Réflexions à partir du contentieux du trouble anormal de voisinage
Le contentieux du trouble anormal de voisinage offre, en apparence, une image rassurante du droit civil : un mécanisme pragmatique, équilibré, fondé sur la tolérance mutuelle et l’appréciation concrète des nuisances.
Pourtant, à y regarder de plus près, un phénomène discret mais profond s’y manifeste : la nature y est de plus en plus souvent l’objet réel du litige, sans jamais pouvoir en être le sujet.
Coassements de grenouilles, prolifération de moustiques, chants d’oiseaux, ombre portée par les arbres, fientes de pigeons : autant de manifestations du vivant qui se retrouvent évaluées, qualifiées, tolérées ou rejetées par le juge, alors même que le procès demeure, formellement, un conflit d’humain à humain.
Cette dissociation entre l’objet réel du conflit et sa structure juridique mérite d’être interrogée.
I. Un procès nécessairement humain : la nature absente comme sujet, omniprésente comme objet
1. L’inévitable écran du voisin
Devant le juge judiciaire, la structure du procès est immuable :
il faut un demandeur, un défendeur, une imputabilité.
La nature, dépourvue de personnalité juridique, ne peut être assignée.
Le contentieux se cristallise donc autour d’un voisin-propriétaire, seul point d’ancrage juridiquement saisissable :
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le propriétaire d’une mare,
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le détenteur d’un terrain laissé à l’état naturel,
-
le voisin sur le fonds duquel se développe un écosystème jugé envahissant.
Les décisions relatives aux grenouilles ou aux moustiques illustrent parfaitement ce mécanisme.
Ainsi, dans un arrêt de la cour d’appel de Bordeaux du 2 mars 2023 (RG n° 20/02092), le trouble anormal de voisinage invoqué à raison du coassement des grenouilles a été écarté, la cour considérant que les nuisances alléguées n’excédaient pas les inconvénients normaux du voisinage compte tenu du contexte des lieux.
La mare — et, à travers elle, l’écosystème — était pourtant au cœur du litige.
De même, la Cour de cassation, dans un arrêt du 14 décembre 2017 (Chambre civile 2, 14 décembre 2017, 16-22.509, Inédit), relatif à une mare générant diverses nuisances, rappelle que la caractérisation du trouble suppose une appréciation concrète et circonstanciée, sans jamais interroger la légitimité intrinsèque de la présence du milieu naturel en cause.
Dans ces affaires, le voisin n’est pas condamné pour ce qu’il fait, mais pour ce qu’il abrite, tolère ou laisse exister.
II. Une nature « prise en otage » dans un conflit de voisinage
1. Le vivant comme prétexte procédural
Dans la majorité de ces contentieux, la nature apparaît comme le vecteur d’un conflit humain plus large :
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opposition entre anciens habitants et nouveaux arrivants,
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choc entre attentes résidentielles et réalités locales,
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refus d’un environnement perçu comme non maîtrisé.
Le contentieux du chant du coq, analysé notamment par la cour d’appel de Lyon (15 janvier 2008), en est une illustration classique : ce n’est pas tant l’animal qui est en cause que la tolérance — ou l’intolérance — à un mode de vie jugé archaïque ou inadapté à de nouvelles normes de confort.
Il en va de même pour les affaires de pigeons en milieu urbain, où les juridictions (par exemple CA Colmar, 16 février 2024, RG 21/04107 ; TJ Lille, 11 juillet 2024, RG 22/00661) retiennent parfois le trouble anormal au regard des salissures et des risques sanitaires, sans jamais interroger le statut même de l’animal dans l’espace urbain.
La nature devient ainsi un objet de plainte, instrumentalisé dans un litige dont l’enjeu réel est la maîtrise de l’environnement par l’humain.
2. Une responsabilité sans faute… mais sans véritable pouvoir
Le régime du trouble anormal de voisinage, désormais consacré à l’article 1253 du code civil, repose sur une logique simple : celui qui est à l’origine d’un trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage engage sa responsabilité, indépendamment de toute faute.
Ce régime, forgé par la jurisprudence puis codifié, est parfaitement adapté lorsque le trouble résulte :
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d’une activité humaine,
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d’un ouvrage,
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ou d’un comportement que le voisin peut maîtriser, modifier ou faire cesser.
Mais son application devient plus délicate lorsque le trouble invoqué trouve son origine non pas dans une action humaine, mais dans une manifestation autonome du vivant :
coassement d’amphibiens, prolifération d’insectes, déplacements d’oiseaux, croissance végétale spontanée.
Dans ces hypothèses, le raisonnement juridique repose sur une fiction nécessaire :
le voisin est tenu pour responsable non parce qu’il agit,
mais parce que le phénomène naturel se rattache à son fonds.
Autrement dit, la responsabilité n’est plus fondée sur un pouvoir réel de contrôle, mais sur une imputabilité territoriale.
Une responsabilité attachée au sol, non à la maîtrise
Le voisin est juridiquement responsable :
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parce qu’il est propriétaire ou occupant du terrain,
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parce que la nuisance est localisée sur son fonds,
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parce que le droit civil a besoin d’un point d’imputation.
Mais, dans les faits :
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il ne décide pas du chant des grenouilles,
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il ne commande pas la prolifération des moustiques,
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il ne contrôle pas les trajectoires des oiseaux.
Il peut parfois agir à la marge (drainage, aménagement, entretien),
mais il n’est pas maître du comportement du vivant, au sens où il le serait d’une machine, d’un ouvrage ou d’une activité économique.
Le régime du trouble anormal de voisinage conduit ainsi à une situation paradoxale :
le voisin est responsable juridiquement de ce qu’il ne gouverne pas réellement.
III. Le juge, arbitre silencieux de la place du vivant dans l’espace social
1. Une normalité fondamentalement anthropocentrée
Le juge judiciaire ne juge jamais la nature en tant que telle.
Il juge la normalité de ses manifestations au regard :
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de la destination des lieux,
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du contexte local,
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des attentes humaines légitimes.
Ainsi, l’ombre portée par des arbres peut constituer un trouble anormal dans certains contextes, comme l’admet de longue date la jurisprudence de la Cour de cassation relative à la perte d’ensoleillement, tandis qu’elle sera jugée parfaitement normale ailleurs.
Ce faisant, le juge fixe des seuils implicites de tolérance au vivant, sans jamais les expliciter comme tels.
2. Une nature jugée sans droits
Dans ces contentieux, la nature est :
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évaluée,
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mesurée,
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parfois contrainte ou supprimée (comblement de mare, arrachage, éloignement),
mais elle ne bénéficie d’aucune voix au procès.
Elle est présente comme nuisance, absente comme intérêt propre.
Le trouble anormal de voisinage devient alors, sans l’avoir voulu, un droit de la coexistence conflictuelle entre l’humain et le vivant, mais un droit encore prisonnier :
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de la propriété privée,
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de l’anthropocentrisme,
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et d’une logique réparatrice individuelle.
Conclusion
Le procès n’est jamais intenté contre la nature.
Et pourtant, à travers le trouble anormal de voisinage, c’est bien la nature qui est mise à l’épreuve du juge.
Elle est jugée sans être partie, qualifiée sans être entendue, tolérée ou rejetée au gré des attentes humaines.
Le voisin n’est souvent que l’écran juridique d’un conflit plus profond : celui de notre difficulté croissante à accepter une nature qui ne se laisse ni discipliner, ni réduire au silence.
Ce contentieux discret révèle ainsi, en creux, les limites du droit civil classique face aux enjeux contemporains de coexistence avec le vivant — et pose une question que le juge, pour l’heure, n’ose encore formuler ouvertement :
jusqu’où sommes-nous prêts à tolérer la nature lorsqu’elle échappe à notre contrôle ?

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