Voilà déjà près de 11 ans que le législateur a introduit, à l'article L. 600-1-2 du code de l'urbanisme, les dispositions encadrant l'intérêt à agir du vulgum pecus (toute personne autre que l'Etat, les collectivités territoriales, leurs groupements ou une association) contre une décision relative à l'occupation ou à l'utilisation du sol régie par ledit code.

Comme toute novation normative, la jurisprudence a d'abord fait quelque pas de valse-hésitation avant d'abord, de se stabiliser puis, ensuite, de venir combler peu à peu les angles morts qu'un texte génère immanquablement.

Sans revenir sur l'ensemble des décisions marquantes de cette œuvre prétorienne, on citera néanmoins :

  • CE, 10 juin 2015, M. Brodelle et Mme Gino, n° 386121, fiché en A, qui pose qu'il appartient au juge d’apprécier la recevabilité de la requête « au vu des  éléments (…) versés au dossier par les parties, en écartant le cas échéant les allégations qu'il  jugerait insuffisamment étayées, mais sans pour autant exiger de l'auteur du recours qu'il apporte la preuve du caractère certain des atteintes qu'il invoque au soutien de la recevabilité de celui-ci »
  • CE, 13 avril 2016, M. Bartolomei, n° 389798, fiché en A, qui précise que le voisin immédiat dispose d’un intérêt suffisant pour contester celui-ci devant les juridictions administratives, sous réserve de faire « état devant le juge, qui statue au vu de l'ensemble des pièces du dossier, d'éléments relatifs à la nature, à l'importance ou à la localisation du projet de construction »
  • CE, 17 mars 2017, M. et Mme Malsoute, n° 396362, fiché en B, qui énonce que « lorsque le requérant, sans avoir contesté le permis initial, forme un recours contre un permis de construire modificatif, son intérêt pour agir doit être apprécié au regard de la portée des modifications apportées par le permis modificatif au projet de construction initialement autorisé »
  • CE, 17 février 2023, SCI 31 Marion, n° 454284, fiché en B, qui étend la décision Malsoute au cas du requérant contre un permis modificatif « ayant épuisé les voies de recours contre le permis initial, ainsi devenu définitif »

Si l'on pouvait ainsi penser que l'ensemble des configurations contentieuses possibles était couvert, les faits de l'espèce viennent sanctionner cet excès de candeur.

Dans l'affaire que la Cour administrative d'appel de Marseille vient d'examiner, un permis de construire initial était venu autoriser la réalisation d'une maison individuelle. Plus de trois ans après la délivrance de cette autorisation primitive, la pétitionnaire obtient un permis modificatif n°1, qui revoit l'implantation de la construction au prix d'une translation d'une quinzaine de mètres. Encore un an plus tard, un permis modificatif n°2 est délivré, sur un projet matériellement identique au premier modificatif, mais examiné au visa d'une étude technique complémentaire relative à la gestion de l'aléa "feu de forêt".

Un requérant, voisin immédiat du projet, ne s'est intéressé à celui-ci que lorsque la translation évoquée plus haut à eu pour effet de le déplacer directement en vis-à-vis de son bien. Problème, par inattention ou par erreur, il omet de contester le permis modificatif n°1 - qui consacre le changement d'implantation - et n'agit que contre le permis modificatif n°2 - qui n'apporte, stricto sensu, aucune modification au projet - en le déférant à la censure du juge administratif.

Débouté en première instance pour défaut d'intérêt à agir, faute d'avoir démontré que le titre de propriété dont il se prévalait lui conférait bien la qualité de voisin immédiat du projet, en raison d'un remaniement cadastral modifiant la numérotation des parcelles, il interjette appel de ce jugement en prenant le soin de pallier cette inconséquence.

A hauteur d'appel, le Rapporteur public de la Cour propose néanmoins de confirmer la décision de première instance, en retenant l'absence d'intérêt à agir au prix d'une substitution de motifs reposant sur l'analyse suivante :

  • L'appelant n'est pas en capacité de démontrer que les modifications apportées entre le permis de construire n°2 et le permis de construire n°1 sont de nature à affecter les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de son bien, dès lors que, comme on l'a vu précédemment, ces deux autorisations d'urbanisme portent sur un même projet et que l'unique différence tient à ce que le second comporte une pièce complémentaire. C'est en effet là l'application stricte de la grille de lecture habituelle pour l'application de L. 600-1-2 du code de l'urbanisme.
  • Mais le cas de l'espèce est un cas particulier : le permis initial est caduc, faute d'avoir reçu un commencement d'exécution suffisamment significatif dans son délai de validité. Le permis de construire modificatif n°1 a été délivré alors même que cette péremption était acquise, ce qui l'entache irrémédiablement d'illégalité. Idem s'agissant du permis de construire modificatif n°2, seul contesté.
  • Refusant d'y voir matière à déroger à la solution dégagée par la jurisprudence « Malsoute », le Rapporteur public s'est en revanche attelé à s'interroger si le permis contesté pouvait - ou non - être requalifié en nouveau permis et donc rouvrir plus largement les portes de l'intérêt à agir de l'appelant. Considérant que l'administration ne pouvait qu'ignorer la caducité du permis initial - il est vrai qu'elle ne dispose jamais, sauf cas très précis, des informations permettant d'apprécier cette circonstance lorsqu'elle instruit un dossier de permis modificatif - il exclut la possibilité d'une requalification de l'autorisation querellée en permis autonome.

Cette analyse, parfaitement rigoureuse d'un point de vue juridique, ne répondait toutefois pas à l'argumentation de l'appelant.

Pour celui-ci, le règlement au fond de l’affaire devait rejaillir sur l’appréciation de la recevabilité de la requête.

Si cela n'est pas conforme à l'ordre d'examen des questions consacré en contentieux administratif - le fameux « DINIF » (désistement, incompétence, non-lieu, irrecevabilités, fond) - il s'agit d'une dérogation que les juges du fond admettent parfois.

A titre d'illustration, on peut évoquer le cas d'une contestation, par un concurrent commercial, d’un permis de construire ne valant pas autorisation d’exploitation commerciale.

De prime abord, si ce requérant ne dispose pas d’un intérêt à agir d’ordre urbanistique, il est irrémédiablement irrecevable.

Mais s’il parvient à démontrer que l’autorisation d’urbanisme querellée aurait dû comporter un volet commercial, son intérêt à agir contre l’autorisation d’urbanisme lui sera reconnu.

Il était donc proposé à la Cour de transposer cette solution au cas de l’espèce : en constatant la caducité du permis initial, celui-ci disparait rétroactivement de l'ordonnancement juridique et ne peut servir de base légale aux permis modificatifs délivrés ultérieurement.

L'intérêt à agir du requérant, qui résulte toujours d'une comparaison entre un état post - celui qui résulte de la réalisation du projet - et un état ante, devait donc retenir comme référence non pas la résultante du PCM n°1 ou du permis initial, mais la situation de fait existante avant la délivrance du permis initial.

Cette lecture semblait être celle adoptée par Rémi DECOUT-PAOLINI sous la décision de principe « Malsoute » précitée :

« Au soutien de la demande d’annulation du permis modificatif, M. et Mme Malsoute faisaient notamment valoir son illégalité du fait de la caducité du permis initial – caducité dont ils se sont par ailleurs efforcés d’obtenir le constat mais sans réponse du maire à leur demande en ce sens présentée en juillet 2015. Sous le second numéro appelé 396366, ils se pourvoient contre la seconde ordonnance – prise le même jour que la première – par laquelle la présidente de la 1ère chambre a rejeté leur demande d’annulation du refus implicite du constat de la caducité. Cette ordonnance a elle aussi été rendue sur le terrain de l’irrecevabilité manifeste, mais au motif que les requérants n’avaient pas justifié de la notification de leur recours prescrite par l’article R. 600-1. Nous vous proposons logiquement d’examiner les pourvois en commençant par celui portant sur le permis initial – et son absence de caducité – avant d’examiner celui relatif au permis modificatif. »

En prenant le soin de mettre en exergue l'absence de caducité, Rémi DECOUT-PAOLINI semble admettre, implicitement mais nécessairement, qu'il importe d’examiner d’abord la question de la caducité éventuelle du permis initial, pour vérifier si cette caducité initiale peut, ou non, faire ressurgir l'intérêt à agir du requérant sur l'ensemble de l'autorisation d'urbanisme délivrée à la faveur du permis modificatif.

Ce lien logique apparaît encore plus clairement à l’aune des conclusions de Stéphane HOYNCK rendue sous la décision n° 454284 du 17 février 2023 :

« Lorsque le permis initial est devenu définitif, il est bien évidemment créateur de droit (CE section 26 juillet 1982 Le Roy p.315) de sorte que la délivrance d’un permis modificatif n’ouvre un nouveau délai contentieux que pour contester les aspects du permis initial qui ont été modifiés (CE 30 novembre 1966, Dame Martin, aux tables p. 1137 ; CE 2 avril 1971, Guerrini, aux tables p. 1239 ; CE 29 juin 1973, Ravallec, aux tables p. 1152 ; CE 27 octobre 1978, Dame Deyon, au recueil p. 408), sauf bien sûr à ce que le permis qualifié de modificatif doive être considéré comme un nouveau permis, à la lumière désormais des critères posés par votre jurisprudence de section Vincler (CE 26 juillet 2022 n° 437765). Mais cette requalification n’affecte pas le droit acquis au titre du PCI devenu définitif. En effet, dans tous les cas où le PC initial est définitif, la contestation du PCM ne pourra porter que sur des vices propres à ce PCM, l’annulation éventuelle du PCM ne pouvant pas avoir d’effet sur la légalité du PCI dans cette hypothèse (12 décembre 1975, Syndicat des copropriétaires de l'immeuble Résidence des Lilas, n° 95405 aux table). Cette portée du recours contre le PCM commande l’appréciation de l’intérêt pour agir d’un tiers contre ce PC : si un tiers ne peut plus obtenir l’annulation d’un PCI, soit parce qu’il ne l’a pas attaqué, soit parce qu’il l’a fait tardivement comme dans une affaire CE OPATOWSKI 419820 4 octobre 2019, soit encore comme ici parce que son recours a abouti à un rejet définitif, il ne pourra pas, en attaquant le PCM, obtenir plus que l’annulation de ce PCM, c’est donc au regard de l’objet propre de l’acte attaqué que doit s’apprécier l’intérêt pour agir des requérants. »

Par une lecture a contrario, l’intérêt à agir d’un requérant contre un permis modificatif n’est enserré dans le périmètre des seules modifications apportées au projet initial que dans l’hypothèse où le permis initial est définitif, c’est-à-dire lorsque :

  • Ce permis initial existe dans l’ordonnancement juridique ;
  • Ce permis initial ne peut plus voir sa légalité remise en cause ;
  • Ce permis initial confère au titulaire des droits acquis.

Tel n'est pas le cas lorsque le permis initial est périmé puisque cette péremption vaut disparition rétroactive de l'ordonnancement juridique.

Pour être parfaitement exhaustif, la question soumise à la Cour administrative d'appel de Marseille était quasiment inédite, puisque l'unique occurrence d'une situation analogue était à chercher dans une ordonnance rendue par la Cour administrative d’appel de Bordeaux du 27 août 2018, sous le n° 18BX02579 :

« 5. Pour justifier de leur intérêt à agir contre le permis de construire modificatif attaqué, M. et Mme B... ont fait valoir devant le tribunal que le projet comprend la réalisation d'un mur de 5 mètres de hauteur implanté en limite de leur propriété, qui est inesthétique, leur cause un préjudice d'ensoleillement et implique l'exercice par Mme E...d'un droit de tour d'échelle. Toutefois, comme l'ont relevé les premiers juges, dont le jugement n'est pas contesté sur ce point, les défendeurs ont fait valoir que ce mur a été autorisé non par le permis modificatif attaqué, mais par le permis de construire initial et il ressort des documents composant le dossier de demande de permis modificatif déposé par Mme E... que ce permis a seulement pour objet d'autoriser quelques modifications mineures au projet initial. Le tribunal a relevé que le mur pignon implanté en limite séparative, qui a été autorisé par le permis de construire initial, n'est en revanche pas concerné par ces modifications et les requérants ne contestent pas ce point en appel. Dans ces conditions, ainsi que l'ont estimé les premiers juges, et alors même que le permis de construire initial aurait été caduc à la date à laquelle le permis de construire modificatif a été sollicité ce qui rendrait ce permis modificatif illégal, les requérants ne justifient pas d'un intérêt leur donnant qualité pour demander l'annulation du permis de construire modificatif qu'ils contestent. Ainsi, ils ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que le tribunal a rejeté leur requête comme irrecevable. »

Toutefois, il semble que, dans cette espèce, la caducité du permis initial n'était pas établie et que le requérant n'avait pas fait valoir cette circonstance dans la démonstration de son intérêt à agir, en appel comme en première instance (Tribunal administratif de Poitiers du 3 mai 2018, n° 1700699).

Dans son arrêt n° 22MA02854 du 18 avril 2024, la Cour administrative d'appel de Marseille va finalement adopter une solution médiane, puisqu'elle retient que:

9. Il ressort des pièces du dossier que le projet objet du permis de construire modificatif litigieux porte, ainsi qu'il a été dit au point 1, sur la modification de l'implantation de la maison d'habitation objet du permis de construire délivré à Mme C... le 26 juin 2015 d'une quinzaine de mètres sur le terrain jouxtant la parcelle cadastrée section AI n°170. Les appelantes font état de ce que ce déplacement s'opère au-delà de la barrière végétale existante entre leur parcelle et celle où la maison devait initialement s'implanter, en sorte qu'il entraîne une vue directe depuis leur parcelle sur la maison à édifier, et que cette nouvelle implantation au sud de leur parcelle entraîne une perte d'ensoleillement de l'ordre de 2 heures en fin de journée. Ce faisant, elles justifient suffisamment de leur intérêt à agir contre le permis de construire modificatif délivré à Mme C... le 23 juillet 2018. Aucune pièce du dossier ne montrant que ce premier permis de construire modificatif serait devenu définitif, elles justifient également d'un intérêt à agir contre le permis de construire modificatif du 8 juillet 2019. Elles sont dès lors fondées à soutenir que le jugement attaqué, qui a rejeté la demande de M. A... comme irrecevable pour défaut d'intérêt à agir, est entaché d'irrégularité et à en demander l'annulation.

Pour parvenir à cette issue, la formation de jugement a pris en compte un facteur exogène : si ce requérant (et ses ayants droit en appel) n'avait pas contesté en temps utile le permis de construire modificatif n°1, un autre voisin l'avait fait à temps (CAA Marseille, 18 avril 2024, n° 22MA02853), de sorte que ce permis intermédiaire ne revêtait pas de caractère définitif.

Habile manière de retomber dans les canons habituels de l'article L. 600-1-2 du code de l'urbanisme, qui, si elle contente le justiciable, laisse néanmoins votre serviteur sur sa faim, tant les occasions de faire trancher la question résumée dans le titre de cet article - qui, certes, n'interpelle pas grand monde - sont rares...