Responsabilité décennale et notion de dommage évolutif
Cour de cassation - Chambre civile 3
- N° de pourvoi : 23-21.136
- ECLI:FR:CCASS:2025:C300092
- Non publié au bulletin
- Solution : Cassation partielle
Audience publique du jeudi 13 février 2025
Décision attaquée : Cour d'appel de Noumea, du 15 mai 2023
Président
Mme Teiller (président)
Avocat(s)
SAS Buk Lament-Robillot
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
JL
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 13 février 2025
Cassation partielle
Mme TEILLER, président
Arrêt n° 92 F-D
Pourvoi n° Z 23-21.136
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 13 FÉVRIER 2025
La société Mengue, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 2], agissant en la personne de son liquidateur M. [K] [R], a formé le pourvoi n° Z 23-21.136 contre l'arrêt rendu le 15 mai 2023 par la cour d'appel de Nouméa (chambre civile), dans le litige l'opposant :
1°/ au syndicat des copropriétaires de l'ensemble immobilier dénommé [Adresse 6], dont le siège est [Adresse 3], représenté par son syndic la société [Localité 5] immobilier, dont le siège est [Adresse 4],
2°/ à M. [V] [I], domicilié [Adresse 1],
3°/ à la société Alpha Insurance A/S, société étrangère, dont le siège est [Adresse 7] (Danemark), prise en la personne de son liquidateur judiciaire M. [D] [H], domicilié chez Advokatfirmaet Poul Schmith, Kammeradvocaten I/S à [Adresse 8] (Danemark),
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Zedda, conseiller référendaire, les observations de la SAS Buk Lament-Robillot, avocat de la société Mengue, après débats en l'audience publique du 14 janvier 2025 où étaient présents Mme Teiller, président, M. Zedda, conseiller référendaire rapporteur, M. Boyer, conseiller doyen, et Mme Letourneur, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Désistement partiel
1. Il est donné acte à la société Mengue du désistement de son pourvoi en ce qu'il est dirigé contre la société Alpha Insurance, prise en la personne de son liquidateur judiciaire, M. [H].
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Nouméa, 15 mai 2023), en 2008, la société Mengue, assurée auprès de la société Alpha Insurance, a confié à M. [I], architecte, la maîtrise d'oeuvre de la construction, en Nouvelle-Calédonie, d'un immeuble d'habitation dénommé « [Adresse 6] », qu'elle a vendu par lots et qui a été soumis au régime de la copropriété.
3. Le syndicat des copropriétaires de la [Adresse 6] (le syndicat des copropriétaires) a déposé une requête aux fins de condamnation de la société Mengue, de M. [I] et de la société Alpha Insurance à l'indemniser de dommages causés par des infiltrations d'eau.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
4. La société Mengue fait grief à l'arrêt de dire que les désordres présentent un caractère décennal, de retenir sa responsabilité et celle de M. [I] au visa des articles 1791 [lire 1792] et 2070 du code civil applicables en Nouvelle-Calédonie et de la condamner in solidum avec M. [I] à payer une certaine somme au syndicat des copropriétaires, alors :
« 1°/ que les désordres futurs ou évolutifs ne relèvent de la garantie décennale que lorsqu'il peut être constaté que l'atteinte à la destination de l'ouvrage interviendra avec certitude dans le délai de la garantie décennale ; qu'en se bornant à relever, pour dire que les désordres présentaient un caractère décennal et condamner in solidum M. [I] et la SARL Mengue au paiement de la somme de 17 736 265 FCFP sur le fondement de la garantie décennale, que l'expert judiciaire estime que les infiltrations conduiront à une dégradation accélérée du béton entraînant la corrosion des armatures de renfort et l'affaiblissement des propriétés mécaniques du matériau, sans constater que les désordres devaient atteindre, de manière certaine, dans les dix ans après la réception de l'ouvrage, la gravité requise pour la mise en oeuvre de la garantie, la cour d'appel a violé l'article 1792 du code civil applicable en Nouvelle-Calédonie dans sa rédaction applicable au litige ;
2°/ que la garantie décennale s'applique pendant un délai de dix ans à compter de la réception des travaux lorsque surviennent des dommages qui compromettent la solidité de l'ouvrage ou qui, l'affectant dans l'un de ses éléments constitutifs ou l'un de ses éléments d'équipements, le rendent impropre à sa destination ; qu'en se bornant à énoncer, pour dire que les désordres présentaient un caractère décennal et condamner in solidum M. [I] et la SARL Mengue au paiement de la somme de 17 736 265 FCFP, que les désordres portent atteinte à la destination de l'ouvrage dans la mesure où le local commercial ne peut tolérer l'existence d'infiltrations, sans relever leur importance, leur persistance ou leur étendue, la cour d'appel a statué par des motifs impropres à caractériser la gravité que doit revêtir le désordre pour rendre l'ouvrage impropre à sa destination et engager la responsabilité décennale des constructeurs et a ainsi privé sa décision de base légale au regard de l'article 1792 du civil applicable en Nouvelle-Calédonie dans sa rédaction applicable au litige. »
Réponse de la Cour
5. La cour d'appel, qui a constaté, au vu du rapport d'expertise judiciaire déposé avant l'expiration du délai d'épreuve, que des eaux pluviales s'infiltraient dans le bâtiment et se répandaient dans le local commercial, en a souverainement déduit que les désordres ainsi constatés dans le délai légal rendaient l'ouvrage impropre à sa destination et a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision.
Mais sur le second moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
6. La société Mengue fait grief à l'arrêt de dire que dans leurs rapports entre eux, la responsabilité sera partagée à hauteur de 55 % pour M. [I] et à hauteur de 45 % pour elle-même et de la condamner, en conséquence, à relever indemne M. [I] à hauteur de 45 % des condamnations prononcées à son encontre, alors « que le promoteur immobilier condamné à réparation au titre d'une responsabilité de plein droit ne peut, dans ses recours contre les constructeurs, conserver à sa charge une part de la dette de réparation que si une faute, une immixtion ou une prise délibérée du risque est caractérisée à son encontre ; qu'en se bornant à énoncer, pour retenir la co-responsabilité de l'architecte investi d'une mission complète de maître d'oeuvre M. [I] et de la SARL Mengue, promoteur immobilier, qu'en sa qualité de promoteur, cette dernière ne pouvait ignorer l'importance de la mise en oeuvre d'un processus d'étanchéité pour protéger l'ouvrage réalisé, la cour d'appel qui s'est déterminée sans caractériser des actes positifs d'immixtion fautive ou de maîtrise d'oeuvre imputable au maître de l'ouvrage et justifier l'exonération partielle de l'architecte, a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1792 du code civil applicable en Nouvelle-Calédonie dans sa rédaction applicable au litige. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1792 du code civil, dans sa rédaction applicable en Nouvelle-Calédonie :
7. Il résulte de ce texte que le maître de l'ouvrage, condamné à réparation au profit de l'acquéreur au titre d'une responsabilité de plein droit, ne peut, dans ses recours contre les constructeurs, conserver à sa charge une part de la dette de réparation que si une faute, une immixtion ou une prise délibérée du risque est caractérisée à son encontre. L'immixtion du maître de l'ouvrage n'est fautive que si celui-ci est notoirement compétent.
8. Pour condamner la société Mengue à garantir M. [I] à hauteur de 45 % des condamnations prononcées, l'arrêt énonce, d'abord, que l'architecte peut être déchargé de sa responsabilité en tout ou partie en cas d'immixtion fautive du maître de l'ouvrage, lorsque celui-ci est notoirement compétent.
9. Il retient, ensuite, que la société Mengue avait déjà procédé à deux opérations de promotion immobilière sur le territoire et connaissait l'influence du climat océanien sur le devenir des bétons utilisés en extérieur, que la désagrégation prématurée des bétons en raison de la médiocre qualité de ce matériau est connue de tous les professionnels de l'immobilier sur le territoire et qu'en sa qualité de promoteur, la société Mengue ne pouvait ignorer l'importance de la mise en oeuvre d'un processus d'étanchéité pour protéger l'ouvrage réalisé.
10. En se déterminant ainsi, par des motifs impropres à caractériser, d'une part, une immixtion du maître de l'ouvrage dans la conception ou l'exécution des travaux, d'autre part, la compétence notoire de ce dernier, précédemment qualifié de « profane en la matière », la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit que dans les rapports entre eux, la responsabilité sera partagée à hauteur de 55 % pour M. [I] et à hauteur de 45 % pour la société Mengue, en ce qu'il condamne la société Mengue à relever indemne M. [I] à hauteur de 45 % des condamnations prononcées à son encontre et en ce qu'il statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 15 mai 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Nouméa ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Nouméa, autrement composée ;
Condamne M. [I] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, condamne M. [I] à payer à la société Mengue la somme de 3 000 euros et rejette l'autre demande ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du treize février deux mille vingt-cinq.ECLI:FR:CCASS:2025:C300092
Publié par ALBERT CASTON à 11:28
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Libellés : désordres évolutifs , responsabilité décennale
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