L’abus de majorité demeure l’une des figures contentieuses les plus discutées en droit des sociétés. Sa sanction, oscillant entre nullité des délibérations et responsabilité des associés majoritaires, nourrit un contentieux constant, marqué par une hésitation sur l’identification du défendeur approprié.
Par son arrêt du 9 juillet 2025 (Cass. com., 9 juill. 2025, n° 23-23.484, publié au Bulletin), la Cour de cassation met fin à une controverse : l’action en nullité d’une délibération sociale pour abus de majorité peut être dirigée contre la seule société, dès lors qu’aucune demande indemnitaire n’est formée à l’encontre des majoritaires.
Cet arrêt, qui rompt avec certaines positions d’appel, notamment celle de la cour d’appel de Versailles en 2001, mérite un examen approfondi. Il soulève des questions de théorie générale du droit des sociétés : quel est l’objet véritable de l’action en nullité pour abus de majorité ? Quelle place donner à la responsabilité personnelle des associés ? Comment articuler l’intérêt social et la protection des minoritaires ?
L’abus de majorité : une notion à la croisée de l’intérêt social et des droits des minoritaires
Définition jurisprudentielle classique
La jurisprudence a depuis longtemps dégagé une définition claire : il y a abus de majorité lorsque deux conditions cumulatives sont réunies :
- la décision est contraire à l’intérêt social ;
- elle est adoptée dans le seul dessein de favoriser la majorité au détriment de la minorité (Cass. com., 18 avr. 1961, n° 57-11.980 ; Cass. com., 24 janv. 1995, n° 93-13.273).
Cette définition traduit l’équilibre recherché par le droit des sociétés entre la souveraineté des majoritaires, corollaire du principe démocratique, et la protection des minoritaires, indispensable à la préservation de l’intérêt collectif.
La dualité des sanctions possibles
La spécificité de l’abus de majorité réside dans le double registre des sanctions :
- Action en nullité de la délibération (art. 1844-10 C. civ.) : mesure restauratrice, visant à effacer rétroactivement la décision abusive.
- Action en responsabilité civile (art. 1240 C. civ. et 1850 C. civ. pour les sociétés civiles) : mesure indemnitaire, réparant le préjudice subi par les minoritaires.
Ces deux voies ne se confondent pas et peuvent, dans certains cas, être cumulées. C’est précisément cette articulation qu’éclaire la décision de 2025.
La recevabilité de l’action en nullité pour abus de majorité : clarification de la Cour de cassation
Les textes de référence
L’arrêt s’appuie sur deux dispositions centrales :
- Article 1844-10 du Code civil : toute décision contraire aux dispositions légales, aux statuts ou à l’intérêt social peut être annulée.
- Article 32 du Code de procédure civile : nul ne peut agir en justice s’il n’a un intérêt légitime, mais la recevabilité n’est pas conditionnée à l’identité précise des personnes à mettre en cause, sauf texte contraire.
De la combinaison de ces textes, la Haute juridiction déduit que la recevabilité de l’action en nullité n’est pas subordonnée à la présence des associés majoritaires dès lors qu’aucune condamnation pécuniaire n’est recherchée contre eux.
Le revirement par rapport à certaines cours d’appel
La cour d’appel de Versailles (CA Versailles, 1er févr. 2001, n° 00-2591, RJDA 2001, n° 693) avait jugé qu’une action en nullité pour abus de majorité nécessitait la mise en cause des majoritaires. L’argument reposait sur l’idée que l’abus de majorité implique un examen des motivations personnelles des votants, que la société ne saurait à elle seule défendre.
La Cour de cassation rejette ce raisonnement. Selon elle, l’objet de l’action en nullité est la délibération en tant qu’acte collectif, non la responsabilité individuelle des votants. La société est donc parfaitement en mesure de défendre la validité de ses décisions, l’action ayant pour finalité première la protection de l’intérêt social.
Distinction entre action en nullité et action en responsabilité pour abus de majorité
L’action en nullité
- Défendeur : la société seule.
- Objet : annulation rétroactive de la délibération litigieuse.
- Délai : trois ans à compter de la décision (art. 1844-14 C. civ.).
- Finalité : rétablir la conformité de la vie sociale à l’intérêt collectif.
L’action en responsabilité
- Défendeurs : les associés majoritaires auteurs de l’abus.
- Objet : indemnisation du préjudice subi par les minoritaires.
- Délai : cinq ans (art. 2224 C. civ.).
- Finalité : sanctionner une faute personnelle et réparer un dommage individuel.
L’action mixte
Lorsque l’associé minoritaire demande à la fois l’annulation de la délibération et l’octroi de dommages-intérêts, il doit assigner la société (pour la nullité) et les majoritaires (pour la responsabilité).
Portée pratique et stratégique de la décision
Pour les minoritaires
- Simplification procédurale : l’action en nullité est désormais allégée, puisqu’il suffit d’assigner la société.
- Réduction des coûts : inutile d’élargir le périmètre des défendeurs lorsqu’aucune responsabilité n’est recherchée.
- Renforcement de la sécurité juridique : meilleure prévisibilité quant à la recevabilité de l’action.
Pour les majoritaires
- Protection accrue : ils ne sont exposés personnellement que si une indemnisation est sollicitée.
- Clarification des risques contentieux : la distinction nette entre nullité et responsabilité réduit l’aléa procédural.
Pour les praticiens du droit des affaires
- Affinement des stratégies contentieuses : le conseil peut orienter ses clients entre nullité et responsabilité en fonction de l’objectif recherché.
- Gestion du calendrier procédural : choix entre délai de trois ans (nullité) et délai de cinq ans (responsabilité).
- Optimisation des chances de succès : action calibrée selon l’intérêt protégé.
La portée théorique de l’arrêt : l’intérêt social comme pivot
L’arrêt du 9 juillet 2025 conforte une lecture finaliste de l’abus de majorité : l’action en nullité a pour objectif de garantir le respect de l’intérêt social, au-delà du conflit d’intérêts entre majoritaires et minoritaires.
Cette approche s’inscrit dans un mouvement plus large, amorcé par la réforme de l’article 1833 du Code civil (ordonnance n° 2019-1234 du 27 novembre 2019), qui impose que « la société soit gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».
L’abus de majorité devient ainsi un outil de contrôle de la conformité de la gouvernance à l’intérêt social, non seulement économique mais aussi, potentiellement, extra-financier.
Conclusion
L’arrêt de la Cour de cassation du 9 juillet 2025 constitue une pierre angulaire dans le contentieux de l’abus de majorité. En affirmant que l’action en nullité peut être dirigée contre la seule société, la Haute juridiction :
- clarifie la distinction entre nullité et responsabilité ;
- sécurise la recevabilité des actions intentées par les minoritaires ;
- recentre la sanction sur l’intérêt social, pivot du droit des sociétés.
Au-delà de ses conséquences procédurales, cette décision participe d’une évolution plus profonde du droit des affaires : la montée en puissance de l’intérêt social comme norme directrice, au service de la collectivité des associés et, au-delà, de l’ensemble des parties prenantes de la société.
LE BOUARD AVOCATS
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