L’illicéité de l’objet social d’une legaltech : la régularisation a posteriori ne suffit pas
Introduction
La Cour d’appel de Montpellier, dans un arrêt rendu le 30 septembre 2025, a rappelé un principe fondamental du droit des sociétés : l’illicéité de l’objet social d’une société ne peut être effacée par une modification statutaire postérieure à sa création.
Cet arrêt, opposant le Conseil National des Barreaux (CNB) à une société legaltech, illustre les limites des régularisations tardives et les risques encourus par les sociétés dont l’objet contrevient à l’ordre public.
Une décision qui mérite une analyse approfondie, tant pour les juristes que pour les entrepreneurs du secteur legaltech.
- Le contexte : une société legaltech qui exerce illégalement l’activité de conseil juridique.
Une société par actions simplifiée (SAS), fondée en 2021 par une avocate inscrite à un barreau, avait pour objet statutaire la "délivrance de conseils juridiques digitalisés", incluant la confection d’actes juridiques et la vente de services juridiques automatisés.
Dès son immatriculation, son activité a suscité des interrogations de la part des instances ordinales, puis du CNB, qui y voyaient une violation des règles déontologiques de la profession d’avocat.
La décision est d’autant plus remarquable que la dirigeante est inscrite à un barreau…mais pas la société elle-même.
# Les textes en jeu :
- Article 54 de la loi n°71-1130 du 31 décembre 1971 : Réserve l’exercice du conseil juridique aux avocats inscrits à un barreau.
- Article 22 du code de déontologie des avocats (ex-article 111 du décret de 1991) : Autorise les avocats à exercer des activités commerciales connexes à leur profession, sous réserve d’une demande de dérogation auprès de leur ordre.
- Article 1844-11 du Code civil : Précise que la nullité d’une société pour illicéité de son objet ne peut être couverte par une régularisation postérieure.
# Le problème :
La société en question n’était pas une société d’avocats (non inscrite à un ordre) et son objet social permettait la délivrance directe de conseils juridiques, une activité réservée aux avocats.
Malgré des modifications statutaires tardives, la Cour a considéré que ces changements n’avaient pas d’effet rétroactif sur la licéité de l’objet initial.
2. L’argumentaire du CNB : l’illicéité originelle prime
Le CNB a fondé sa demande en nullité sur trois piliers :
1. L’objet social illicite dès l’origine :
Les statuts initiaux prévoyaient une activité de "conseil juridique digitalisé", assimilable à l’exercice illégal de la profession d’avocat. Or, comme le rappelle la Cour, "l’illicéité s’apprécie au moment de la création de la société" (Cass. com., 10 novembre 2015, n°14-18.179). Une modification ultérieure ne peut effacer ce vice originel.
2. L’absence de dérogation préalable :
L’article 22 du code de déontologie impose aux avocats souhaitant exercer une activité commerciale connexe de demander une autorisation dans les 30 jours. Cela n’a pas été fait, ce qui rend l’activité irrévocablement illicite.
3. La jurisprudence constante :
La Cour de cassation a toujours refusé de valider des régularisations a posteriori lorsque l’objet social est contraire à l’ordre public.
Ici, l’objet initial était clairement illégal, et les modifications tardives ne pouvaient le "régulariser".
"La nullité tenant à l’illicéité de l’objet social ne peut être couverte, même si la cause de nullité a cessé d’exister au jour du jugement." (Art. 1844-11 C. civ.)
3. La défense de la société :
La société et sa dirigeante ont tenté de se défendre en invoquant :
- La modification des statuts : Pour eux, cette régularisation rendait la demande du CNB sans objet.
- L’activité réelle : Ils soutenaient que le site se limitait à une mise en relation avec des avocats, sans délivrance directe de conseils.
Réponse de la Cour :
- Les modifications statutaires sont intervenues trop tard (après l’assignation) et n’ont pas été opposables aux tiers avant leur publication officielle.
- L’argument selon lequel "seule l’activité réelle compte" a été rejeté : la jurisprudence distingue clairement les cas où l’objet social est licite en apparence mais détourné en pratique.
Ici, l’objet était illicite dès sa rédaction.
4. Les conséquences : dissolution et responsabilité personnelle
La Cour a prononcé :
- La nullité du contrat de société et la dissolution judiciaire de la SAS.
- La fermeture du site sous astreinte de 3 000 € par infraction.
- La condamnation solidaire de la dirigeante et de la société à verser 1 € de dommages-intérêts au CNB (symbolique, mais marquant la faute détachable de la dirigeante).
- Le rejet des demandes reconventionnelles de la société (procédure abusive, frais irrépétibles).
# Pourquoi une telle sévérité ?
- Protection de l’ordre public : Le monopole des avocats sur le conseil juridique est un principe intangible.
- Sanction pédagogique : La Cour envoie un signal clair aux legaltechs tentées de contourner les règles déontologiques.
- Responsabilité personnelle : La dirigeante, en tant que fondatrice, a été jugée complice de cette illicéité, justifiant une condamnation in solidum.
5. Les enseignements pour les legaltechs et avocats-entrepreneurs
Cet arrêt rappelle plusieurs règles essentielles :
✅ L’objet social doit être licite dès la création : Une régularisation tardive est inefficace si l’illicéité est originelle.
✅ Les activités connexes nécessitent une dérogation : Même pour un avocat, créer une société commerciale exige une autorisation préalable de l’ordre.
✅ La forme prime sur le fond : Peu importe que l’activité réelle soit conforme si l’objet social est mal rédigé.
✅ Risque de dissolution : Une société dont l’objet est illicite peut être annulée rétroactivement, avec des conséquences lourdes (liquidation, astreintes, responsabilité personnelle).
✅L’activité de consultation juridique, comme la médecine est réservée aux médecins, est réservée aux avocats et autre professions juridiques règlementées (notaires, commissaires de justice, avocats au Conseil et à la Cour de cassation), pour des raisons de déontologie, de responsabilité, de compétence et d’assurance.
6. Conclusion : un arrêt salutaire pour la protection du public
La décision confirme que le droit des sociétés ne tolère pas les arrangements avec l’ordre public.
Pour les legaltechs, la leçon est claire : l’innovation ne doit pas rimer avec illégalité.
Les avocats-entrepreneurs doivent anticiper les risques déontologiques sous peine de voir leur structure dissoute, même après des années d’activité.
Cette jurisprudence pourrait s’étendre à d’autres professions réglementées (ex. : santé, expertise-comptable) confrontées à la digitalisation

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