la portée d’un arrêt passé (presque) inaperçu

L’arrêt rendu le 9 avril 2025 par la chambre sociale de la Cour de cassation (n° 23-14.016) n’a pas fait la une, éclipsé par les débats sur l’index égalité professionnelle. Il mérite pourtant l’attention des praticiens : pour la première fois, la Haute juridiction juge qu’une inégalité de rémunération fondée sur le lien familial unissant un salarié à l’employeur constitue une discrimination prohibée au titre de la « situation de famille » (C. trav., art. L 1132-1). Cette extension, inspirée du droit de l’Union, appelle une mise à jour immédiate des politiques de rémunération dans les structures à actionnariat familial.

 


Faits et procédure : quand la parenté supplante la compétence

Deux collaboratrices parlementaires exercent sous le même intitulé de poste.

 

  • Première salariée : cadre diplômée d’un master 2, tâches législatives complètes.

 

  • Seconde salariée : épouse du député-employeur, missions logistiques limitées.

 

Écart salarial : + 62 % en faveur de l’épouse, assorti de primes exclusives (ancienneté, disponibilité). Licenciée pour cessation de mandat, la première assigne son employeur pour discrimination salariale.

 

La cour d’appel de Lyon (8 mars 2023) accueille la demande ; la Cour de cassation confirme : la différence de traitement repose sur un motif familial étranger à toute exigence professionnelle démontrée.

 


Base légale : l’article L 1132-1 revisité

« Aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, notamment en matière de rémunération, en raison de sa situation de famille. »

 

La chambre sociale applique le texte au-delà de la seule situation personnelle du salarié‐victime. S’appuyant sur la directive 2000/78/CE et la jurisprudence Coleman (CJUE, 17 juil. 2008, C-303/06), elle admet qu’un salarié peut être défavorisé du fait de ne pas appartenir à la famille de l’employeur. Le champ du critère « situation de famille » s’élargit donc à la parenté du dirigeant.

 


Analyse : quels enseignements pour les avocats praticiens ?

1. Redéfinition du périmètre discriminatoire

  • Avant l’arrêt : la situation familiale visée était celle du salarié (mariage, filiation, grossesse).

 

  • Depuis l’arrêt : toute préférence fondée sur la parenté avec le décideur peut déclencher le mécanisme probatoire de l’article L 1134-1 :

 

  • le salarié apporte des faits laissant présumer la discrimination ;

 

  • l’employeur doit prouver que la différence résulte de critères étrangers à la parenté et proportionnés à l’objectif poursuivi.

 

2. Justifications objectivement admissibles

La Cour rappelle les trois conditions dégagées par sa jurisprudence :

 

  • Objectif légitime : une exigence de qualification ou de sécurité peut justifier un écart, pas le lien conjugal.

 

  • Pertinence des critères : les qualités invoquées doivent être établies par des pièces (fiches de poste, diplômes, évaluations).

 

  • Proportionnalité : l’avantage doit être strictement nécessaire au but poursuivi.

 

3. Portée transversale

L’affaire concerne un député, mais la solution vaut pour :

 

  • PME familiales où des proches du dirigeant occupent des postes clefs ;

 

  • associations régies par la loi 1901 ;

 

  • études notariales ou cabinets libéraux employant conjoints ou descendants.

 

La vigilance s’impose lors des contrôles Urssaf, des NAO et des audits ESG.

 


Risques contentieux et pénaux

Typologie de risque

Base textuelle

Montant / Sanction

Rappel de salaires sur 5 ans

C. trav., art. L 3245-1

Jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros

Dommages-intérêts pour préjudice moral

C. trav., art. L 1235-3-1

Évaluation in concreto par le juge

Amende pénale pour discrimination

C. pén., art. 225-2

45 000 € et 3 ans d’emprisonnement

Affichage de la décision

C. trav., art. L 1153-6

Mesure complémentaire fréquemment ordonnée

 


Bonnes pratiques de conformité

  • Auditer les écarts : comparer salaires, primes, classifications entre apparentés et non‐apparentés.

 

  • Écrire les critères de rémunération : fixer des grilles adossées à des niveaux de compétence et de responsabilité.

 

  • Documenter les décisions : PV de réunion, évaluations, objectifs chiffrés.

 

  • Sensibiliser le management : intégrer le risque « discrimination par association » dans les formations internes.

 

  • Prévoir une revue annuelle : associer un tiers (CSE, RH externe) pour limiter le biais familial.

 


Perspectives : vers une vigilance accrue du juge prud’homal

L’arrêt s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel élargissant la notion de discrimination indirecte (harcèlement moral, lanceurs d’alerte). On peut anticiper :

 

  • une augmentation des contentieux : salariés de PME dénonçant des écarts inexpliqués avec un gendre ou une sœur du dirigeant ;

 

  • un rapprochement avec l’index égalité professionnelle : extension possible à d’autres critères (âge, origine) plébiscités par la CJUE ;

 

  • une jurisprudence plus fine sur la proportionnalité : le juge exigera une corrélation stricte entre compétence et avantage financier.

 


L’égalité de traitement à l’épreuve du lien familial

En considérant que la préférence salariale accordée à l’épouse d’un employeur est discriminatoire, la Cour de cassation étend la zone de vigilance des employeurs et renforce la protection des salariés non apparentés. Le défi, pour les entreprises familiales et les cabinets d’avocats qui les conseillent, consiste à bâtir une politique de rémunération entièrement objectivée, dépouillée de tout soupçon de faveur familiale. Au-delà du risque contentieux, il s’agit d’un impératif de gouvernance et de compliance, désormais surveillé de près par la jurisprudence.

 

 

 

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