En 2025, le droit de respirer un air sain demeure en France une promesse inachevée. Alors même que la pollution atmosphérique est aujourd’hui reconnue comme l’un des premiers facteurs de mortalité prématurée, les personnes exposées – au premier rang desquelles les enfants – peinent encore à obtenir protection et réparation de l’État ou des collectivités.
Le cadre normatif est pourtant bien établi : la directive 2008/50/CE « Air pur pour l’Europe » impose aux États membres le respect de valeurs limites en matière de dioxyde d’azote (NO₂) et de particules fines (PM10, PM2,5). Transposée en droit français à travers les articles L. 221-1 et suivants du code de l’environnement, cette directive fonde une obligation de prévention à la charge des autorités publiques. Le Conseil d’État a rappelé avec force cette obligation de résultat dans ses arrêts Les Amis de la Terre (CE, 12 juill. 2017, n° 394254 ; CE, 10 juill. 2020, n° 428409), allant jusqu’à assortir ses injonctions d’astreintes records. De leur côté, les juridictions européennes, par la voix de la CJUE, ont également mis en cause l’insuffisance chronique de la politique française de qualité de l’air.
Mais lorsque la faute de l’État est reconnue, la réparation du dommage, elle, demeure incertaine. Le contentieux de la pollution atmosphérique se heurte à un écueil bien connu : l’établissement du lien de causalité entre la carence des autorités et les atteintes à la santé ou aux conditions de vie des personnes exposées. En témoigne l’affaire de l’école Michel Servet à Lyon, où les juridictions ont bien constaté un dépassement prolongé des seuils réglementaires de NO₂ autour d’une école élémentaire, sans pour autant indemniser les familles (TA Lyon, 24 févr. 2023, n° 2007414). À défaut de preuve suffisamment directe de l’effet de cette exposition sur la scolarité ou la santé des enfants, la requête fut rejetée.
Toutefois, un tournant s’est opéré récemment : par deux arrêts rendus le 9 octobre 2024, la cour administrative d’appel de Paris a pour la première fois reconnu l’existence d’un lien de causalité entre l’exposition à des pics de pollution et l’aggravation de pathologies infantiles, ouvrant ainsi droit à indemnisation (CAA Paris, 9 oct. 2024, n° 23PA03742 et 23PA03743). Cette évolution jurisprudentielle marque-t-elle l’émergence d’un véritable droit à respirer un air sain, invocable par les citoyens ? Ou s’agit-il d’une avancée partielle, réservée à quelques cas où la preuve est exceptionnellement probante ?
À travers l’étude croisée de ces affaires et des textes applicables, cet article propose de réfléchir à la portée réelle – et aux limites actuelles – du droit à une qualité de l’air satisfaisante, notamment pour les enfants scolarisés dans des zones exposées. En interrogeant les fondements de la responsabilité de l’État et des collectivités territoriales, il s’agira aussi de proposer des pistes concrètes aux praticiens confrontés à ce type de dossier.
I. Un droit proclamé mais encore largement virtuel : l'encadrement normatif et ses limites concrètes
A. Un arsenal juridique en expansion, reflet d’une prise de conscience environnementale
Le droit à la qualité de l’air s’est imposé progressivement comme un impératif de santé publique, adossé à un corpus normatif dense et évolutif. Sur le plan européen, la directive 2008/50/CE du 21 mai 2008, dite « Air pur pour l’Europe », a posé les fondements d’une protection homogène de la population contre les effets sanitaires des polluants atmosphériques. Elle impose aux États membres de respecter des valeurs limites pour plusieurs polluants, dont le dioxyde d’azote (NO₂), les particules fines (PM10 et PM2,5), l’ozone (O₃) ou encore le monoxyde de carbone (CO). En cas de dépassement, l’article 23 de cette directive prescrit l’adoption de plans de protection de l’atmosphère (PPA) permettant de ramener les concentrations en deçà des seuils dans le délai le plus court possible.
Cette exigence a été transposée en droit interne, notamment par les articles L. 221-1 et suivants du code de l’environnement, qui imposent aux préfets d’élaborer ces plans au niveau local. Le juge administratif a reconnu que cette obligation revêt un caractère impératif, non seulement pour l’État, mais également pour les autorités territoriales lorsqu’elles disposent des moyens d’intervention nécessaires.
Le Conseil d’État a rappelé, dans plusieurs décisions désormais classiques, que le respect de ces normes constitue une obligation de résultat. Dans l’affaire Les Amis de la Terre (CE, 12 juill. 2017, n° 394254), il a enjoint à l’État de mettre en œuvre des plans plus efficaces. Face à la persistance des dépassements, il a ultérieurement condamné la France à des astreintes semestrielles (10 millions puis 5 millions d’euros) pour inexécution de ses décisions (CE, 10 juill. 2020, n° 428409 ; CE, 24 nov. 2023, même n°). Cette fermeté contentieuse témoigne d’une volonté jurisprudentielle de faire de la qualité de l’air une priorité d’action publique.
Par ailleurs, la Charte de l’environnement, intégrée au bloc de constitutionnalité en 2005, consacre à l’article 1er le droit de « vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ». Ce droit, à la portée symbolique forte, pourrait servir de fondement à un « droit à l’air pur », dans le prolongement des initiatives européennes visant à inscrire ce droit dans les textes fondamentaux.
B. Une effectivité limitée par l’architecture institutionnelle et les obstacles contentieux
Malgré cet encadrement juridique, la réalité du terrain demeure contrastée, voire décevante. Le contentieux engagé par Greenpeace et des parents d’élèves à Lyon en est une illustration emblématique. Dans cette affaire, l’école Michel Servet, située à la sortie du tunnel de la Croix-Rousse – un axe routier particulièrement pollué –, faisait l’objet d’un dépassement manifeste des seuils annuels de dioxyde d’azote. Le rapport d’Atmo Auvergne-Rhône-Alpes a relevé jusqu’à 44 dépassements horaires en 2019, bien au-delà de la limite légale autorisée.
Le tribunal administratif de Lyon a reconnu la carence fautive de l’État, en raison de l’inefficacité du PPA applicable à l’agglomération. Mais cette reconnaissance reste sans conséquence concrète, en l’absence de démonstration d’un lien de causalité entre cette carence et les troubles allégués. Les préjudices invoqués – troubles dans les conditions d’existence, préjudice d’anxiété, atteinte à la scolarité – ont tous été écartés faute de preuve directe ou d’éléments suffisamment individualisés.
Par ailleurs, le juge a exclu toute responsabilité de la commune de Lyon, qui n’avait pas compétence pour agir sur les flux de circulation en cause, et de la métropole, en raison de contraintes techniques et de sécurité liées au report de circulation vers d’autres tunnels déjà saturés. Cette motivation, résignée sinon fataliste, illustre les verrous structurelsqui entravent l’effectivité du droit à l’air pur : l’État est juridiquement responsable mais institutionnellement désarmé, tandis que les collectivités territoriales sont compétentes mais politiquement et techniquement limitées.
En définitive, la reconnaissance d’un droit à la qualité de l’air reste largement théorique, tant qu’il ne peut être invoqué utilement devant le juge pour obtenir réparation. Le passage d’un droit proclamé à un droit effectif suppose donc un changement d’approche sur la question du lien de causalité, point sur lequel la jurisprudence la plus récente semble amorcer un infléchissement notable.
II. Une inflexion jurisprudentielle salutaire : vers une reconnaissance effective de la responsabilité de l’État
A. Le tournant des arrêts du 9 octobre 2024 : vers une causalité probabiliste et contextualisée
Alors que l’affaire de l’école Michel Servet à Lyon illustre les limites du droit positif en matière d’indemnisation des préjudices liés à la pollution de l’air, les deux arrêts rendus par la cour administrative d’appel de Paris le 9 octobre 2024marquent une rupture doctrinale notable (CAA Paris, n° 23PA03742 et 23PA03743, commentés par S. Brimo, AJDA 2024, p. 2376). Pour la première fois, une juridiction d’appel reconnaît un lien de causalité direct et certain entre l’exposition de jeunes enfants à des pics de pollution et l’aggravation de leurs pathologies respiratoires.
Les faits étaient tristement représentatifs d’une réalité urbaine connue : les enfants concernés vivaient à proximité immédiate du boulevard périphérique parisien et de l’incinérateur de Saint-Ouen. Ils souffraient d’otites, de bronchiolites à répétition, de conjonctivites et de troubles respiratoires persistants. Leurs parents soutenaient que les pics de pollution atmosphérique, identifiés à plusieurs reprises par les organismes de surveillance régionaux, coïncidaient avec l’aggravation de l’état de santé de leurs filles. Après un déménagement hors de la région parisienne, une amélioration rapide et significative avait été constatée.
Le juge d’appel ne s’est pas arrêté à une analyse strictement mécanique ou individualisée du lien causal. Il a adopté une approche en deux temps :
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D’abord, une causalité générale, fondée sur les données épidémiologiques : la pollution, notamment le dioxyde d’azote et les particules fines, constitue un facteur reconnu d’aggravation des affections respiratoires infantiles.
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Ensuite, une causalité spéciale, fondée sur les éléments de l’espèce : absence d’autres causes identifiées (tabagisme, allergènes, facteurs familiaux), proximité immédiate avec les sources polluantes, corrélation temporelle entre les pics et les symptômes, et surtout amélioration nette après déménagement.
Cette démarche relève d’une pragmatique de la présomption, proche de celle utilisée par le Conseil d’État en matière de vaccination obligatoire (CE, 9 mars 2007, Mme Schwartz, n° 267635), où le lien causal peut être présumé à partir d’un faisceau d’indices concordants, sans qu’il soit exigé une traçabilité scientifique absolue.
Le juge reconnaît ainsi que l’exposition de l’enfant à des niveaux élevés de pollution « doit être regardée comme étant en lien de causalité directe [...] avec l’aggravation de ces pathologies », ouvrant droit à réparation. Cette solution, inédite, semble traduire une volonté d’adéquation du droit à la réalité sanitaire, quitte à adapter la rigueur probatoire aux spécificités du contentieux environnemental.
B. Une réparation encore modeste mais à forte portée symbolique
Malgré cette avancée jurisprudentielle sur le terrain de la causalité, les montants d’indemnisation accordés restent modestes au regard des préjudices allégués. Les familles, qui sollicitaient plus de 200 000 €, n’ont obtenu que 2 000 € et 4 000 € respectivement. Le juge a limité la réparation à l’aggravation des pathologies, refusant d’indemniser l’ensemble des symptômes et excluant toute prise en charge des frais de déménagement, pourtant probants pour établir le lien causal.
Par ailleurs, le préjudice d’anxiété a été écarté, faute pour les requérants de démontrer un risque avéré de pathologie grave affectant l’espérance de vie. Cette exigence, qui s’écarte des critères admis en matière d’exposition à l’amiante ou à des médicaments dangereux, témoigne d’une forme de prudence jurisprudentielle, qui pourrait évoluer à mesure que les connaissances médicales progressent.
Il n’en demeure pas moins que ces décisions ouvrent une voie contentieuse nouvelle, en reconnaissant la possibilité effective d’une réparation du préjudice sanitaire causé par la carence fautive de l’État dans la lutte contre la pollution de l’air. Elles invitent à une transformation du contentieux : celui-ci ne doit plus se limiter à une reconnaissance symbolique de la faute, mais doit tendre à la justiciabilité du droit à l’environnement.
Dans cette perspective, le rôle du juge administratif est central : en adaptant ses critères d’appréciation, il amorce une réconciliation du droit avec la réalité sanitaire des populations les plus vulnérables. Toutefois, cette avancée reste conditionnée à la qualité des éléments de preuve et à la capacité des requérants à démontrer la spécificité de leur exposition, ce qui pose une nouvelle fois la question des inégalités dans l’accès à la justice environnementale.
III. Quelles stratégies pour les praticiens ? Vers un contentieux plus pragmatique et préventif
A. Penser l’action en amont : prévenir l’aggravation plutôt que réparer le dommage
La jurisprudence récente montre que les actions indemnitaires, bien que désormais envisageables, demeurent complexes, longues et peu rémunératrices pour les victimes. Le praticien a donc tout intérêt à privilégier, lorsque cela est possible, une stratégie préventive, fondée sur l’attaque de l’inaction administrative en matière de qualité de l’air.
Le recours à des procédures non indemnitaires peut permettre de forcer l’administration à agir plus efficacement. On pense notamment :
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à l’action en annulation pour excès de pouvoir, visant l’insuffisance d’un plan de protection de l’atmosphère (PPA) ou son absence, sur le fondement des articles L. 222-4 et suivants du code de l’environnement ;
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à l’action en carence, sur le fondement de l’article L. 2131-6 du CGCT, applicable aux collectivités, permettant d’obtenir une injonction du préfet en cas de refus d’agir ;
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au référé-liberté (CJA, art. L. 521-2), mobilisable en cas d’atteinte grave et immédiate à un droit fondamental, comme celui à la santé ou à l’environnement.
La décision Commune de Grande-Synthe (CE, 1er juill. 2021, n° 427301) a consacré ce type d’approche stratégique en matière climatique, avec transposition possible au champ de la pollution atmosphérique. Le juge, saisi d’un manquement aux obligations européennes, peut enjoindre à l’administration de revoir son action environnementale.
Ces actions présentent l’avantage de créer un contentieux plus rapide et plus visible, potentiellement médiatisé, et d’entraîner une réaction administrative plus immédiate, surtout lorsque la protection de jeunes enfants est en jeu.
B. Construire la preuve du lien causal : mobiliser expertise, temporalité et faisceaux d’indices
Dans les contentieux indemnitaires, la clé de voûte reste la preuve du lien de causalité. La jurisprudence récente invite à adopter une stratégie rigoureuse, fondée sur :
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des rapports d’analyse de la qualité de l’air fournis par les associations agréées comme Atmo France (valeurs limites journalières, horaires, cartes d’exposition) ;
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une documentation médicale précise, attestant des affections respiratoires des enfants (certificats, courbes d’évolution, rapports pédiatriques) ;
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une corrélation temporelle entre les épisodes de pollution et l’aggravation des symptômes ;
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l’élimination méthodique des causes alternatives (absence d’allergènes, non-exposition au tabac, conditions de logement correctes) ;
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enfin, l’appui éventuel sur une expertise médicale ou environnementale indépendante, pour objectiver les risques et démontrer les effets pathogènes.
Le déménagement de la famille, s’il s’accompagne d’une amélioration tangible de la santé de l’enfant, peut constituer un élément central de preuve, même s’il ne fonde pas en soi un droit à remboursement. Il permet de rendre perceptible, de manière quasi-expérimentale, l’effet de la pollution sur la santé.
Le praticien peut ainsi plaider non pas l’existence d’une cause unique, mais l’aggravation pathologique résultant d’un environnement pollué, selon une logique d’exposition cumulative que le juge semble désormais enclin à reconnaître.
C. Vers une indemnisation collective ou systémique ? Nouvelles voies à explorer
La multiplication de ces contentieux individuels soulève une question de fond : le droit à respirer un air sain peut-il encore être défendu efficacement sur le terrain de la responsabilité individuelle ? L’inégalité des armes, l’ampleur des preuves à produire et le montant limité des réparations invitent à explorer d’autres leviers.
D’une part, la mobilisation du tissu associatif apparaît indispensable. La loi n° 2020-105 du 10 février 2020 a renforcé la capacité des associations agréées à agir en justice, y compris dans le cadre de recours collectifs. Les avocats peuvent ainsi construire des actions conjointes parents/ONG, plus visibles et plus légitimes.
D’autre part, la question d’un fonds d’indemnisation dédié aux victimes de la pollution de l’air mérite d’être posée. Un tel mécanisme, à l’image du FIVA pour l’amiante, permettrait de sortir du contentieux de masse et de mieux répondre à l’enjeu sanitaire. Un rapport sénatorial de 2018 avait déjà identifié la pollution de l’air comme une urgence de santé publique nécessitant une réponse systémique.
Enfin, l’adoption de la nouvelle directive européenne du 14 octobre 2024 sur la qualité de l’air ambiant ouvre des perspectives. En renforçant les obligations de résultats et en abaissant les seuils admissibles, ce texte pourrait faciliter de nouveaux contentieux, notamment en matière d’exposition chronique, aujourd’hui encore peu traitée.
Conclusion.
Respirer un air sain constitue une exigence élémentaire de dignité humaine. Pourtant, en dépit des proclamations normatives et des engagements internationaux, ce droit peine encore à trouver une traduction juridiquement opérante dans notre ordre juridique. Si l’arsenal réglementaire est solide – plans de protection de l’atmosphère, valeurs limites, obligations de résultat – son effectivité reste compromise par les limites structurelles de l’action publique, les obstacles probatoires et les silences du droit positif.
Les praticiens du droit, qu’ils soient avocats, universitaires ou juges, doivent aujourd’hui penser ce droit non comme une abstraction constitutionnelle ou une déclaration de principe, mais comme une norme de protection réelle, opposable, justiciable. Cela suppose de renouveler les stratégies contentieuses, de mobiliser les outils scientifiques et de renforcer les coopérations entre acteurs du droit et acteurs de la santé publique.
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