Dans un récent arrêt du 6 décembre 2023, la Cour de cassation aborde la délicate notion de la marque « évocatrice », susceptible de remettre en cause la condition de distinctivité et donc la validité d’une marque enregistrée.

Pour rappel, le critère de distinctivité d’une marque est prévu à l’article L.711-2, 2° du Code de la propriété intellectuelle qui dispose que «Ne peuvent être valablement enregistrés et, s'ils sont enregistrés, sont susceptibles d'être déclaré nuls : Une marque dépourvue de caractère distinctif ».

La condition de distinctivité découle de la fonction essentielle de la marque qui est de garantir au consommateur ou à l’utilisateur final l’identité d’origine du produit ou service désigné par la marque[1]. En pratique, la marque choisie doit donc être composée d’éléments arbitraires, et ne pas désigner une caractéristique ou une qualité des produits en cause. A titre d’exemple, la marque « Ultra doux » pour des produits capillaires a été jugée descriptive car décrivant la qualité des produits[2].

Bien qu’il n’y ait aucun doute sur l’absence de distinctivité de marques composées de termes descriptifs des produits et services visés, un tel constat semble moins évident lorsqu’il s’agit de marques évocatrices qui, par définition, se composent d’éléments pouvant faire référence, directement ou indirectement aux produits et services visés.

Encore aujourd’hui, le caractère distinctif des marques évocatrices fait débat au sein des juridictions, comme en atteste cette décision de la Cour de cassation du 6 décembre 2023.

En l’espèce, l’affaire oppose deux sociétés.

La première – la société Lekiosque.fr – propose par l’intermédiaire de son site, des abonnements à des journaux et magazines en version numérique. Elle est titulaire de la marque verbale française « lekiosque.fr ».

La seconde – la société Toutabo – est spécialisée dans la collecte d’abonnements sur internet pour la presse papier. Elle est titulaire de la marque semi-figurative « monkiosque.fr – monkiosque.net », de la marque française verbale « monkiosque » ainsi que des noms de domaine « monkiosque.fr » et « monkiosque.net ».

Considérant que les marques « monkiosque.fr – monkiosque.net » et « monkiosque » (ci-après « les Marques contestées ») portaient atteinte à ses droits antérieurs, la société Lekiosque.fr a décidé de former une action en annulation des marques de la société Toutabo, pour défaut de distinctivité notamment. En réaction, la société Toutabo a formé une demande reconventionnelle en contrefaçon de ses marques et en réparation de son préjudice.

La Cour d’appel a débouté notamment la société Lekiosque.fr de sa demande en annulation pour défaut de distinctivité des Marques contestées. 

La société Lekiosque.fr a donc formé un pourvoi en cassation en faisant valoir que les Marques contestées et notamment composées du terme « kiosque » étaient dépourvues de distinctivité en ce qu’elles décrivent et évoquent les services de vente, d’abonnement ou de distribution de presse en ligne visés.

En l’espèce au soutien de sa demande, la société Lekiosque.fr soutenait que le terme « kiosque » faisait aujourd’hui l’objet d’un usage généralisé dans le secteur de la distribution de la presse en ligne.

Or, cet argument n’a pas suffi à convaincre la Cour de cassation qui a rappelé que le caractère distinctif de la marque s’apprécie au jour du dépôt et au regard de la connaissance du terme contesté auprès du public concerné. Autrement dit, le caractère distinctif et évocateur ne s’apprécie pas au jour du litige.

Partant en application de ce principe, la Cour de cassation a validé le raisonnement des juges de la Cour d’appel ayant relevé « qu'il n'est pas démontré qu'à la date des demandes d'enregistrement des marques en cause » et qu’« au contraire, que les articles de presse datés entre 2000 et 2006 adjoignent au terme « kiosque » les adjectifs « numérique » ou « électronique », ce qui montre que le public ne peut faire un rapprochement immédiat entre l'expression « monkiosque », certes évocatrice, reprise dans les marques litigieuses, et ces services. »

La Cour de cassation poursuit en indiquant qu’en l’état de ces constatations, la Cour d’appel « n'était pas tenue de procéder à une recherche qui ne lui était pas demandée » et « a pu ne pas tenir compte de la généralisation actuelle alléguée de l'appellation « kiosque », dans le secteur de la distribution de la presse en ligne, laquelle était inopérante pour apprécier le caractère distinctif du signe « monkiosque » au moment du dépôt des marques attaquées, dès lors que la société Lekiosque.fr n'avait pas soutenu qu'à cette date, il était raisonnable d'envisager qu'il le devienne ».

Il ressort de ces éléments que la généralisation d’un terme au moment du litige n’a pas d’effet sur l’appréciation du caractère distinctif de la marque au moment du dépôt, sauf à démontrer que, déjà au moment du dépôt, le caractère évocateur était déjà présent.

Auparavant et à titre d’illustrations, les juges ont pu admettre la distinctivité des marques évocatrices suivantes : « Zeste » (pour désigner des boissons)[3] ou « Securitas » (pour désigner des services de gardiennage et de protection)[4] ou encore « petites récoltes » (pour désigner du vin)[5].

Cette affaire met en lumière le fait que le caractère évocateur d’un signe ne constitue pas nécessairement un obstacle à son enregistrement et à sa protection mais met en avant tout de même le fait que la frontière entre une marque évocatrice et une marque non distinctive est subtile, subjective si ce n’est incertaine et nécessite en tout état de cause de se ménager la preuve de cette distinctivité, qui doit être rapportée au moment du dépôt de la marque.

De manière générale, si le droit protège en théorie toutes les marques de la même façon, force est de constater, qu’en pratique, les marques évocatrices constituent des marques présentant un degré de protection plus faible que celles hautement distinctives. Plus une marque sera allusive, moins son monopole sera facile à défendre contre ses concurrents, notamment dans le cadre d’une action en contrefaçon. Il est donc essentiel pour tout titulaire d’une marque évocatrice de se ménager la preuve de la distinctivité de sa marque au moment du dépôt.


[1] Cour d’appel de Paris, 6 février 2015, RG n°14/12202

[2]CA Versailles, 11 févr. 2001 : Gaz. Pal. 21-22 nov. 2001, p. 53

[3] CA Paris, 17 oct. 1988 : PIBD 1989, III, p. 170

[4] TGI Paris, 6 juill. 1995 : PIBD 1995, III, p. 470

[5] Cass. Com, 6 mars 2007 : PIBD 2007, n° 851, III, p. 301