Le 13 juin 2025, la Cour d’appel de Paris a rendu un arrêt marquant dans l’affaire Eoservices Ltd, éditrice du site Startdoc.fr, contre la société Hérétic, exploitante des plateformes Signal-Arnaques.com et Scamdoc.com.

L’enjeu dépasse le simple conflit entre deux sociétés : il touche au délicat équilibre entre la liberté d’expression des consommateurs et la protection de la réputation des entreprises dans un contexte où les avis en ligne et les notations influencent directement le comportement d’achat.

Les faits

Eoservices exploite notamment le site Startdoc.fr, qui propose un accès par abonnement à des modèles de documents administratifs ou contractuels. De nombreux internautes se sont plaints sur le site Signal-Arnaques.com d’avoir cru bénéficier d’une offre à 1 €, avant de découvrir un prélèvement mensuel de 39 €. Les termes employés par certains utilisateurs étaient virulents : « arnaque », « escrocs », « abus de confiance ».

Parallèlement, le site Scamdoc.com, qui calcule un « indice de confiance » algorithmique pour les sites internet, attribuait à Startdoc une note globalement faible, parfois inférieure à 30 %.

Après plusieurs mises en demeure restées sans réponse jugée satisfaisante, Eoservices a assigné Hérétic devant le tribunal de commerce de Paris.

En première instance (21 septembre 2022),le tribunal condamne Hérétic à supprimer deux fils de discussion de Signal-Arnaques, à verser 25 000 € de dommages-intérêts et à publier un communiqué judiciaire. Mais il rejette les autres demandes, notamment celles visant Scamdoc. En appel, chacune des parties conteste le jugement.

Le cadre légal : les obligations d’information sur les avis en ligne

Depuis 2016, le Code de la consommation impose des obligations précises aux plateformes qui diffusent des avis.

L'article L.111-7-2 dispose que toute personne qui collecte, modère ou diffuse des avis en ligne doit délivrer une information loyale, claire et transparente sur les modalités de publication et de traitement des avis. Elle doit préciser si les avis font l’objet d’un contrôle et, le cas échéant, en indiquer les caractéristiques, afficher la date de l’avis et celle de l’expérience de consommation, expliquer les raisons d’un éventuel rejet, signaler l’existence d’une contrepartie et mettre en place un mécanisme gratuit pour contester l’authenticité d’un avis.

Aussi, la loi prévoit qu' un avis en ligne est défini comme l’opinion d’un consommateur sur son expérience de consommation, qu’il ait ou non acheté le bien ou service concerné. Les informations prévues doivent être indiquées de manière claire et visible à proximité des avis, et regroupées dans une rubrique spécifique (art. D.111-16 et D111-17). Ces dispositions visent à protéger le consommateur mais aussi à garantir aux entreprises que les critiques publiées reposent sur un socle de transparence.

La Cour d’appel se prononce sur plusieurs points :

1. Pas d’« aveu judiciaire » par le géoblocage

Eoservices soutenait que le fait qu’Hérétic ait géobloqué certains contenus équivalait à un aveu implicite de leur caractère illicite. La Cour écarte cet argument : retirer ou bloquer un contenu ne vaut pas reconnaissance de culpabilité.

2. Les obligations du Code de la consommation s’appliquent

La Cour confirme que les messages publiés sur Signal-Arnaques constituent bien des avis en ligne au sens du Code de la consommation. Or, avant mars 2022, Hérétic n’affichait pas clairement la date de l’expérience de consommation ni les modalités de contrôle. Ces manquements sont retenus à son encontre.

3.Le dénigrement : distinction entre critiques et accusations graves

La Cour confirme que certains anciens commentaires — utilisant des termes comme « escrocs » ou « abus de confiance » — étaient dénigrants et devaient être supprimés. En revanche, pour les nouveaux avis postérieurs à la première instance, elle considère que grâce au géoblocage depuis la France, à la modération de certains propos et à l’ajout de la date d’expérience, le caractère dénigrant n’est plus caractérisé.

4. Le mot « arnaque » : une appréciation discutable

La Cour estime que le terme « arnaque », pris isolément et dans le contexte du site Signal-Arnaques, peut relever du langage courant du consommateur mécontent et ne suffit pas toujours à caractériser un dénigrement.

Ici, l’intention de la Cour est claire : protéger la liberté d’expression des internautes, en leur permettant de relater une expérience négative sans craindre qu’un mot excessif ne déclenche automatiquement une action judiciaire.

Avis NAOS AVOCAT

Cette solution soulève des critiques. Pour le consommateur profane, « arnaque » renvoie spontanément à une tromperie illicite assimilée à une escroquerie. Son impact réputationnel est immédiat et durable. La distinction faite par la Cour entre « arnaque » (admis comme critique) et « escroquerie » (considéré comme dénigrement) manque de clarté et place les entreprises dans une zone d’incertitude juridique. En pratique, le terme « arnaque » fonctionne comme un signal d’alerte négatif dans les moteurs de recherche et porte gravement atteinte à l’image d’une société. La tolérance de la Cour apparaît donc discutable : elle fait primer la liberté d’expression qui est un droit fondamental, mais au prix d’une insécurité juridique pour les professionnels.

5. Le score Scamdoc validé

La Cour refuse de considérer le score algorithmique de Scamdoc comme du dénigrement. Le système est transparent, les critères sont listés et une procédure de révision est ouverte aux professionnels. Eoservices ne l’avait pas utilisée.

6. Responsabilité de l'hébergeur de contenu

En vertu de la LCEN (article 6-I-2), un hébergeur doit retirer promptement un contenu manifestement illicite dont il a connaissance. Or, Hérétic a souvent attendu plusieurs semaines ou mois. La Cour confirme donc sa responsabilité pour manque de promptitude.

7. Pas de parasitisme économique

Enfin, aucune preuve ne permettait de retenir que Hérétic aurait tiré profit des investissements d’Eoservices. Le grief de parasitisme est rejeté.

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Les avis en ligne publiés sur des plateformes de signalement sont pleinement soumis au Code de la consommation. Les obligations de transparence (dates, contrôles, critères de classement) doivent être respectées.

Les plateformes ne peuvent pas se retrancher derrière leur statut d’hébergeur, même si leur responsabilité est limité et qu'elles n'ont pas d'obligation de surveillance générale, elles doivent assurer une modération réactive et un retrait prompt en cas de propos manifestement illicites.

La Cour adopte une approche nuancée du dénigrement, sanctionnant les accusations pénales explicites mais tolérant le terme « arnaque » dans certains contextes. Cette distinction, motivée par la volonté de protéger la liberté d’expression des consommateurs, laisse toutefois une insécurité juridique et affaiblit la protection de la réputation des entreprises.

Les notations algorithmiques transparentes et révisables échappent à la qualification de dénigrement, ce qui incite les sociétés visées à utiliser les procédures internes de révision

Cour d’appel de Paris, Pôle 5 – Ch. 11, arrêt du 13 juin 2025

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