Le principe de précaution est aujourd’hui un fondement du droit environnemental et sanitaire, notamment en droit français et européen. Il trouve sa consécration dans l'article 5 de la Charte de l'environnement, qui impose aux autorités publiques de prendre des mesures provisoires et proportionnées en cas de risque de dommages graves et irréversibles, même en l’absence de certitudes scientifiques. Cette approche se distingue radicalement de la prévention, qui intervient lorsque le risque est avéré.

Toutefois, dans l’application du principe de précaution, une distinction essentielle s’impose entre risque incertain et risque hypothétique. Ce distinguo est fondamental, car le droit n’admet pas la prise de mesures en réponse à un risque purement hypothétique. Le présent article se propose d’examiner cette distinction et ses conséquences, notamment du point de vue de l’application du principe de précaution.


I. Distinction entre risque incertain et risque hypothétique

A. Le risque incertain : une menace plausible mais non avérée

Le risque incertain désigne une situation où une menace pour la santé humaine ou l’environnement est plausible, mais où les connaissances scientifiques disponibles ne permettent pas d'en établir avec certitude l’existence ni l’ampleur. Il existe toutefois des indices sérieux, des alertes scientifiques et des résultats d’études partielles qui rendent raisonnable la crainte d’un dommage.

Le Tribunal de première instance de l’Union européenne (TPICE) a établi qu'un risque incertain repose sur une plausibilité scientifique et non sur des suppositions non étayées (TPIUE, 12 avril 2013, Du Pont de Nemours, T-31/07). Le principe de précaution peut alors être invoqué, et des mesures peuvent être prises pour éviter un dommage potentiel.

Exemple :

  • L’affaire du Médiator (TA Paris, 3 juillet 2014) illustre bien la prise en compte d’un risque incertain. Dès 1999, des alertes avaient été émises sur la toxicité du benfluorex, mais il a fallu attendre 2009 pour son interdiction. Le juge a retenu une carence fautive des autorités sanitaires, car les signaux d’alerte auraient dû conduire à une suspension de l’autorisation de mise sur le marché avant l’obtention de certitudes absolues.

  • Les ondes électromagnétiques des antennes-relais : le Conseil d’État (CE, 8 oct. 2012, Commune de Lunel) a admis que le principe de précaution s’appliquait aux risques liés aux champs électromagnétiques en raison des incertitudes scientifiques sur leurs effets sur la santé humaine.

B. Le risque hypothétique : une simple spéculation sans fondement scientifique

Le risque hypothétique, en revanche, ne repose sur aucune base scientifique sérieuse. Il s’agit d’un danger purement conjectural, sans indices ni éléments de preuve suffisants pour fonder une crainte raisonnable. Le juge administratif comme le juge européen ont rappelé que l’application du principe de précaution ne saurait reposer sur de simples suppositions (CJUE, 8 juillet 2010, Afton Chemical, C-343/09).

Exemple :

  • Les OGM : Dans l’affaire Monsanto (CJUE, 8 sept. 2011, C-58/10 à C-68/10), la Cour de justice de l’UE a refusé d’appliquer le principe de précaution au refus de mise en culture de certains OGM, en soulignant que l’existence d’un risque potentiel doit être objectivement démontrée et non simplement supposée.

  • Les inondations et les risques connus : Le principe de précaution ne s’applique pas à un risque avéré et connu, ni à des phénomènes naturels récurrents pour lesquels existent déjà des dispositifs de prévention (CAA Lyon, 23 avril 2015, n°13LY03096).

En résumé, la différence majeure entre risque incertain et risque hypothétique réside dans la plausibilité scientifique du premier, qui repose sur des éléments objectifs et des études sérieuses, tandis que le second demeure une pure spéculation sans fondement scientifique.


II. Conséquences de cette distinction sur le principe de précaution

A. Une application limitée du principe de précaution aux seuls risques incertains

Le principe de précaution ne vise pas à atteindre un hypothétique "risque zéro" (TPICE, 21 oct. 2003, Solvay Pharmaceuticals, T-392/02). Il permet aux autorités publiques d’agir face à un risque plausible, mais non totalement prouvé. Toutefois, pour être applicable, un risque doit être :

  1. Sérieux : il doit concerner des dommages potentiels graves et irréversibles.
  2. Étayé scientifiquement : il ne suffit pas d’invoquer une simple inquiétude, il faut des indices et des travaux scientifiques crédibles.
  3. Évaluable : des études doivent permettre d’estimer l’ampleur du risque et de proposer des mesures proportionnées.

Conséquence :

  • Le Conseil d’État a refusé d’appliquer le principe de précaution à une réglementation des pistolets à impulsion électrique, considérant qu’il ne s’agissait pas d’un risque environnemental (CE, 2 sept. 2009, n°318584).
  • De même, en matière nucléaire, la seule existence d’incertitudes scientifiques ne suffit pas pour justifier une interdiction totale (CE, 17 oct. 2014, Comité de réflexion anti-nucléaire, n°361315).

B. Des mesures proportionnées et provisoires

Les mesures prises sous l’égide du principe de précaution doivent être :

  • Proportionnées : elles ne doivent pas être excessives par rapport au risque.
  • Provisoires : elles doivent être révisables à mesure que les connaissances évoluent.
  • Basées sur une évaluation scientifique (TPIUE, 12 avril 2013, Du Pont de Nemours, T-31/07).

Exemple concret :

  • Suspension de pesticides (CE, 11 juin 2014, Société Syngeta Seeds SAS) : le Conseil d’État a jugé proportionnée l’interdiction temporaire d’un pesticide suspecté d’être nocif pour les abeilles, en attendant des études complémentaires.

  • Gestion du COVID-19 : certaines restrictions (port du masque, confinement) ont été justifiées par le principe de précaution, car des incertitudes existaient quant à la transmission du virus au début de la pandémie.

C. Une distinction essentielle pour éviter l’arbitraire

Si le principe de précaution était appliqué à tout risque hypothétique, il aboutirait à des décisions arbitraires et injustifiées, freinant l’innovation et la recherche. Cette crainte est notamment exprimée par ceux qui dénoncent un excès de "précautionnisme".

Le Conseil d’État et la CJUE ont rappelé que les autorités ne peuvent prendre des décisions fondées sur de simples suppositions, au risque de violer le principe de proportionnalité et la liberté d’entreprendre.


Conclusion

Le principe de précaution est un outil puissant de gestion des incertitudes scientifiques, permettant d’agir avant qu’un dommage ne soit irréversible. Cependant, il ne doit pas être détourné pour justifier des interdictions arbitraires fondées sur des risques purement hypothétiques.

La distinction entre risque incertain et risque hypothétique est donc essentielle pour éviter à la fois l’inaction coupable face à une menace plausible (comme dans l’affaire du Médiator) et les restrictions excessives sans base scientifique solide (comme dans certains débats sur les OGM ou les antennes-relais). En définitive, le principe de précaution n’est pas un principe d’abstention, mais un principe d’évaluation et d’action raisonnée.