Alors que Jean-Paul Céré disait que « l’incarcération ne suspend pas la qualité d’être humain et n’enlève pas le bénéfice des droits universels et fondamentaux », face à la situation d’urgence sanitaire, le Conseil d’Etat a lui décidé que la prolongation des détentions provisoires de plein droit, sans intervention d’un juge, ne portait pas une atteinte manifestement illégale aux droits les plus fondamentaux des détenus.

 

Par les articles 15 à 20 de l’ordonnance n°2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles de procédure pénale sur le fondement de la loi du 23 mars 2020, le Gouvernement a modifié les règles applicables en matière de détention provisoire. 

 

Les articles 16 et 17 de l’ordonnance du 25 mars 2020 prévoient ainsi l’allongement des détentions provisoires en matière correctionnelle et criminelle pour les majeurs, et en matière criminelle pour les mineurs âgés de plus de seize ans encourant une peine d’au moins sept ans d’emprisonnement (soit la grande majorité des infractions criminelles…).

 

L’article 16 énonce ainsi que les délais maximum de détentions provisoires sont prolongés de plein droit, sans aucune autre précision. Le manque de précision de cet article a été pallié par la circulaire du 26 mars 2020 (NOR : JUSD2008571C) intitulée "présentation des dispositions de l’ordonnance n°2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale sur le fondement de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19".

 

Pourtant, cette circulaire est loin d’être une simple présentation des dispositions de l’ordonnance du 25 mars 2020. En effet, cette circulaire apporte des précisions importantes concernant la prolongation des durées des détentions provisoires, elle énonce que : 

 

"Ces prolongations s’appliquent de plein droit, donc sans qu’il soit nécessaire de prendre une décision de prolongation, aux détentions provisoires en cours de la date de publication de l’ordonnance à la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire ou ayant débuté pendant cette période. Elles continueront par ailleurs de s’appliquer après la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire ».

 

"Il n’est pas nécessaire que des prolongations soient ordonnées par la juridiction compétente pour prolonger la détention en cours en application des règles de droit commun".

 

D’ores et déjà, il convient de rappeler la valeur normative d’une circulaire. Seules les dispositions ayant un caractère impératif peuvent être déférée à la censure du juge administratif (CE, 18 décembre 2002, Duvignères, n°233618). Ainsi, les dispositions d’une circulaire qui fixent, dans le silence des textes, une règle nouvelle illégale ou méconnaissent le sens et la portée des dispositions législatives ou réglementaires que la circulaire entendait mettre en oeuvre ou expliciter, soit réitèrent une règle contraire à une norme juridique supérieure peuvent être annulées (CE, 26 décembre 2012, Association "Libérez les mademoiselles !", n°358226).

 

Or, la Constitution, en son article 34, prévoit que c’est la loi qui fixe les règles en matière de procédure pénale. Plus précisément, en matière de détention, qu’elle soit provisoire ou non, l’article 7 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose que "nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu’elle a prescrites".

 

En clair, c’est la loi, et uniquement celle-ci, qui peut fixer les règles applicables en matière de détention. Ces dernières ne peuvent aucunement être précisées par une simple circulaire.

 

Par ailleurs, l’article 66 de la Constitution dispose d’abord que "nul ne peut être arbitrairement détenu", puis souligne que "l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi".

 

Ce principe fondamental selon lequel seul le juge judiciaire peut ordonner la détention d’un individu est également garanti par la Convention européenne des droits de l’homme notamment en son article 5-1, garantissant le droit à la liberté et la sûreté, qui dispose que toute personne détenue "doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable ou libérée pendant la procédure".

 

Les dispositions prévues par les articles 16 et 17 de l’ordonnance du 25 mars 2020, et les précisions apportées par les dispositions impératives de la circulaire du 26 mars 2020, sont ainsi totalement contraires aux droits les plus fondamentaux que sont le droit à la liberté et le droit à la sûreté. Ces dispositions ouvrent la voie aux détentions arbitraires.

 

Saisi en référé-liberté par plusieurs associations et institutions, aux premiers rang desquels l’Union des jeunes avocats, l’association des avocats pénalistes et le Conseil national des Barreaux, au soutien desquels sont intervenus l’Observatoire international des prisons et la Ligue des droits de l’hommes, le Conseil d’Etat aurait dû saisir l’occasion de cette instance pour rappeler les principes fondamentaux de l’Etat de droit, proclamés dès 1789 dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

 

Tel n’est pas le sens de l’ordonnance rendu par le Conseil d’Etat le 3 avril 2020.

 

D’abord, c’est sans audience et donc sans aucun débat que le Conseil d’Etat a décidé de rendre son ordonnance. En effet, et ce n’est pas en faisant application des dispositions de l’article 9 de l’ordonnance n°3030-305 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions administratives qui permettent de statuer sans audience, par ordonnance motivée, sur les requêtes présentées en référé, mais en faisant une interprétation extensive des dispositions de l’article L.522-3 du Code de justice administrative que cette ordonnance a été rendue.

 

L’article L.522-3 du code de justice administrative prévoit que "lorsque la demande ne présente pas un caractère d’urgence ou lorsqu’il apparaît manifeste, au vu de la demande, que celle-ci ne relève pas de la compétence de la juridiction administrative, qu’elle est irrecevable ou qu’elle est mal fondée, le juge des référés peut la rejeter par une ordonnance motivée".

 

Pourtant, à la lecture de l’ordonnance n°439877, 439878, 439890, 439898 rendue le 3 avril 2020, le Conseil d’Etat n’a pas examiné la condition d’urgence, les requêtes comme les interventions ont été jugées recevables mais a considéré que les demandes en requêtes ne seraient pas fondées, après toutefois les avoir minutieusement examinées.

 

Or, ce choix procédural n’est pas sans conséquence, puisque les ordonnances rendues sans audience en application des dispositions de l’article 9 de l’ordonnance du 25 mars 2020 peuvent faire l’objet d’un appel contrairement aux ordonnances rendues sur le fondement de l’article L.522-3.

 

Ensuite, le Conseil d’Etat, ayant analysé les moyens soulevés par les associations requérantes, a estimé que l’ordonnance du 25 mars 2020 portant adaptation des règles de procédures pénales dans le cadre de l’épidémie du Covid-19 ne pouvait "être regardée, eu égard à l’évolution de l’épidémie, à la situation sanitaire et aux conséquences des mesures prises pour lutter contre la propagation du covid-19 sur le fonctionnement des juridictions, sur l’action des auxiliaires de justice et sur l’activité des administrations, en particulier des services de police et de l’administration pénitentiaire, comme d’ailleurs sur l’ensemble de la société française, comme portant une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées par les requérants".

 

C’est donc au regard de la situation sanitaire, de l’évolution de l’épidémie, que le Conseil d’Etat a jugé que la prolongation générale et automatisée des détentions provisoires, sans respect du principe du contradictoire, ni intervention du juge judiciaire, ne portait pas atteinte aux libertés fondamentales des détenus.

 

Il a, ensuite, reconnu que la circulaire du 26 mars 2020 explicitait la portée des dispositions de l’ordonnance du 25 mars 2020, mais a considéré que "eu égard à son contenu et à sa portée, elle ne peut être regardée comme portant une atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale".

 

En analysant la légalité de la circulaire du 26 mars 2020, le Conseil d’Etat a toutefois implicitement reconnu la valeur normative de ces dispositions, sans toutefois relever l’inconstitutionnalité manifeste de ces dispositions qui n’avait pas été soulevée par les requérants, ni même considérée qu’elle portait une atteinte manifestement illégale au droit à la liberté, à la sûreté, à un procès équitable ou encore à la liberté d’aller et venir.

 

Cette ordonnance n’a pas rappelé que les personnes placées en détention provisoire sont présumées innocentes, ni même qu’aujourd’hui seules 4.900 libérations ont été ordonnées ne permettant pas de pallier la surpopulation carcérale, ou bien encore qu’aucune mesure de protection n’a véritablement été mise en place dans les établissements pénitentiaires.

 

Les associations de défense des droits des détenus, telles que l’OIP ou encore l’A3D, ont saisi le Conseil d’Etat, par une requête en référé, pour que des mesures soient prises afin de limiter les risques d’exposition des personnes détenues. Cette fois, le Conseil d’Etat n’a pas décidé de statuer sur le fondement de l’article L.522-3, on aurait pu donc légitimement espérer qu’il soit enjoint à l’Etat de prendre des mesures nécessaires pour protéger les personnes détenues. Toutefois, là encore, c’est une ordonnance de rejet qui a été rendue par le Conseil d’Etat le 8 avril 2020. 

 

Adeline Hazan, contrôleur général des lieux de privation de libertés, a également exhorté que des mesures supplémentaires soient prises en urgence afin que l’Etat assure son obligation de protection des personnes qu’il a lui-même placées sous sa garde.

 

Il faut rappeler que 71.000 personnes sont toujours incarcérées, pour seulement 60.000 places, que les détenus, privés de visites pour des raisons sanitaires évidentes, n’ont pas tous accès à des cellules individuelles, n’ont pas accès aux solutions hydroalcooliques, ni à des gants, ni à des masques pour tenter, vainement, de se protéger face au coronavirus qui s’est introduit dans les prisons.

 

Alors que Jean-Paul Céré disait que "l’incarcération ne suspend pas la qualité d’être humain et n’enlève pas le bénéfice des droits universels et fondamentaux" (Le Prison, Dalloz, 2016), force est de constater que le Conseil d’Etat en a décidé autrement dans son ordonnance du 3 avril 2020.

 

Crédits : Photo de Matthew Ansley.