La vente d’un bien soumis à usufruit dans le cadre d’une succession requiert une analyse juridique et fiscale rigoureuse. Elle implique des notions techniques telles que le démembrement de propriété, la licitation ou encore le quasi-usufruit. Chaque cas doit être étudié à la lumière des règles en vigueur, en particulier celles prévues par le Code civil et le Code général des impôts.

 

En matière successorale, le partage des biens entre le conjoint survivant et les héritiers réservataires (enfants, notamment) peut souvent conduire à une répartition des droits entre usufruit et nue-propriété. Concrètement, cela signifie que le conjoint survivant a le droit d'utiliser les biens (par exemple, habiter un logement ou percevoir des loyers) sans en être pleinement propriétaire, tandis que les enfants héritent de la nue-propriété, c’est-à-dire la propriété du bien sans pouvoir l'utiliser ou en percevoir les revenus.

 

  1. Le Démembrement de Propriété et la Succession

 

Le démembrement de propriété est une situation juridique dans laquelle la pleine propriété d’un bien est divisée entre deux droits distincts :

 

L’usufruit, qui confère à l’usufruitier le droit d’utiliser le bien et d’en percevoir les fruits (revenus, loyers, etc.), sans en altérer la substance. 

 

L'usufruit fait partie du patrimoine de l'usufruitier : il peut être vendu ou donné, et ce, indépendamment de la nue-propriété (C. civ. art. 595) (1).

 

Cette indépendance a plusieurs conséquences :

 

  • Il n'y a pas d’indivision entre le nu-propriétaire et l'usufruitier. Ni l'usufruitier ni le nu-propriétaire ne peut donc exiger le partage du bien démembré. Il peut en revanche exister une indivision entre plusieurs usufruitiers ou entre plusieurs nus-propriétaires qui exercent des droits concurrents sur le(s) même(s) bien(s) ;
  • Le juge ne peut, à la demande d'un nu-propriétaire, ordonner la vente de la pleine propriété d'un bien grevé d'usufruit contre la volonté de l'usufruitier (C. civ. art. 815-5, al. 2) (2). Il en va ainsi même si l'usufruitier n'occupe pas le bien (Cass. 1e civ. 17-1-2006 n° 04-13.789 (3) ;
  • La vente du bien grevé d'usufruit sans l'accord de l'usufruitier ne modifie pas le droit de ce dernier, qui continue à jouir de son usufruit sur le bien s'il n'y a pas expressément renoncé (C. civ. art. 621, al. 2 (4) ;
  • En cas de vente conjointe de l'usufruit et de la nue-propriété, le prix est partagé entre l'usufruitier et le nu-propriétaire au prorata de la valeur de leurs droits respectifs, sauf accord des parties pour reporter l'usufruit sur le prix (C. civ. art. 621, al. 1 (4)

 

 

La nue-propriété, qui permet au nu-propriétaire de disposer du bien, mais sans en avoir l’usage tant que l’usufruit existe.

 

 

  1. Principes Juridiques Applicables à la Vente d’un Bien Démembré

 

  1. Interdiction de la Vente Forcée sans Consentement

 

Le Code civil interdit de vendre la pleine propriété d’un bien grevé d’usufruit sans l’accord préalable de l’usufruitier, afin de garantir son droit de jouissance, même s’il n’occupe pas effectivement le bien.

En conséquence, aucun partage ou vente judiciaire ne peut être imposé à l’usufruitier contre sa volonté, sauf dans des cas très particuliers, notamment lorsqu’il existe une indivision entre plusieurs usufruitiers ou entre plusieurs nus-propriétaires.

Lorsque l’unanimité des coïndivisaires est requise pour un acte, la loi prévoit des mécanismes permettant de pallier l’absence ou le refus d’un indivisaire, selon des conditions précises fixées par le Code civil :

  • Si l'un des indivisaires se trouve hors d'état de manifester sa volonté, un autre peut se faire habiliter par justice à le représenter soit d'une manière générale, soit seulement pour certains actes particuliers ; le juge fixe les conditions et l'étendue de la représentation qu'il autorise (C. civ. art. 815-4, al. 1 (5).
  • En cas de refus par un indivisaire de donner son consentement, un coïndivisaire peut demander en justice l’autorisation de passer seul cet acte (art. 815-5, al. 1 (6).

 

La juridiction compétente pour accorder l'autorisation, à défaut de désignation par la loi, est déterminée selon le droit commun (Cass. 1e civ. 15-2-2012 n° 10-21.457 (7).

 

L'autorisation d'agir ne peut pas résulter d'une ordonnance sur requête (Cass. 3e civ. 28-11-2012 n° 11-19.585 (8)

 

Le juge saisi n'est pas tenu d'accorder l'autorisation sollicitée ; il dispose à cet égard d'un pouvoir souverain d'appréciation (Cass. civ. 10-5-1983 : Bull. civ. III p. 89).

 

L'indivisaire ne peut pas être autorisé à passer un acte qu'il a déjà accompli antérieurement au mépris de la loi (TGI Dieppe 14-2-1979 : D. 1980.IR.361 obs. Breton ; voir aussi Cass. civ. 14-2-1984).

 

L'autorisation ne peut être accordée que si le refus « met en péril l'intérêt commun » des indivisaires (C. civ. art. 815-5, al. 1). (6)

 

Il a été jugé que l'intérêt commun n'était pas mis en péril par les refus opposés aux actes suivants :

 

  • Promesse de vente d'un terrain non constructible sous la condition suspensive d'une modification du plan d'occupation des sols qui aurait pour effet de classer le terrain en zone constructible, dès lors que cette promesse ne profitait qu'au bénéficiaire et que le fait de ne pas la conclure conservait au profit des indivisaires la possibilité de profiter pleinement de l'éventuelle valorisation ultérieure de leur terrain, pour le cas où le plan d'occupation des sols serait modifié (CA Paris 25-1-1983 : GP 1983.190) ;
  • Résolution de la vente d'un domaine agricole pour défaut de paiement du prix à l'échéance convenue, car elle aurait eu pour effet de contraindre les indivisaires à effectuer des remboursements importants qui pourraient s'avérer contraires à l'intérêt de l'indivision (Cass. civ. 10-5-1983 : Bull. civ. III p. 89).

 

Mais l'intérêt commun est mis en péril par le refus :

 

  • D’un indivisaire de consentir à la vente du bien indivis pour permettre le paiement de la dette personnelle d'un autre indivisaire, dès lors que cette vente procure un prix supérieur à celui qui serait obtenu à la suite de la licitation (vente aux enchères sur saisie immobilière) de ce bien demandé par la banque créancière de l'indivisaire poursuivi (Cass. 1e civ. 6-11-1990 n° 89-13.220 (9) ;
  • D’un cohéritier de consentir à l'aliénation des biens indivis dont le produit devait permettre le paiement des droits de succession, chacun étant tenu solidairement du paiement de ces droits (Cass. civ. 14-2-1984) ;
  • D’un héritier de vendre des parts d'une SARL, laquelle se trouve acculée à réduire sa production, à licencier une partie du personnel et à perdre une partie de sa valeur avec sa clientèle (CA Lyon 23-5-1990 : GP 1991.125).

 

Lorsque le bien indivis est l'objet d'un usufruit, le juge ne peut pas, à la demande du nu-propriétaire, autoriser la vente de la pleine propriété contre la volonté de l'usufruitier (C. civ. art. 815-5, al. 2 ; Cass. 1e civ. 13-6-2019 n° 18-17.347), peu important que l'usufruitier n'occupe pas l'immeuble grevé (Cass. 1e civ. 17-1-2006).

 

Sauf en cas de démembrement de la propriété du bien ou si l'un des indivisaires se trouve absent ou hors d'état de manifester sa volonté, l'aliénation d'un bien indivis peut être autorisée par le tribunal judiciaire à la demande de l'un ou des indivisaires titulaires d'au moins deux tiers des droits indivis (voir C. civ. art. 815-5-1 ; Cass. 1e civ. 15-1-2014 n° 12-28.378 (10) : RJDA 5/14 n° 488 ; Cass. 1e civ. 20-11-2019 n° 18-23.762 (11)

 

L'acte passé dans les conditions fixées par l'autorisation de justice est opposable à l'indivisaire dont le consentement fait défaut (C. civ. art. 815-5, al. 3 (6).

 

 

  1. Vente Conjointe par Usufruitier et Nu-Propriétaire

 

Lorsque l’usufruitier et le nu-propriétaire s’entendent, ils peuvent procéder à une vente conjointe de leurs droits respectifs. Cette vente transfère la pleine propriété à l’acquéreur. Le prix de vente est alors réparti entre les parties en fonction de la valeur respective de leurs droits.

 

La répartition est effectuée selon les tables de valorisation définies à l’article 669 du Code général des impôts (CGI), qui tiennent compte de l’âge de l’usufruitier.

 

En cas de vente simultanée de l'usufruit et de la nue-propriété d'un bien, le prix se répartit entre l'usufruit et la nue-propriété selon la valeur respective de chacun de ces droits, sauf accord des parties pour reporter l'usufruit sur le prix, ou encore sur le bien acquis en remploi du prix de vente (C. civ. art. 621, al. 1(4).

 

La vente du bien grevé d'usufruit, sans l'accord de l'usufruitier, ne modifie pas le droit de ce dernier, qui continue à jouir de son usufruit sur le bien s'il n'y a pas expressément renoncé (C. civ. art. 621, al. 2 (4)

 

Les parties peuvent aussi convenir de reporter l’usufruit sur le prix de vente, ce qui crée un quasi-usufruit. Dans ce cas, l’usufruitier pourra disposer librement du produit de la vente tout en restant redevable envers le nu-propriétaire à l’extinction de l’usufruit.

 

  1. La Licitation

La licitation peut constituer une solution en cas de blocage dans une succession, notamment lorsqu’un désaccord survient entre les héritiers. Toutefois, elle ne peut être imposée à l’usufruitier que si certaines conditions précises sont réunies, en particulier en cas d’indivision.

Lorsque l’indivision porte sur l’usufruit, chaque indivisaire peut demander son partage. Cela peut se faire par cantonnement, c’est-à-dire par l’attribution à chacun d’un bien distinct sur lequel s’exercera son droit d’usufruit. Si ce partage n’est pas possible, la licitation de l’usufruit, c’est-à-dire sa vente à un tiers, peut être envisagée.

En l’absence de possibilité de partage en nature ou de licitation isolée de l’usufruit dans des conditions satisfaisantes, les usufruitiers ont la faculté de solliciter la licitation de la pleine propriété du bien indivis, conformément à l’article 817 du Code civil (13). Dans ce cas, les nus-propriétaires peuvent être contraints à la vente du bien à la demande d’un indivisaire titulaire de l’usufruit.

 

  1. Conséquences Fiscales de la Vente

 

Lorsqu’un bien démembré (c’est-à-dire divisé entre usufruitier et nu-propriétaire) est vendu, chacun des titulaires de droits réels est considéré comme cédant sa part distincte et est donc imposé séparément sur la plus-value réalisée. Cela signifie que l’usufruitier et le nu-propriétaire sont chacun imposés sur la différence entre la valeur d’acquisition de leurs droits respectifs (souvent déterminée au moment de la succession ou de la donation) et la part du prix de vente qu’ils perçoivent.

La détermination de cette plus-value repose donc sur la répartition du prix de cession entre usufruit et nue-propriété, selon les barèmes de l’article 669 du Code général des impôts, qui tiennent compte notamment de l’âge de l’usufruitier. Cette clé de répartition permet de fixer la quote-part de prix revenant à chacun, sur laquelle sera calculée la plus-value imposable.

Par ailleurs, lorsqu’un héritier vend uniquement ses droits démembrés, c’est-à-dire l’usufruit ou la nue-propriété qu’il a reçus dans le cadre d’une succession, cette cession est soumise aux droits d’enregistrement au taux de 2,50 %, conformément à l’article 750 du Code général des impôts. Ce taux s’applique à la transmission de droits réels immobiliers issus d’une succession et concerne en particulier les opérations portant sur des droits démembrés, qui peuvent être cédés séparément.

En somme, la vente d’un bien démembré implique une fiscalité distincte pour chaque co-titulaire de droits, à la fois en matière de plus-value et de droits d’enregistrement, ce qui nécessite une attention particulière au moment de la répartition du prix et de la déclaration fiscale

 

 

SOURCES :

 

  1. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006429395
  2. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006433219
  3. https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000007050354
  4. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006429647
  5. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006432388
  6. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000039367468
  7. https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000025379542
  8. https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000026709465
  9. https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000007024988?init=true&page=1&query=89-13.220&searchField=ALL&tab_selection=all
  10. https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000028482802
  11. https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000039437788
  12. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006433731
  13. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006432530
  14. https://bofip.impots.gouv.fr/bofip/817-PGP.html/identifiant%3DBOI-ENR-PTG-10-10-20200630
  15. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000024435942