Leur inquiétude est légitime. Alors que la France se reconfine, des milliers de petits commerçants craignent pour la pérennité de leur commerce fermé par l’État et crient à l’injustice puisque les grandes surfaces et magasins de e-commerce sont eux autorisés à rester ouverts. Invoquant le principe d’égalité de traitement et de loyauté de la concurrence, plusieurs maires ont pris des arrêtés municipaux autorisant l’ouverture de tous les commerces sur leur territoire, malgré le reconfinement national. Mais est-ce bien légal ?

Le maire de Chalon-sur-Saône a été un des premiers à prendre un arrêté municipal autorisant la réouverture de « l’ensemble des commerces non alimentaires de la ville » malgré le reconfinement national, suivi du maire de Béziers qui a pris la même mesure. Par effet boule de neige, les arrêtés municipaux de même nature se multiplient actuellement.

Sur le fond, l’argumentation des petits commerçants portée par les maires pourrait se défendre. Le principe d’égalité, de valeur constitutionnelle en droit français, implique en effet que toutes les personnes placées dans une situation identique soient traitées de la même manière. Ainsi, seules des différences de situation objectives peuvent justifier une inégalité de traitement entre les personnes (CE Sect., 10 mai 1974, Denoyez et Chorques, n°88032).

On voit mal, dans ce cadre, en quoi les petits commerçants français comme les libraires ou les fleuristes seraient placés dans une situation objectivement différente de celle des grandes surfaces qui vendent des fleurs et des livres, ou pire encore, des géants du e-commerce. Pourquoi donc les uns devraient impérativement fermer, et les autres pourraient rester ouverts pendant le reconfinement ? L’inégalité de traitement discriminatoire au détriment des petits commerçants pourrait donc se défendre sur le principe pour obtenir du juge leur réouverture. Mais notre droit est subtil et tenace. En effet, la jurisprudence considère depuis longtemps qu’un motif d’intérêt général peut justifier de déroger par exception au principe d’égalité (CE, 15 mai 2000, Barroux, n° 200903). La situation sanitaire actuelle pourrait aisément constituer un tel motif permettant de passer outre le principe d’égalité.

Voilà pour le fond. Mais pour la forme, c’est pire encore. En effet, si le maire dispose traditionnellement d’un pouvoir de police lui permettant d’aggraver les mesures prises par les autorités supérieures comme l’État, il ne peut en revanche en aucun cas utiliser ce pouvoir pour alléger ces mêmes mesures (CE, 18 avril 1902, n°04749). Ainsi la vitesse de circulation est limitée par l’État à 50 km/h dans les agglomérations, et si le maire peut tout à fait aggraver la mesure pour porter l’interdiction à 30 km/h dans sa ville il ne pourrait en aucun cas l’alléger, pour porter la vitesse à 70 km/h en agglomération par exemple. Le raisonnement est le même pour le sujet qui nous intéresse aujourd’hui. Le pouvoir de police du maire ne lui permet ainsi pas de déroger aux règles de fermeture des commerces édictées par l’État dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire pour le reconfinement : le maire ne peut pas alléger les interdictions d’ouverture prises par l’État pour décider que tel et tel commerce pourrait finalement rester ouvert, en contradiction avec la doctrine étatique.

D’autant plus que le Conseil d’État a très fortement limité les pouvoirs de police du maire récemment dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire :

« Les articles L. 2212 1 et L. 2212 2 du code général des collectivités territoriales (…) autorisent le maire, y compris en période d’état d’urgence sanitaire, à prendre les mesures de police générale nécessaires au bon ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publiques dans sa commune. Le maire peut, le cas échéant, à ce titre, prendre des dispositions destinées à contribuer à la bonne application, sur le territoire de la commune, des mesures décidées par les autorités compétentes de l’État, notamment en interdisant, au vu des circonstances locales, l’accès à des lieux où sont susceptibles de se produire des rassemblements. En revanche, la police spéciale instituée par le législateur fait obstacle, pendant la période où elle trouve à s’appliquer, à ce que le maire prenne au titre de son pouvoir de police générale des mesures destinées à lutter contre la catastrophe sanitaire, à moins que des raisons impérieuses liées à des circonstances locales en rendent l’édiction indispensable et à condition de ne pas compromettre, ce faisant, la cohérence et l’efficacité de celles prises dans ce but par les autorités compétentes de l’État » (CE, 17 avril 2020, n° 440057).

Pour résumer, les maires ne disposent donc pas à ce jour de la compétence juridique pour décider de l’ouverture de tel ou tel commerce fermé par l’État pendant l’état d’urgence sanitaire et ne peuvent pas alléger les mesures d’interdiction étatique au titre de leur pouvoir de police même au nom du principe d’égalité, compte tenu de la situation sanitaire.

Nous partageons les craintes et le sentiment d’injustice des petits commerçants. Mais il n’en demeure pas moins que les arrêtés municipaux édictés récemment pour rouvrir des petits commerces pendant le reconfinement sont en l’état tous illégaux.

Les maires n’ont pas toute latitude pour agir, leurs actes étant soumis au contrôle de légalité de l’État via le Préfet. Il y a donc fort à parier que les déférés préfectoraux, permettant de porter des arrêtés municipaux illégaux devant le juge administratif, vont se multiplier. Dans ce cadre, même si certains tribunaux administratifs pourraient peut-être s’autoriser quelques libertés en première instance, le Conseil d’État maintiendra rapidement les interdictions d’ouverture des commerces décidées par l’État dans le cadre du reconfinement au détriment des petits commerçants sans qu’une rupture d’égalité puisse y faire obstacle. De la même manière, les référés libertés qui seront sans doute exercés dans les jours qui viennent par des commerçants souhaitant rouvrir seront rejetés par le juge administratif compte tenu des règles rappelées.

L'état du droit applicable, tel qu'interprété par les juges, ne joue donc pas en faveur des petits commerçants, auxquels nous adressons toute notre solidarité et notre sympathie dans ces temps difficiles.