Le praticien hospitalier au cours de sa carrière peut faire l’objet d’une décision de suspension de ses fonctions par plusieurs autorités distinctes lorsque certaines circonstances l’exigent. Il en va ainsi lorsqu’il fait l’objet d’une procédure disciplinaire engagée par le Centre national de gestion [1] ou, lorsque la poursuite de son exercice expose les patients à un danger grave [2] par le Directeur général de l’Agence régionale de Santé territorialement compétente.
Une mesure de suspension peut en particulier être prise par le directeur d’un groupement ou d’un centre hospitalier. En effet, ce dernier dispose de la faculté de suspendre les activités cliniques et thérapeutiques d’un praticien hospitalier voire uniquement des gardes qu’il assure. Ce pouvoir n’est pourtant prévu expressément par aucun texte. C’est la jurisprudence administrative [3] qui est venue le déduire de l’article L6143-7 alinéa 4 du code de la santé publique lequel dispose que « Le directeur exerce son autorité sur l’ensemble du personnel dans le respect des règles déontologiques ou professionnelles qui s’imposent aux professions de santé, des responsabilités qui sont les leurs dans l’administration des soins et de l’indépendance professionnelle du praticien dans l’exercice de son art. ».
A l’origine, la jurisprudence avait uniquement reconnu au directeur d’un groupement ou d’un centre hospitalier en cas d’urgence le pouvoir d’exclusion d’un médecin hospitalier des gardes et des astreintes [4] qu’il accomplissait dans un établissement jusqu’à ce que la décision de suspension soit prise par l’autorité compétente.
Toutefois, ce pouvoir de suspension d’un praticien hospitalier est encadré puisqu’il ne peut être exercé qu’en cas de circonstances exceptionnelles mettant en péril la continuité du service et la sécurité des patients [5]. Il y a lieu de préciser que ces conditions s’appliquent également aux décisions de suspension des hospitalo-universitaires [6] par le directeur d’un groupement ou d’un centre hospitalier.
Sur ce point, et conformément à la jurisprudence relative à la suspension conservatoire d’un agent public suspecté d’avoir commis des manquements graves à ses obligations professionnelles, il suffit que la mise en péril de la continuité du service et de la sécurité des patients par les agissements supposés d’un praticien présente un caractère de vraisemblance [7]. En clair, cela signifie qu’il n’est pas exigé que les griefs émis à l’encontre du praticien soient établis mais soit simplement vraisemblables lorsque la décision de suspension est prise.
Pourtant, une différence importante est à souligner entre les décisions de suspension conservatoires des praticiens hospitaliers par le directeur d’un groupement ou d’un centre hospitalier et celles prises par ce dernier à l’encontre des agents relevant de la fonction publique hospitalière. Il s’agit de la durée de suspension. En effet, si la suspension pour ces derniers est limitée à quatre mois [8], la décision de suspension conservatoire d’un praticien hospitalier n’est pas légalement limitée dans le temps [9]. Toutefois, il est certain que, dès lors que les griefs apparaissent non établis ou qu’ils aient disparu, le directeur du groupement ou du centre hospitalier est tenu de mettre fin à la décision de suspension et de réintégrer le praticien suspendu.
Mais qu’en est-il lorsque la décision de suspension du praticien était illégale, c’est-à-dire qu’elle avait été prise alors que les faits reprochés n’étaient soit pas vraisemblables soit, s’ils l’étaient, n’étaient pas de nature à affecter la continuité du service et la sécurité des patients ?
En effet, il n’est pas inutile de rappeler que le principe jurisprudentiel selon lequel toute illégalité d’un acte administratif est fautive et engage donc la responsabilité de l’administration [10] dès lors que le ou les préjudices résultent directement de l’action de l’administration et que ce préjudice est certain [11].
En particulier, une jurisprudence bien établie précise qu’un agent irrégulièrement évincé à le droit à la réparation intégrale des préjudices qu’il a effectivement subi du fait de la décision illégale [12].
Ainsi, même si le versement du traitement au praticien suspendu continue à lui être versé durant sa suspension, il n’en demeure pas moins que la décision de suspension provoque des préjudices à l’encontre du praticien hospitalier. Cela est d’autant plus vrai que le praticien hospitalier ne perçoit pas l’intégralité des éléments de rémunérations qu’il percevait avant sa suspension. Il en va ainsi des primes. Toutefois, toutes les primes ne sont pas indemnisables. En effet, suite à une évolution récente de la jurisprudence, seules celles liées à l’exercice effectif des fonctions sont susceptibles d’être indemnisées, ce qui implique de distinguer les primes fonctionnelles (liées à l’exercice des fonctions) et les primes personnels, seules les premières étant indemnisables [13].
S’agissant du préjudice moral en cas d’éviction illégale du service, il s’agit d’un préjudice indemnisable [14].
L’arrêt de la Cour administrative d’appel du 15 novembre 2018 vient rappeler que ces jurisprudences relatives à la réparation du préjudice lié à l’éviction illégale d’un agent du service s’appliquent aux décisions de suspension des praticiens hospitaliers par le directeur d’un groupement ou d’un centre hospitalier [15]. Dans le cas d’espèce, un praticien hospitalier avait été suspendu par le directeur du centre hospitalier de Villefranche-de-Rouergue du 29 janvier 2013 au 9 juin 2013 suite à une violente altercation verbale entre ce praticien et un autre agent et suite à la dégradation de l’entente au sein du service du fait du comportement agressif adopté depuis lors par ce praticien [16]. La Cour avait toutefois estimé que ces circonstances n’avaient pas mis en péril la continuité du service et la sécurité des patients, ce qui ouvrait droit à l’indemnisation du praticien suspendu.
A cette occasion, le juge revient sur les chefs de préjudice indemnisables.
Tout d’abord, s’agissant du préjudice financier, il fait application de la jurisprudence « commune d’Ajaccio » dans son considérant de principe qu’il reprend. Il retient toutefois que les rémunérations liées aux astreintes opérationnelles non perçues pendant la période de suspension constituent un préjudice indemnisable dès lors que le praticien avait une chance sérieuse d’obtenir ce complément de rémunération. Le juge a en effet considéré que les astreintes ne constituaient pas une prime ou une indemnité destinée à compenser des frais, charges ou contraintes liés à l’exercice effectif des fonctions.
Pourtant, la jurisprudence, y compris celle de la Cour de Bordeaux avant cet arrêt, estime que, la rémunération des astreintes et des gardes étant destinée à compenser des contraintes liées à l’exercice effectif des fonctions, elle ne constituait pas un préjudice indemnisable [17]. Rappelons qu’avant le revirement de jurisprudence « commune d’Ajaccio » de 2013, le juge administratif estimait parfois qu’il s’agissait de préjudices indemnisables [18] alors que les chefs de préjudices indemnisables étaient plus limités. Il demeure donc une incertitude sur le fait de savoir si la perte de rémunération concernant les gardes et les astreintes sont des préjudices indemnisables. Il reviendra au Conseil d’Etat de trancher cette incertitude, s’il est saisi d’un tel litige ou s’il est saisi pour avis par un tribunal administratif ou une cour administrative d’appel [19] . Peut-être l’arrêt du 15 novembre 2018 est isolé ? Peut-être marque-t-il une évolution ? La réponse à ces questions demeure importante car ce chef de préjudice est souvent celui dont le montant est le plus élevé.
En outre, l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux comporte une précision importante sur l’étendu du préjudice indemnisable en ce qu’il reconnaît que le préjudice constitué par la perte de rémunération résultant de l’impossibilité d’exercer une activité libérale au sein du centre hospitalier, laquelle avait été autorisée par contrat, constitue un préjudice indemnisable. Dans le cas d’espèce, il constituait le chef de préjudice dont le montant était le plus élevé.
Enfin, la solution de la Cour administrative d’appel de Bordeaux est conforme à la jurisprudence « commune d’Ajaccio » à deux autres égards. Ainsi, il rappelle dans son considérant de principe qu’est déduit du montant du préjudice occasionné au praticien hospitalier le montant des rémunérations que l’agent aura pu se procurer par son travail au cours de la période d’éviction.
En effet, il convient de rappeler que le praticien n’est suspendu que pour les activités cliniques et thérapeutiques voire uniquement pour des gardes dans le groupement ou le centre hospitalier visé par la décision et non pour les autres groupements ou centres hospitaliers où il serait amené à effectuer légalement des gardes, par exemple, durant sa suspension.
Enfin, classiquement, le juge estime que le préjudice moral ainsi que l’atteinte portée à la réputation du praticien constituent des préjudices indemnisables. Malheureusement pour lui, ils sont souvent faiblement indemnisés [20]. Il a également été jugé que le préjudice résultant de retard dans la carrière du fait de la décision de suspension constitue un préjudice idemnisable [21] .
28/03/2019
1] Article R6152-77 du code de la santé publique lequel prévoit une suspension maximale de six mois qui peut être prolongée en cas de poursuites pénale.
[2] Article L4113-14 du code de la santé publique lequel prévoit une suspension maximale de cinq mois.
[3] Voir, pour une décision récente, Conseil d’Etat, 4 décembre 2017, Centre hospitalier national ophtalmologique des Quinze-Vingts, n°400224, T. Leb. : « Considérant que le directeur d’un centre hospitalier qui, aux termes de l’article L. 6143-7 du code de la santé publique, exerce son autorité sur l’ensemble du personnel de son établissement, peut légalement, dans des circonstances exceptionnelles où sont mises en péril la continuité du service et la sécurité des patients, décider de suspendre les activités cliniques et thérapeutiques d’un praticien hospitalier au sein du centre, sous le contrôle du juge et à condition d’en référer immédiatement aux autorités compétentes pour prononcer la nomination du praticien concerné ».
[4] Conseil d’Etat, 4 janvier 1995, Ministre chargé de la santé et Centre hospitalier général de Bagnols-sur-Cèze, n°128490, n°128616 et n°140933, T. Leb. 879. Cet arrêt a été rendu sous l’empire de l’article 22-2 de la loi n°70-1318 du 31 décembre 1970 portant réforme hospitalière, abrogé le 4 janvier 1992 : « Considérant que ces dispositions donnent au directeur du Centre hospitalier le pouvoir de décider en cas d’urgence et sous le contrôle du juge dans l’attente d’une mesure de suspension de l’intéressé prise par l’autorité compétente, d’exclure un praticien du service des gardes et astreintes de cet établissement ».
[5] Voir, pour un arrêt récent, Cour administrative d’appel de Marseille, 11 décembre 2018, n°18MA00643, s’agissant de la suspension jugée légale d’un praticien hospitalier au sein du service gynécologie obstétrique du centre hospitalier d’Ajaccio.
[6] Cour administrative d’appel de Paris, 20 octobre 2015, n°13PA03201, s’agissant de la suspension d’un Maître de conférences des universités – praticien hospitalier à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris.
[7] Voir, Cour administrative d’appel de Nantes, 21 septembre 2018, n°16NT03375, s’agissant de la suspension d’un praticien hospitalier du service de gynécologie obstétrique du centre hospitalier de Châteaudun.
[8] Article 30 de la loi n°83-634 du 13 juillet 1983.
[9] Conseil d’Etat, 6 mars 2006, Centre hospitalier d’Alès, n°261517
[10] Conseil d’Etat, 26 janvier 1973, Ville de Paris c/ Driancourt, n°84768, Leb. p.68
[11] Conseil d’Etat, 30 janvier 2013, n°339918, Leb.
[12] Conseil d’Etat, Assemblée, 7 avril 1933, Deberles, n°04711, Leb. p.439
[13] Arrêt de principe : Conseil d’Etat, Section, 6 janvier 2013, commune d’Ajaccio, n°365155, Leb. A.J.D.A. 2014. p.219 ; A.J.F.P. 2014 p.177 ; R.F.D.A. 2014 p.276 ; pour un arrêt récent, Conseil d’Etat, 10 octobre 2018, n°393132.
[14] Par exemple, Cour administrative d’appel de Bordeaux, 20 février 2007, n°04BX01548
[15] Cour administrative d’appel de Bordeaux, 15 novembre 2018, n°16BX03077.
[16] Dans une autre affaire dans laquelle avait eu lieu une agression verbale avec menace d’agression physique réitérée par un chirurgien à l’encontre d’un anesthésiste avant une opération en urgence devant le personnel hospitalier et des patients, la décision de suspension par la directrice du centre hospitalier du praticien avait été considérée comme légale compte tenu du caractère exceptionnelle des circonstances qui mettaient en péril la continuité du service et la sécurité des patients : Cour administrative d’appel de Nancy, 29 janvier 2019, n°17DA01466, concernant le centre hospitalier de Péronne.
[17] Cour administrative d’appel de Lyon, 15 mai 2018, n°15LY04132, s’agissant de la suspension d’un praticien à temps partiel, cardiologue, au centre hospitalier de Montceau-les-Mines ; déjà, dans le même sens, Cour administrative d’appel de Bordeaux, 24 mars 2015, n°13BX01121, s’agissant de la suspension d’un praticien hospitalier du service gynécologie obstétrique au centre hospitalier Andrée Rosemont de Cayenne.
[18] Cour administrative d’appel de Marseille, 20 avril 2010, n°07MA04796, s’agissant d’une suspension d’un praticien hospitalier, anesthésiste réanimateur, des gardes qu’il effectuait au service de réanimation polyvalente au centre hospitalier de Font-Pré. En sens contraire, Conseil d’Etat, 10 mars 2004, n°240180, T. Leb.
[19] En application de l’article L113-1 du code de justice administrative.
[20] L’indemnisation de ce chef de préjudice est souvent comprise entre 1.000 euros et 8.000 euros selon la durée d’éviction du service. Une décision exceptionnelle avait accordée 20.000 euros à un praticien cardiologue : voir, Cour administrative d’appel de Lyon, 15 mai 2018, précité.
[21] Cour administrative d’appel de Bordeaux, 24 mars 2015, précité.
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