Le contexte : l’accès à la mémoire numérique, un enjeu majeur pour les enquêteurs
Le téléphone portable est devenu le lieu de stockage des éléments les plus intimes de la vie d’une personne.
Conversations, photographies, lieux visités, sont conservés dans ce qui constitue une mémoire virtuelle, parfois très longue, de la vie passée de son propriétaire.
Accéder à son contenu permet non seulement de consulter ce qui y est directement stocké, mais également aux informations hébergées sur des serveurs distants (le « cloud »), auxquels les internautes ont de plus en plus recours.
Ces données peuvent intéresser les forces de l’ordre à l’occasion d’une enquête, et notamment au moment du placement en garde à vue d’une personne mise en cause.
Un enquêteur pourra être amené, le cas échéant, à demander à un suspect de déverrouiller son téléphone afin d’en examiner le contenu.
Le refus de déverrouiller son portable pénalisé de 3 ans d’emprisonnement et de 270 000 € d’amende
Un refus de communiquer son code de déverrouillage n’est pas expressément sanctionné par le Code pénal.
Il est en pratique souvent poursuivi comme le refus de transmettre aux autorités judiciaires la convention de « déchiffrement d’un moyen de cryptologie » que le propriétaire du téléphone est supposé connaître.
Cette infraction a été ajoutée à la catégorie des entraves à l’exercice de la justice réprimées par le Code pénal.
Elle a été créée par la loi du 15 novembre 2001 n° 2001-1062 « relative à la sécurité quotidienne » après les attentats du 11 septembre 2001, dont il est établi que les auteurs avaient communiqué par des moyens chiffrés.
L’article 434-15-2 du Code pénal prévoit qu’ :
« Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 270 000 € d’amende le fait, pour quiconque ayant connaissance de la convention secrète de déchiffrement d’un moyen de cryptologie susceptible d’avoir été utilisé pour préparer, faciliter ou commettre un crime ou un délit, de refuser de remettre ladite convention aux autorités judiciaires ou de la mettre en œuvre, sur les réquisitions de ces autorités […] ».
Les peines sont portées à cinq ans d’emprisonnement et à 450 000 € d’amende si la remise de la convention secrète aurait permis d’éviter la commission d’un crime ou d’un délit ou d’en limiter les effets.
Le montant des amendes, à l’origine plus faible, a d’ailleurs été accru par une autre loi antiterroriste, la loi n° 201-731 du 3 juin 2016, adoptée après les attentats ayant frappé la France en 2015.
La consultation du téléphone portable d’un suspect est néanmoins souvent effectuée pour des infractions dites « de droit commun », qui ne relèvent ni de la criminalité organisée, ni du terrorisme:
– consultations de sms dans le cadre d’accusations de harcèlement téléphonique ;
– enquête sur des accusations de violences conjugales ;
– consultation des images stockées dans la poursuite des infractions d’atteinte à l’intimité de la vie privée (dont le « revenge porn » est l’illustration la plus récente).
L’accès aux données est effectué en général sur la base du consentement de la personne placée en garde à vue, ne serait-ce que pour une simple raison : le téléphone est muni d’un dispositif de verrouillage, qu’il s’agisse d’un code, d’un schéma, d’une empreinte digitale, ou d’une empreinte faciale.
La personne suspectée se soumet la plupart du temps à la demande, ignorant parfois ses droits ou obligations, et craignant en cas de refus de s’exposer à de nouvelles poursuites.
Un délit jugé conforme à la Constitution
Dans une affaire où un suspect avait refusé de donner son code de déverrouillage aux enquêteurs, des poursuites avaient été diligentées devant le tribunal correctionnel de CRETEIL sur le fondement du délit de refus de transmettre aux autorités judiciaires la convention secrète de déchiffrement des données.
Avant le jugement du tribunal, le prévenu a soumis une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil Constitutionnel, lui demandant de vérifier si le délit poursuivi n’était pas contraire aux principes constitutionnels qui protègent :
– le droit de toute personne de ne pas s’auto-incriminer et le droit au silence;
– le droit à la vie privée et au secret des correspondances.
Le Conseil constitutionnel, dans une décision n° 2018-696-QPC du 30 mars 2018, a considéré que les dispositions contestées étaient conformes à la Constitution.
Il rappelle tout d’abord que les droits constitutionnels invoqués ne sont pas absolus, et peuvent être limités par d’autres impératifs d’une valeur équivalente tels les objectifs constitutionnels de prévention des infractions et de recherche des auteurs d’infractions.
Il estime ensuite que le fait de requérir la transmission d’un moyen de déchiffrement ne porte pas atteinte au droit au silence et au droit de ne pas s’auto-incriminer, car les données auxquelles l’accès est requis figurent sur le téléphone « indépendamment de la volonté de la personne suspectée ».
Contrairement à des aveux provoqués qui constituent de la « donnée nouvelle », le Conseil constitutionnel considère les informations stockées sur le téléphone existent déjà et que c’est uniquement leur accès qui est refusé, et donc réprimé.
Cette analyse reprend celle développée de longue date par Cour européenne des droits de l’homme (« CEDH ») (notamment, concernant le refus de prélèvements biologiques : Saunders c. Royaume-Uni 17 décembre 1996, requête n° 19187/91, § 69),
et désormais par la Cour de cassation (concernant le refus de se soumettre au dépistage de l’imprégnation alcoolique : Cass. crim., 06-01-2015, pourvoi n° 13-87.652, F-P+B, Rejet).
Le Conseil constitutionnel, considère également que le délit ne porte pas atteinte au droit au respect de la vie privée et au secret des correspondances, dans une décision critiquée pour son manque de motivation.
Une fois revenue devant le tribunal correctionnel de CRETEIL, l’affaire a donc donné lieu à la condamnation du récalcitrant en date du 10 septembre 2018.
La relaxe prononcée par la Cour d’appel de PARIS le 19 avril 2019 : une période d’incertitude sur les droits des personnes suspectées
Le jugement a néanmoins été censuré en appel.
La Cour d’appel de PARIS a considéré, dans un arrêt du 19 avril 2019 (CA Paris, Pôle 8, 3ème ch., 16 avril 2019, n° 18/09267), que l’article 434-15-2 ne peut être appliqué pour réprimer le refus de déverrouiller son téléphone portable à la demande d’un fonctionnaire de police pour les raisons suivantes :
– le texte prévoit la nécessité d’une requête formulée par une autorité judiciaire, donc d’un juge, ce qui n’avait pas été le cas en l’espèce ;
– le code de déverrouillage un téléphone portable d’ « usage courant » ne permet pas de déchiffrer des données ou des messages cryptés et par conséquent « ne constitue pas une convention secrète » de déchiffrement. Le prévenu a donc été relaxé des chefs du délit.
Aux termes de l’arrêt rendu, un fonctionnaire de police ne peut donc imposer à un suspect placé en garde à vue le déverrouillage de son téléphone.
Par conséquent, le refus de communiquer le code du téléphone ne pourra constituer une infraction pénale.
La prudence s’impose néanmoins quant à une interprétation trop générale de cet arrêt d’une Cour d’appel.
Une uniformisation de la jurisprudence par la Cour de cassation sur cette question est d’autant plus souhaitable que les enjeux sont importants.
Celle-ci a notamment rendu une décision postérieure, le 10 décembre 2019, dans laquelle elle a jugé le délit de non remise d’une convention secrète de déchiffrement conforme aux articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Il est vrai que la Haute juridiction n’était pas saisie, dans cette espèce, de la question de savoir si le code de déverrouillage d’un téléphone portable était une « convention secrète » au sens de l’article 415-34-2 du Code pénal. Les réponses aux questions suivantes devront donc être clarifiées pour offrir la sécurité juridique indispensable dans un État de droit :
– la personne connaissant le code de déverrouillage d’un téléphone portable est-elle considérée comme détentrice d’une « convention secrète de déchiffrement d’un moyen de cryptologie » au sens de la loi?
– la notion d’autorité judiciaire s’étend-t-elle aux enquêteurs de police sachant que, depuis une décision de la Cour de cassation du 15 décembre 2010, le parquet, qui dirige les enquêtes, n’est plus considéré comme une autorité judiciaire au sens de l’article 5§3 de la Convention européenne des droits de l’homme?
Vers une nouvelle modification de la loi ?
En cas de confirmation de cette jurisprudence par la Cour de cassation, la tentation sera certainement grande pour le législateur de créer un nouveau délit ou de modifier le texte existant. Celui-ci, pour être jugé conforme à la Constitution, devra être entouré de garanties pour le justiciable, dont on peut d’’ores et déjà déduire de la décision du Conseil constitutionnel. une exigence de proportionnalité
L’enquête en cours devra avoir déterminé, préalablement à la demande d’accès aux données du téléphone, que des données relatives à la commission d’un crime ou délit y figurent. A l’inverse, une loi qui prévoirait un accès systématique et général aux données figurant sur le téléphone d’un suspect pourrait être jugée non conforme à la Constitution.
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