Le juge ne peut refuser d'indemniser un préjudice dont il constate l'existence en son principe, au motif de l'insuffisance des preuves fournies par une partie
Cour de cassation - Chambre civile 2
- N° de pourvoi : 21-24.981
- ECLI:FR:CCASS:2024:C200305
- Non publié au bulletin
- Solution : Cassation partielle
Audience publique du jeudi 04 avril 2024
Décision attaquée : Cour d'appel de Paris, du 02 novembre 2021
Président
Mme Martinel (président)
Avocat(s)
SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, SCP Duhamel, SCP L. Poulet-Odent
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 2
AF1
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 4 avril 2024
Cassation partielle
Mme MARTINEL, président
Arrêt n° 305 F-D
Pourvoi n° N 21-24.981
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 4 AVRIL 2024
La société Viel et compagnie-finance, société européenne, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° N 21-24.981 contre l'arrêt rendu le 2 novembre 2021 par la cour d'appel de Paris (pôle 4, chambre 8), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Allianz IARD, société anonyme, dont le siège est [Adresse 1], venant aux droits de la société CGU courtage,
2°/ à la société Axa France IARD, dont le siège est [Adresse 3], venant aux droits de la société Axa courtage IARD,
défenderesses à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Martin, conseiller, les observations de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de la société Viel et compagnie-finance, de la SCP Duhamel, avocat de la société Allianz IARD, de la SCP L. Poulet-Odent, avocat de la société Axa France IARD, et l'avis de M. Grignon Dumoulin, avocat général, après débats en l'audience publique du 27 février 2024 où étaient présents Mme Martinel, président, M. Martin, conseiller rapporteur, Mme Leroy-Gissinger, conseiller doyen, et Mme Cathala, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 2 novembre 2021), la société Viel et compagnie - finance (la société Viel), qui exerce une activité de courtage, a souscrit auprès de la société Axa Courtage, aux droits de laquelle se trouve la société Axa France IARD, apéritrice au côté de la société CGU Courtage, aux droits de laquelle se trouve la société Allianz IARD, un contrat d'assurance couvrant les risques de fraude et actes de malveillance sur données informatiques pour elle-même et ses filiales.
2. A la suite de pertes sur des opérations de change qu'elle imputait à une fraude commise par sa filiale chilienne, la société Assessorias e Inventores Tradition Chile Limitada (la société TAI), lors de l'exécution d'un contrat la liant à la société Inversiones Actimel Limitada (la société Actimel), la société Viel a assigné les sociétés Axa France IARD et Allianz IARD (les assureurs) devant un tribunal de grande instance à fin de garantie.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en ses première, troisième et quatrième branches
Enoncé du moyen
3. La société Viel fait grief à l'arrêt de confirmer le jugement en ce qu'il avait fixé le quantum alloué à la somme globale de 228 343,38 euros, ramenée à 75 894 euros après déduction de la franchise d'assurance de 152 449 euros, répartie entre les sociétés Axa et Allianz à hauteur de 70 % pour Axa et de 30 % pour Allianz en proportion de leur pourcentage de couverture du risque, et, l'infirmant pour le surplus, et y ajoutant, de condamner les sociétés Axa France IARD et Allianz IARD à hauteur de leurs parts respectives (70 % et 30 %) au paiement de la somme de 75 894 euros au titre du contrat, et de rejeter le surplus de ses demandes, alors :
« 1°/ que le juge ne peut refuser d'indemniser un préjudice dont il a constaté l'existence en son principe, en se fondant sur l'insuffisance des preuves qui lui sont fournies par les parties ; qu'après avoir constaté que les opérations de marché avaient généré des pertes financières pour la société TAI, à la faveur, notamment, de « reportings » frauduleux, qui n'avaient pas permis de déceler ces opérations et de limiter les pertes à leur date d'échéance, la cour d'appel a exclu toute indemnisation de ces pertes, évaluées à la somme de 3 024 376,19 euros par le cabinet PWC, aux motifs que la société Viel ne pouvait maintenir le quantum de ses demandes au vu du seul rapport de ce cabinet, sans produire les justificatifs réclamés par les assureurs, qu'elle ne justifiait pas du règlement effectif par la société TAI de cette somme au titre des pertes réalisées le 5 août 2005 autrement que par un décompte dressé sur des tableaux par son prestataire PWC, sans communiquer les relevés de transaction bancaires correspondants, afin de prouver que cette somme aurait été payée, ainsi que le montant exact réglé en pesos chiliens, et que, si le rapport PWC avait été établi sur la base de nombreux documents, le préjudice subi par l'appelante ne pouvait être évalué au vu de ce seul rapport ; qu'en statuant de la sorte, la cour d'appel, qui a refusé d'indemniser un préjudice dont elle avait constaté l'existence en son principe, au motif que son quantum n'aurait pas été suffisamment établi, a violé l'article 4 du code de procédure civile ;
3°/ que la comptabilité régulièrement tenue peut être admise en justice pour faire preuve entre commerçants pour faits de commerce ; qu'après avoir constaté que le rapport PWC avait « été établi sur la base de nombreux documents, pièces comptables et bancaires qui y [étaient] annexés », la cour d'appel a retenu que la société Viel n'aurait pas répliqué avec la précision qui s'imposait aux interrogations des assureurs, la société Allianz IARD et la société Axa France IARD, et qu'elle n'aurait pu évaluer le préjudice subi par l'appelante, « dans un tel contexte », au vu de ce « seul rapport » commandé par la société Viel, « la communication des comptes annuels de la société Viel pour les exercices 2005 à 2008, et des rapports des commissaires aux comptes sur les comptes consolidés afférents, n'étant pas suffisante en tant que telle pour pallier ces carences » ; qu'en se déterminant ainsi, sans examiner le contenu des documents comptables et sans préciser en quoi ces documents n'auraient pu être admis comme moyen de preuve entre des sociétés commerciales, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 123-23 du code de commerce ;
4°/ qu'en toute hypothèse, l'assureur doit sa garantie dans les termes du contrat d'assurance ; que la société Viel soutenait que l'assurance couvrait les frais de reconduction (« rollover ») exposés, à la suite des négociations engagées avec la banque par l'équipe chilienne, pour reporter la date d'échéance des transactions frauduleuses afin de dissimuler leur existence et les pertes latentes qu'elles avaient commencé à générer ; qu'il résulte des propres constatations et énonciations de l'arrêt que le contrat d'assurance, qui garantissait « les préjudices subis par les assurés à la suite d'une fraude », n'exigeait pas que l'acte caractérisant la fraude soit la cause exclusive des pertes, qu'il suffisait que les préjudices aient été subis « à la suite d'une fraude », et qu'était prise en charge l'intégralité des préjudices liés à la conclusion du contrat frauduleux avec la société Actimel, sans le support duquel le montant des frais liés au rollover n'aurait pas été supporté par la société TAI ; qu'en retenant, néanmoins, que le montant des frais liés à la reconduction des positions litigieuses payés en application du contrat conclu avec la banque en avril 2005 n'aurait pu constituer un préjudice indemnisable dans le cadre du contrat d'assurance pour fraude, dès lors qu'il n'était pas allégué que les stipulations du contrat conclu avec la banque avaient été « frauduleusement enfreintes par la société TAI », la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé l'article L. 113-1 du code des assurances et l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieures à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ».
Réponse de la Cour
Vu l'article 4 et l'article 1134, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 applicable au litige, du code civil et l'article L. 123-23, alinéa 1, du code de commerce :
4. Il résulte du premier de ces textes que le juge ne peut refuser d'indemniser un préjudice dont il constate l'existence en son principe, au motif de l'insuffisance des preuves fournies par une partie.
5. Il résulte du deuxième que les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits.
6. Selon le troisième, la comptabilité régulièrement tenue peut être admise en justice pour faire preuve entre commerçants pour faits de commerce.
7. Pour rejeter la demande d'indemnisation formée au titre des dommages subis par la société TAI résultant, d'une part, des moins-values générées par les positions frauduleuses qui s'élevaient, lors de leur découverte, à la somme de 3 024 376,19 euros, d'autre part, des frais qui avaient été prélevés par la banque de la société TAI pour le « rollover » (reconduction) des transactions non autorisées qui représentaient la somme de 91 146,40 euros, après avoir relevé que les assureurs ne sont pas utilement contredits lorsqu'ils objectent que la société Viel n'a jamais allégué que la société TAI avait enfreint les stipulations du contrat de mise à disposition des fonds qu'elle avait souscrit auprès de la banque, l'arrêt énonce que la société Viel ne peut être suivie lorsqu'elle maintient, au vu du seul rapport d'audit de la société PricewaterhouseCoopers qu'elle a elle-même commandé, le quantum de ses demandes sans produire les justificatifs réclamés par les assureurs, lesquels soulèvent plusieurs difficultés dans le calcul des indemnités réclamées, alors que la charge de la preuve lui appartient et qu'elle n'a pas répliqué avec les précisions qui s'imposaient.
8. Il ajoute que la communication par la société Viel, pour les exercices 2005 à 2008, de ses comptes annuels et des rapports des commissaires aux comptes sur ses comptes consolidés n'est pas suffisante, en tant que telle, pour pallier ces carences et en déduit que le préjudice de cette société ne peut être évalué.
9. En statuant ainsi, après avoir énoncé que l'intégralité des préjudices subis par la société TAI liés au contrat frauduleux conclu avec la société Actimel, sans le support duquel les moins-values et frais liés au « rollover » n'auraient pas été supportés par la société TAI, devait être prise en charge au titre du contrat d'assurance, sans examiner le contenu des documents comptables que la société Viel versait aux débats et sans préciser en quoi ils ne pouvaient être admis comme moyen de preuve entre deux sociétés commerciales, la cour d'appel, qui a refusé d'évaluer et d'indemniser un préjudice dont elle constatait l'existence en son principe, a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il :
- fixe le quantum alloué à la somme globale de 228 343,38 euros (somme arrondie à 228 343 euros), ramenée à 75 894 euros, après déduction de la franchise d'assurance de 152 449 euros, répartie entre les sociétés Axa et Allianz à hauteur de 70 % pour Axa et de 30 % pour Allianz en proportion de leurs pourcentages de couverture du risque ;
- condamne les sociétés Axa France IARD et Allianz IARD à hauteur de leurs parts respectives (70 % et 30 %) au paiement de la somme de 75 894 euros au titre du contrat, somme augmentée des intérêts au taux légal courant à compter du 9 juillet 2014, lesquels seront capitalisés dans les conditions de l'article 1154 ancien du code civil ;
et en ce qu'il statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 2 novembre 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne les sociétés Axa France IARD et Allianz IARD aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, condamne les sociétés Axa France IARD et Allianz IARD à payer à la société Viel et compagnie-finance la somme globale de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du quatre avril deux mille vingt-quatre.ECLI:FR:CCASS:2024:C200305
Publié par ALBERT CASTON à 12:22
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Libellés : assurances , Fraude , office du juge , préjudice , preuve
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