Le rachat de parts sociales par la société est une opération qui suscite régulièrement des interrogations, en particulier lorsque l’associé qui quitte la structure détient aussi un compte courant. Peut-il exiger que la société le rembourse immédiatement, en même temps que le versement du prix du rachat de ses parts ? Une récente décision, rendue en février 2025 par la chambre commerciale de la Cour de cassation, a confirmé que, sauf stipulation spéciale, le défaut de remboursement du compte courant ne remet pas en cause la validité de l’opération de rachat et d’annulation des titres. Ce principe, quoique classique, revêt une portée pratique essentielle pour les associés sortants et les sociétés qui orchestrent la réduction de leur capital.
I. Contexte : la dissociation entre droits sociaux et créance de compte courant
Lorsqu’un associé participe au capital d’une société, il peut également prêter des sommes à celle-ci, consignées en compte courant d’associé. Le rapprochement ou la confusion entre ces deux positions – celle de détenteur de parts sociales et celle de créancier – soulève un enjeu juridique : la cession (ou le rachat) de parts implique-t-elle forcément que la société rembourse le compte courant d’associé ?
A. Mécanismes juridiques distincts
- Participation au capital : L’associé a des titres (parts ou actions), conférant droits de vote, droit aux bénéfices et accès aux réserves en cas de liquidation.
- Prêt à la société : Le compte courant s’assimile à une avance à durée indéterminée. L’associé peut réclamer la restitution de ces sommes à tout moment, sauf clause de blocage ou usage contraire (parfois prévu dans les statuts ou dans un pacte).
B. Problématique centrale
En pratique, un associé sortant souhaite souvent récupérer à la fois le prix de rachat de ses titres et son compte courant. Or, sans clause spécifique, la jurisprudence juge qu’il ne peut exiger la résolution de l’opération de rachat s’il n’obtient pas le remboursement du compte courant. Cette asymétrie s’explique par l’autonomie entre la créance née d’un prêt et les droits nés de la participation au capital.
II. Fondements légaux du rachat de parts et du compte courant
A. Réduction de capital pour rachat de parts
Le code de commerce (articles L. 223-34 et suivants pour les SARL, L. 225-207 et suivants pour les SA) autorise la société à racheter ses propres titres pour réduire le capital. L’opération, obligatoirement votée en assemblée générale extraordinaire, doit respecter des formalités précises : convocation régulière, rapport éventuel, information des créanciers, etc.
Objectif : écarter le risque que la réduction du capital porte atteinte aux droits de tiers. Les créanciers peuvent s’y opposer dans un certain délai. Passé ce délai ou en l’absence d’opposition, la réduction est validée, et la société verse le prix de rachat à l’associé sortant, avant d’annuler les parts concernées.
B. Nature du compte courant d’associé
En droit français, le compte courant d’associé correspond à un prêt à durée indéterminée, sauf clause contraire. L’associé dispose d’un droit immédiat de réclamer son solde, sans devoir justifier d’un motif précis. Il agit alors en qualité de créancier, indépendant de son statut d’associé. L’associé peut donc, à tout moment, saisir la juridiction compétente pour obtenir paiement, mais cette prétention n’est pas nécessairement liée à la qualité de détenteur de parts sociales.
III. L’arrêt de février 2025 : faits et enseignements
A. Les circonstances de l’affaire
Une société d’exercice libéral (Selarl) prévoyait la cession de son fonds de commerce, tout en procédant à une transformation (la Selarl devenant SPFPL) et à un rachat de parts sociales. L’un des associés, qui détenait aussi un compte courant substantiel, a accepté que la société rachète ses parts pour les annuler. Les assemblées générales ont fixé un prix, subordonné l’opération à diverses conditions (notamment l’absence d’opposition des créanciers). Une fois ces conditions réunies, l’associé demande le versement du montant relatif à son compte courant, lequel n’est pas réglé. Il invoque alors la résolution de l’opération de rachat, estimant que l’inexécution de ce remboursement constitue un manquement à l’accord global.
B. Décision de la Cour de cassation
La haute juridiction juge que la réunion de conditions suspensives avait eu pour effet de valider le rachat. Le prix des parts devait être versé, ce qui relevait d’un engagement explicite de la société. Cependant, le compte courant d’associé n’était pas mentionné dans les actes formalisant le rachat. Son non-paiement ne saurait donc justifier la résolution de la réduction de capital, dès lors qu’il s’agit d’une obligation distincte. L’associé peut réclamer la créance séparément, mais il ne peut faire annuler la décision de l’assemblée sur ce fondement.
IV. Autonomie entérinée par la jurisprudence
A. Interprétation stricte
La Cour applique un principe ancien : les conventions n’ont d’effet qu’entre les parties et ne sauraient être étendues au compte courant si celui-ci n’est pas visé. Le code civil (article 1103) consacre la force obligatoire du contrat, et l’obligation de payer le prix du rachat se limite aux termes fixés. Le compte courant, relevant d’une qualité de créancier, ne fusionne pas avec la cession (ou le rachat) des titres, faute de clause d’interdépendance.
B. Implication pour l’associé sortant
L’associé demeure libre d’initier une action visant la restitution du compte courant, mais ne pourra invoquer un manquement de la société pour anéantir l’opération de rachat, sauf s’il avait négocié en amont une mention explicite :
“Le règlement du solde du compte courant constitue une condition essentielle du rachat de mes parts, à défaut de quoi la décision sera résolue.”
V. Exemple d’une clause d’interdépendance
Pour l’associé souhaitant lier clairement les deux obligations, il est recommandé de rédiger une clause telle que :
“Il est convenu que le rachat des parts de M. [X], au prix de Y euros, ne prendra effet que si la société rembourse concomitamment le compte courant détenu par M. [X], évalué à Z euros. À défaut de paiement simultané, la résolution de la convention de rachat est de plein droit applicable.”
Une telle clause empêche la société de valider la réduction de capital tout en différant, voire omettant, le remboursement du compte courant d’associé.
VI. Conséquences pour les opérations de restructuration
A. Scénarios de transformation et rachat
Quand une société change de forme (par exemple en SPFPL) et rachète les parts d’un associé pour réduire son capital, elle peut omettre volontairement la mention du compte courant. Cette omission prémunit la société contre un éventuel blocage ou annulation de la décision si elle ne solde pas le compte courant rapidement. L’associé sortant ne pourra s’y opposer qu’en démontrant que la convention de rachat incluait clairement le remboursement du compte courant.
B. Sauvegarde de la validité de la décision d’assemblée
Le défaut de clause intégrant les deux obligations préserve la solidité de la délibération. Le juge ne saurait annuler la réduction de capital pour un simple non-paiement de la créance de compte courant, qu’il s’agisse d’une Selarl, d’une SARL ou même d’une SA. Cette cohérence renforce la sécurité juridique des restructurations, où la société s’efforce de contrôler l’incidence financière des sorties d’associés.
VII. Rappels sur l’action en recouvrement du compte courant
A. Droit pour l’associé de réclamer son dû
Le compte courant d’associé, lorsqu’il n’est pas soumis à des dispositions statutaires de blocage ou à un pacte d’associés interdisant un retrait immédiat, peut faire l’objet d’une demande de remboursement. L’associé doit toutefois veiller à ne pas placer la société en difficulté, bien qu’aucune règle légale n’exige un préavis, hormis un principe de non-abus dans certaines situations.
B. Limites et opportunités
- Préavis usuel : Par courtoisie ou pour éviter une mise en péril de la trésorerie, l’associé prêteur peut envoyer une lettre de mise en demeure précisant le délai requis.
- Voie judiciaire : En cas de refus de la société, l’associé agit pour faire valoir son droit de créancier. Il n’appartient cependant pas à ce litige de remettre en cause le rachat de parts sociales conclu.
VIII. Points de vigilance pour les parties prenantes
A. Pour l’associé
- Clarifier les conditions : Exiger un écrit ou une clause dans la délibération si l’on souhaite que la société rembourse le compte courant en même temps que le prix du rachat.
- Ne pas confondre actions : S’il n’existe pas de stipulation, le refus de la société de payer le compte courant de façon immédiate n’ouvre pas la voie à l’annulation de la décision.
B. Pour la société
- Séparer les obligations : Éviter de mentionner dans la délibération l’obligation de payer simultanément le compte courant, sauf volonté délibérée de coupler les deux règlements.
- Fiabilité de la réduction de capital : La décision demeure solide et ne peut être remise en cause au simple motif que le compte courant n’a pas été soldé.
C. Équilibre entre droit des associés et sécurité de la société
La jurisprudence consacre un équilibre : l’associé peut toujours réclamer son argent, et la société doit honorer la créance en tant que dette ordinaire. Toutefois, l’opération de rachat de parts sociales reste valable en soi, ce qui évite les contentieux invalidant une réduction de capital pourtant régulièrement décidée.
IX. Incidences sur les opérations de cession et de fusion
Le raisonnement exposé par la Cour de cassation s’inscrit dans une logique plus large s’appliquant aux cessions de titres ou fusions. Dans toutes ces hypothèses, la créance de compte courant d’associé ne se transmet pas de plein droit à l’acquéreur ni ne se voit intégrée aux obligations de la société, sauf clause contraire. De même, lors d’une fusion, si l’associé quitte la société absorbée, sa qualité de créancier demeure indépendante du prix éventuellement versé pour les titres. On observe ainsi une volonté de maintenir la stabilité des opérations structurantes.
X. Conclusion : un principe confirmant la dissociation des obligations
La décision de la Cour de cassation, datée de février 2025, réaffirme clairement que :
- Le rachat de parts sociales par la société constitue une décision d’assemblée relative à la réduction de capital, pour laquelle la société doit verser le prix convenu à l’associé sortant.
- Le compte courant d’associé relève d’une créance autonome. Sauf stipulation expresse, l’associé ne peut imposer un règlement simultané et encore moins invoquer une résolution de l’opération si la société n’a pas soldé sa dette.
Synthèse :
- Le défaut de clause d’interdépendance place la société à l’abri d’une résolution de la décision de rachat, tout en conservant la nécessité de répondre, à un moment ou un autre, à la demande de remboursement du compte courant.
- L’associé, de son côté, ne saurait prétendre à la caducité de la réduction de capital s’il n’est pas payé de son compte courant. Son recours se limite à une demande de recouvrement.
Conséquences pratiques :
- Préciser les obligations : On recommande fortement, lors de l’assemblée autorisant le rachat, de bien dissocier ce qui relève du prix de rachat et ce qui concerne d’éventuelles sommes en compte courant.
- Négocier une stipulation si l’associé souhaite véritablement lier les deux.
- Sécuriser la réduction de capital : La validité du rachat ne saurait être compromise par des litiges financiers annexes, ce qui renforce la sécurité juridique des opérations de retrait d’associé.
En conclusion, cette jurisprudence éclaire de façon décisive la différence structurelle entre la qualité d’associé, impliqué dans une opération sur capital, et la qualité de créancier via le compte courant d’associé. Il ne saurait y avoir résolution de l’une en raison de l’inexécution de l’autre, à moins que la volonté commune ne le stipule clairement. De ce fait, toute réduction de capital – que ce soit dans une SARL, une SEL, une SA, ou encore dans une SPFPL – s’en trouve consolidée, sous réserve d’une rédaction soignée si l’on veut associer paiement du compte courant et rachat des titres.
LE BOUARD AVOCATS
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