La gestion d’un bail commercial ne se limite pas à un simple contrat de location. C’est un levier stratégique pour toute entreprise, car il conditionne la stabilité d’un point de vente, d’un atelier ou d’un siège. Dans un arrêt rendu le 19 juin 2025 (Cass. 3e civ., n° 24-22.125), la Cour de cassation a réaffirmé que l’action en constatation d’un bail commercial né du maintien en possession après un bail dérogatoire est imprescriptible.
Derrière cette formule juridique, se cache un enjeu crucial : un dirigeant peut sécuriser son implantation même plusieurs années après, tandis qu’un bailleur inattentif peut se retrouver lié malgré lui à un bail de neuf ans renouvelable. Pour les entrepreneurs comme pour les investisseurs immobiliers, cette règle impose une vigilance de chaque instant.
Comprendre le mécanisme du bail dérogatoire
Pourquoi recourir à un bail dérogatoire ?
Le bail dérogatoire, prévu par l’article L. 145-5 du Code de commerce, permet à une entreprise de tester un emplacement ou d’ouvrir un commerce sans s’engager immédiatement dans un bail commercial de longue durée. Sa durée est limitée à trois ans. C’est un outil de flexibilité, souvent privilégié lors de lancements ou de phases de croissance incertaine.
Le risque du maintien en possession
À l’expiration du bail dérogatoire, deux scénarios sont possibles :
- Le bailleur s’oppose clairement au maintien de l’entreprise dans les lieux : dans ce cas, l’entreprise doit libérer le local.
- Le bailleur reste passif et l’entreprise continue d’occuper le local : la loi considère qu’un bail commercial naît automatiquement, avec toutes ses conséquences (durée minimale de neuf ans, droit au renouvellement, plafonnement du loyer, indemnité d’éviction en cas de congé).
Pour le chef d’entreprise, cette automaticité est une véritable protection. Pour le propriétaire, c’est une contrainte lourde s’il n’a pas anticipé.
Prescription et imprescriptibilité : un point décisif
Le principe de la prescription biennale
En matière de baux commerciaux, l’article L. 145-60 du Code de commerce prévoit un délai de deux ans pour intenter la plupart des actions (fixation du loyer, contestation du congé, requalification de contrat).
Un dirigeant sait donc qu’il doit généralement agir rapidement pour faire valoir ses droits.
L’exception consacrée par la Cour de cassation
L’action en constatation de l’existence d’un bail commercial après maintien en possession échappe à ce délai. La Cour de cassation a jugé qu’elle est imprescriptible : une entreprise peut la former à tout moment, même plusieurs années après la fin du bail dérogatoire.
L’arrêt du 19 juin 2025 confirme cette solution, déjà posée en 2014 et en 2023. La Cour a rejeté les arguments constitutionnels des bailleurs, considérant que la règle ne porte atteinte ni au droit de propriété, ni à la sécurité juridique, ni au principe d’égalité.
Les conséquences stratégiques pour les chefs d’entreprise
Une sécurité renforcée pour l’exploitant
Pour une entreprise, l’imprescriptibilité est un gage de stabilité. Elle garantit que, tant que le bailleur n’a pas manifesté son opposition, le local reste juridiquement protégé par le statut des baux commerciaux. Cela permet de sécuriser :
- l’investissement réalisé dans l’aménagement du local,
- la valorisation du fonds de commerce,
- le droit au renouvellement ou à une indemnité d’éviction en cas de congé.
Un dirigeant peut donc envisager des projets à long terme sans craindre de voir ses droits éteints par le temps.
Un risque majeur pour le bailleur
À l’inverse, le propriétaire qui laisse un locataire se maintenir sans réagir se retrouve engagé, parfois malgré lui, dans un bail de longue durée. L’imprescriptibilité empêche toute contestation a posteriori. Pour un investisseur immobilier ou une foncière, l’impact financier peut être considérable.
Bonnes pratiques pour les dirigeants d’entreprise
Vérifier les conditions de validité
Avant de revendiquer un bail commercial né du maintien en possession, il faut s’assurer que :
- le bail initial était bien un bail dérogatoire conforme à l’article L. 145-5,
- le preneur est resté effectivement dans les lieux après l’échéance,
- le bailleur n’a pas exprimé d’opposition explicite avant la fin du bail.
Savoir mobiliser l’action en constatation
Si ces conditions sont réunies, le chef d’entreprise peut agir à tout moment pour faire reconnaître son bail commercial. Cette action peut être utilisée comme levier lors de négociations avec le bailleur, notamment pour :
- obtenir une stabilité juridique,
- sécuriser le financement bancaire (les banques exigent souvent un bail statutaire),
- préparer la cession du fonds de commerce.
Pour le bailleur : anticiper et formaliser
De leur côté, les propriétaires doivent être particulièrement vigilants. Un courrier recommandé ou un acte d’huissier notifiant la fin du bail et exigeant la libération des lieux est indispensable pour éviter la naissance d’un bail commercial non désiré.
Cas pratique : l’exemple d’un dirigeant commerçant
Un entrepreneur signe un bail dérogatoire de trois ans pour tester une boutique dans une rue passante. À l’échéance, le bailleur ne donne pas de nouvelles et continue d’encaisser les loyers. Cinq ans plus tard, le commerçant souhaite vendre son fonds de commerce. Le repreneur exige la sécurité d’un bail commercial statutaire. Grâce à l’imprescriptibilité, l’entrepreneur peut saisir le juge pour constater l’existence du bail commercial. La valeur de son fonds est protégée, et l’opération de cession peut aboutir.
L’arrêt du 19 juin 2025 confirme une règle de grande portée pratique : l’imprescriptibilité de l’action en constatation du bail commercial. Pour les dirigeants d’entreprise, c’est une arme précieuse pour sécuriser leur activité et valoriser leur fonds. Pour les bailleurs, c’est un rappel de l’exigence de rigueur et d’anticipation.
En définitive, cette jurisprudence illustre un principe simple mais fondamental : en droit des affaires, le silence et l’inaction peuvent avoir plus de conséquences que les actes eux-mêmes. Le chef d’entreprise avisé doit en tenir compte pour sécuriser son implantation et protéger son outil de travail.
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