait aucun objectif économique légitime et qu’elle était prise dans le seul dessein d’avantager les actionnaires majoritaires.

 

Un détournement de l’affectation des bénéfices : les bénéfices de la société étaient systématiquement placés en réserve, alors qu’ils auraient pu être redistribués sous forme de dividendes.
Un déséquilibre manifeste : le minoritaire, bien qu’il détienne 43,36 % du capital, ne percevait aucun revenu de ses actions, tandis que les majoritaires profitaient d’avantages économiques indirects.
Une résolution annulée : face à cette situation, la cour d’appel a jugé que la mise en réserve relevait d’une politique de thésaurisation excessive et l’a sanctionnée pour abus de majorité.

 


3. Conséquences et enseignements de cette décision

3.1. Comment éviter un abus de majorité ?

Pour éviter qu’une mise en réserve des bénéfices ne soit contestée en justice, les actionnaires majoritaires doivent respecter certaines précautions :

 

  • Justifier toute mise en réserve par un besoin économique réel (projets d’investissement, préservation des fonds propres, remboursement d’emprunts).
  • Assurer une répartition équitable des bénéfices en maintenant une politique de distribution équilibrée.
  • Éviter tout avantage indu pour les actionnaires majoritaires, en particulier sous forme de rémunérations ou d’avantages en nature non justifiés.

3.2. Quels recours pour un actionnaire minoritaire ?

Si un actionnaire minoritaire estime être victime d’un abus de majorité, il peut :

 

Demander l’annulation de la résolution litigieuse devant le tribunal de commerce.
Réclamer des dommages et intérêts pour le préjudice subi.
S’appuyer sur la jurisprudence pour prouver l’injustice de la mise en réserve des bénéfices.

 

Dans l’affaire examinée, la cour d’appel de Nîmes a reconnu le préjudice subi par l’actionnaire minoritaire et annulé la décision d’affectation des bénéfices aux réserves. Cette décision renforce la protection des minoritaires et rappelle que les règles de gouvernance doivent être appliquées avec équité.

 


Conclusion : une jurisprudence protectrice des actionnaires minoritaires

L’abus de majorité est une dérive du pouvoir des actionnaires majoritaires, particulièrement lorsque la mise en réserve des bénéfices est utilisée comme un outil pour priver les minoritaires de toute rétribution. La cour d’appel de Nîmes, en annulant la résolution litigieuse, envoie un signal clair : toute décision de répartition des bénéfices doit être transparente, justifiée et respectueuse des intérêts de tous les actionnaires.

 

Une mise en réserve ne doit pas être systématique et doit être justifiée par des nécessités économiques.
Un avantage injustifié au profit des actionnaires majoritaires peut constituer un abus de majorité.
Les actionnaires minoritaires disposent de recours juridiques pour contester une affectation des bénéfices qui leur serait préjudiciable.

 

Cette décision rappelle que l’équilibre entre majorité et minorité est essentiel à la bonne gouvernance d’une société. Une mise en réserve excessive et injustifiée des bénéfices n’est pas une pratique anodine, et les actionnaires doivent rester vigilants quant aux décisions prises en assemblée générale.

 

 

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