La rémunération variable demeure une source importante de contentieux entre employeurs et salariés. En effet, la détermination des objectifs, leur communication, ainsi que la preuve de leur réalisation suscitent fréquemment des désaccords. À cela s’ajoutent les interrogations relatives à la prescription, qui limite dans le temps la possibilité de réclamer le paiement d’un complément de salaire. Les juridictions sociales, et plus particulièrement la Cour de cassation, ont eu l’occasion de clarifier ces questions à travers plusieurs arrêts marquants tels que Cass. soc., 2-3-2011, n°08-44.977 [[Cass. soc., 2-3-2011, n°08-44.977]] ou encore Cass. soc., 6-11-2024, n°23-16.632 [[Cass. soc., 6-11-2024, n°23-16.632]].

 

Le présent article propose d’examiner les principes directeurs qui se dégagent de la jurisprudence en matière de prime variable. Dans un premier temps, il s’agira d’identifier les fondements de la rémunération variable. Puis, l’étude se focalisera sur la charge de la preuve applicable à la part variable de la rémunération. Ensuite, la question de la communication des objectifs ainsi que ses conséquences seront exposées. Enfin, un point complet sera réalisé sur le régime de la prescription, à la lumière des décisions les plus récentes.

{{{Les fondements de la rémunération variable}}}

 

La rémunération variable est souvent présentée comme un mécanisme incitatif destiné à récompenser la performance du salarié. Elle peut prendre la forme d’une prime de résultat, d’un bonus annuel ou d’une part de salaire conditionnée à l’atteinte d’objectifs chiffrés. Dans tous les cas, le salarié perçoit un salaire de base auquel s’ajoute un complément dépendant d’indicateurs prédéfinis.

 

{{{**Droit applicable et principes généraux}}}

 


Sur le plan légal, la rémunération variable est considérée comme un élément du salaire, avec pour corollaire l’application des règles générales liées à la protection du salaire. Ainsi, la part variable est soumise aux dispositions sur le paiement mensuel, au principe de non-discrimination, ainsi qu’au respect de la règle de l’intangibilité du salaire. Selon la jurisprudence constante, la clause d’objectifs ne doit pas avoir pour effet de priver le salarié d’une rémunération minimale ou de rendre l’obtention du bonus impossible en pratique.

 

Par ailleurs, le Code civil consacre un principe fondamental à l’article 1353 [[Art. 1353 du Code civil]] : « Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver ; réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement. » Appliqué au domaine de la rémunération variable, ce texte impose un cadre strict pour la répartition de la charge de la preuve entre employeur et salarié.

 

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{{{**Les objectifs et leur caractère réalisable}}}

 


L’employeur et le salarié peuvent convenir, dans une clause spécifique du contrat de travail ou dans un avenant ultérieur, des conditions et modalités d’attribution de cette rémunération variable. Lorsque les objectifs sont fixés unilatéralement par l’employeur, la jurisprudence exige qu’ils soient réalisables et cohérents avec les fonctions occupées. Dans l’arrêt Cass. soc., 2-3-2011, n°08-44.977 [[Cass. soc., 2-3-2011, n°08-44.977]], la Cour de cassation a rappelé que l’employeur pouvait modifier ces objectifs d’une année sur l’autre, à la condition de les communiquer en début d’exercice et de veiller à leur accessibilité.

 

Les juges contrôlent ainsi le caractère « atteignable » des objectifs : s’ils ne sont pas raisonnables ou s’ils sont déterminés de manière purement arbitraire, la clause peut être jugée inopposable au salarié, qui pourra alors prétendre au versement du bonus dans son intégralité. Dans certains cas, l’employeur est même contraint de démontrer que les performances attendues relevaient d’indicateurs objectifs et non fantaisistes.

 

{{{La répartition de la charge de la preuve}}}


 

{{{**Un principe d’équilibre}}}

 


Le législateur, par le truchement de l’article 1353 du Code civil [[Art. 1353 du Code civil]], énonce que la preuve de l’obligation incombe à celui qui la réclame. Néanmoins, en droit du travail, la Cour de cassation opère un partage plus nuancé de la charge de la preuve lorsqu’il est question de rémunération variable.

 

Dans un arrêt particulièrement éclairant, Cass. soc., 2-10-2024, n°22-16.519 [[Cass. soc., 2-10-2024, n°22-16.519]], la Haute Juridiction a précisé que le salarié qui demande l’exécution d’une clause de rémunération variable doit prouver l’existence de cette clause et, éventuellement, en rapporter le contenu. 

 

En revanche, si l’employeur se prétend libéré de toute obligation de paiement, il doit justifier que les objectifs n’ont pas été atteints. Ce partage a pour effet de préserver le salarié d’une charge probatoire trop lourde, surtout lorsque les modalités de calcul du bonus relèvent d’éléments détenus par l’employeur (tableaux de suivi, statistiques commerciales, etc.).

 

{{{**Démonstration et preuve contraire}}}

 


Cette répartition signifie que, dès lors que le salarié fournit la preuve de l’existence de la clause, il dispose d’une présomption de droit à la rémunération variable. Il appartient alors à l’employeur d’apporter la preuve contraire. Si l’employeur ne produit pas de documents établissant la non-réalisation des objectifs, son argumentation se révélera insuffisante, et la rémunération variable sera réputée due.

 

Tel fut le cas dans l’affaire examinée à l’occasion de Cass. soc., 15-12-2021, n°19-20.978 [[Cass. soc., 15-12-2021, n°19-20.978]], où l’employeur n’avait produit aucun élément concret permettant de vérifier le réalisme des objectifs. La cour d’appel, suivie par la Cour de cassation, a estimé que le salarié pouvait bénéficier du bonus intégral, l’employeur ayant failli à démontrer le non-accomplissement des objectifs prétendument fixés.

 

{{{La communication et la fixation des objectifs}}}


 

{{{**L’importance du moment de la communication}}}

 


Le salarié doit pouvoir prendre connaissance des objectifs suffisamment tôt pour orienter ses efforts et accomplir les tâches qui lui permettront de remplir les critères fixés. La Cour de cassation rappelle régulièrement que la communication tardive ou inexistante de ces objectifs emporte des conséquences défavorables pour l’employeur.

 

Dans l’arrêt Cass. soc., 31-1-2024, n°22-22.709 [[Cass. soc., 31-1-2024, n°22-22.709]], la Haute Juridiction a affirmé que, si l’employeur communique les objectifs en cours ou en fin d’exercice, le salarié se trouve dans l’incapacité de les atteindre, faute d’information préalable. Dès lors, l’employeur ne peut valablement s’opposer au paiement du bonus. La jurisprudence considère que les objectifs doivent être donnés « en début d’exercice », c’est-à-dire dans un délai permettant au salarié de se conformer aux exigences.

 

{{{**Conséquences d’une omission ou d’une imprécision}}}

 


Lorsque l’employeur omet de fixer des objectifs ou ne les communique pas dans les délais, il prend le risque de voir les juges ordonner le versement intégral du bonus. De même, si les objectifs sont communiqués mais demeurent trop vagues ou inintelligibles pour être mis en œuvre, le salarié peut en tirer argument pour obtenir la totalité de la prime.

 

Par exemple, si l’employeur ne précise pas clairement les indicateurs de performance, l’étendue de la clientèle visée ou les critères de mesure des résultats, le salarié pourra soutenir que les objectifs étaient inaccessibles ou insincèrement établis. Dans ces hypothèses, les juridictions n’hésitent pas à sanctionner l’employeur, considérant que c’est à celui qui détermine unilatéralement la part variable du salaire de veiller à sa clarté et à sa cohérence.

 

{{{Les conséquences de l’absence d’objectifs réalisables}}}


 

{{{**L’obligation de verser l’intégralité de la rémunération variable}}}

 


Les décisions de la Cour de cassation illustrent fréquemment que, dès lors que l’employeur n’est pas en mesure de prouver la réalisabilité des objectifs ou leur communication régulière, il s’expose au versement total du bonus. Dans un contexte où la jurisprudence protectrice vise à éviter que le salarié ne soit placé dans l’impossibilité de satisfaire ses obligations, cette solution a pour but de rétablir l’équilibre contractuel.

 

Ainsi, lorsque l’employeur ne fournit aucun support chiffré ou tableau justifiant que le salarié n’a pas atteint les niveaux de performance requis, les juges considèrent qu’il n’a pas rempli son obligation de démontrer l’échec du salarié. Dans un tel cas, il incombe à l’employeur, qui se prévaut de la défaillance du salarié, de prouver le contraire.

 

{{{**Absence de prévision au contrat}}}

 


La même logique s’applique si le contrat de travail ne contient aucune clause de bonus, mais qu’il existe un usage ou un engagement unilatéral dans l’entreprise prévoyant une rémunération variable selon des objectifs. Si l’employeur ne respecte pas cet usage, par exemple en ne transmettant pas les modalités de calcul, la sanction peut être identique : le salarié pourra exiger la somme correspondant à la part variable, en s’appuyant sur le manquement de l’employeur à ses obligations.

 

Toutefois, la preuve d’un usage ou d’un engagement unilatéral incombe au salarié, qui doit établir l’existence, la constance et la fixité de la pratique. S’il y parvient, l’employeur devra ensuite démontrer que les conditions requises pour bénéficier de la prime n’étaient pas remplies ou étaient irréalisables.

 

{{{La prescription et son point de départ}}}


 

{{{**Le délai de trois ans applicable aux salaires}}}

 


En matière de salaire, et par extension de primes d’objectifs, la prescription triennale s’impose. L’article L. 3245-1 du Code du travail [[Art. L. 3245-1 du Code du travail]] stipule : « L’action en paiement ou en répétition du salaire se prescrit par trois ans. » Autrement dit, passé ce délai, le salarié se trouve privé de la possibilité de réclamer les sommes dues.

 

Cependant, la difficulté réside dans la détermination du point de départ de ce délai : s’agit-il de la date de communication tardive (ou d’absence de communication) des objectifs, ou bien de la date d’exigibilité effective du salaire ?

 

{{{**Jurisprudence récente sur le point de départ (2024)}}}

 


Dans un litige portant sur le rappel de primes de performance, la Cour de cassation a rappelé, dans un arrêt du 6 novembre 2024 (Cass. soc., 6-11-2024, n°23-16.632 [[Cass. soc., 6-11-2024, n°23-16.632]]), que le délai triennal court « à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».

 

En l’espèce, un syndicat avait obtenu, en novembre 2019, la reconnaissance de l’inopposabilité d’objectifs économiques fixés en 2014 et 2015. Un salarié, se fondant sur ce jugement, avait alors réclamé en septembre 2020 le paiement maximal de la part collective de la prime de performance pour les années 2014 à 2016. La cour d’appel avait accueilli sa demande, estimant qu’il ne pouvait connaître l’inopposabilité avant la décision de novembre 2019.

 

Toutefois, la Cour de cassation a censuré cette décision en considérant que le salarié ne pouvait ignorer le fait que l’employeur ne lui avait pas communiqué les objectifs au début de chaque exercice. Selon la Haute Juridiction, il appartenait au salarié de contester le calcul ou la non-communication dès la date d’exigibilité de chaque prime, et non d’attendre la décision obtenue par le syndicat. Ses demandes portant sur les années 2014 à 2016 se trouvaient donc prescrites.

 

{{{**Mise en perspective}}}

 


Cette position confirme la rigueur des juges sur la computation du délai de prescription. Dès lors que le salarié a conscience, ou aurait dû avoir conscience, du fait qu’aucun objectif ne lui était communiqué, le délai de trois ans commence à courir. Le simple argument selon lequel il fallait attendre une décision de justice pour obtenir la reconnaissance de l’inopposabilité des objectifs n’est pas recevable.

 

En pratique, il est donc conseillé aux salariés de réagir rapidement lorsqu’ils constatent un manquement de l’employeur dans la fixation et la communication des objectifs. À l’inverse, l’employeur doit veiller à prouver qu’il a bien rempli son obligation d’information dans les délais, sous peine de voir les magistrats considérer qu’il n’a pas permis au salarié de remplir les critères de performance.

 

{{{**Exemples illustratifs}}}

 

l’absence de communication totale
Un employeur ne transmet à aucun moment les objectifs au salarié. Face à la demande de paiement de la prime par ce dernier, l’employeur fait valoir que le salarié n’a pas atteint ses performances. Or, puisqu’il ne démontre ni l’existence d’objectifs, ni leur réalisation ou non-réalisation, le juge pourrait condamner l’employeur à verser la totalité du bonus.

 

{{{**La communication tardive
}}}

 

Les objectifs sont fixés à la fin du mois de septembre pour un exercice correspondant à l’année civile. Le salarié ne disposant plus du temps nécessaire pour orienter son activité et atteindre les résultats, l’employeur sera vraisemblablement contraint de payer l’intégralité de la prime.

 

{{{**La prescription dépassée}}}

 

Un salarié se rend compte, cinq ans plus tard, que l’employeur ne lui a jamais communiqué les objectifs sur lesquels était basée sa rémunération variable. S’il agit en justice au-delà du délai de trois ans après le moment où il aurait dû s’apercevoir du défaut de communication, l’action sera jugée prescrite.

 

La rémunération variable illustre à quel point le droit du travail repose sur une architecture précise de règles légales et jurisprudentielles visant l’équilibre entre les droits du salarié et la liberté de gestion de l’employeur. Les arrêts récents de la Cour de cassation, tels que Cass. soc., 2-10-2024, n°22-16.519 [[Cass. soc., 2-10-2024, n°22-16.519]] ou Cass. soc., 6-11-2024, n°23-16.632 [[Cass. soc., 6-11-2024, n°23-16.632]], rappellent que :

 

-* celui qui réclame le paiement d’une prime doit prouver l’existence de la clause ou de l’usage instituant la rémunération variable ;

-* en revanche, c’est à l’employeur de démontrer la non-réalisation des objectifs s’il s’estime libéré de son obligation de versement ;

-* la communication des objectifs en début d’exercice est impérative, et leur réalisme constitue un critère essentiel de leur validité ;


-* en cas de manquement de l’employeur à ses obligations, le salarié peut prétendre à l’intégralité de la rémunération variable pour l’exercice concerné ;

-* enfin, la prescription est de trois ans, à compter du jour où le salarié a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer son droit.

 

Il résulte de ce régime que la vigilance est de mise, tant pour le salarié que pour l’employeur. Le salarié doit, de son côté, vérifier que la clause de rémunération variable figure dans son contrat ou qu’un usage la prévoit, se faire communiquer les objectifs chaque année et, en cas de litige, agir dans le délai de trois ans. De son côté, l’employeur doit établir des objectifs réalisables, les transmettre au salarié en temps opportun et être prêt à produire tout élément utile démontrant l’éventuel non-respect de ces critères.

 

Sous l’angle pratique, un contentieux relatif aux primes d’objectifs requiert donc une préparation minutieuse. Les deux parties doivent constituer leur dossier probatoire dès l’apparition du différend ou, mieux encore, dès la négociation du contrat. Les employeurs, conscients de la sévérité des sanctions, auront tout intérêt à consigner dans des écrits (avenants, notes de service, e-mails) la fixation des objectifs en début d’exercice et la mesure de leur atteinte. Les salariés, quant à eux, veilleront à demander explicitement les objectifs lorsqu’ils ne sont pas communiqués spontanément et à effectuer des réclamations écrites si aucune réponse ne leur est donnée.

 

Ainsi, la rémunération variable n’a pas pour seule vocation de reconnaître la performance : elle constitue également un objet technique du droit, régi par des principes de preuve exigeants et un cadre prescriptif strict. Par sa jurisprudence constante, la Cour de cassation rappelle que le non-respect des règles de fixation et de communication des objectifs a un coût pour l’employeur, tandis que l’inaction prolongée du salarié se heurte à la barrière triennale. Le caractère équilibré de ces dispositions garantit une sécurité juridique et encourage un dialogue social plus formalisé autour de la détermination de la part variable des salaires.