L’intelligence artificielle fait partie de notre quotidien, qu’il s’agisse de la reconnaissance vocale sur nos téléphones portables, des suggestions personnalisées de films sur des plates-formes de streaming (certes, plus ou moins convaincantes...) ou des systèmes de reconnaissance d’images permettant de « taguer » des visages ou de filtrer des contenus violents ou pornographiques publiés sur les réseaux sociaux.

Le statut des créations issues de l’intelligence artificielle est nettement plus délicat. Le Petit Robert définit l’intelligence artificielle comme « la partie de l’informatique qui a pour but la simulation des facultés cognitives afin de suppléer l’être humain pour assurer des fonctions dont on convient, dans un contexte donné, qu’elles requièrent de l’intelligence ». Nous basculons de la création assistée par ordinateur vers la création générée par ordinateur. Or les créations de ces machines intelligentes (que d’aucuns aiment à qualifier de robots sont très nombreuses dans la littérature, spécialement de science-fiction.

L’on se souvient, par exemple, des belles sculptures de lumière réalisées par le majordome robot de Madame Lardner (Max) dans la nouvelle de Asimov, Light Verse, œuvres que le propriétaire du robot s’approprie indûment. Ces créations, accidentelles, cesseront lorsque John Semper Trevis réparera malencontreusement le robot créateur.

 Les créations de ces machines intelligentes ne sont plus aujourd’hui accidentelles et la Commission juridique du Parlement européen a invité le 12 janvier 2017 la Commission européenne à soumettre une directive envisageant « la création d’une personnalité juridique spécifique aux robots, pour qu’au moins les robots autonomes les plus sophistiqués puissent être considérés comme des personnes électroniques dotées de droits et de devoirs bien précis » et définissant « des critères de création intellectuelle propres applicables aux œuvres protégeables par droit d’auteur créé par des ordinateurs ou des robots » – ce qui est riche d’un implicite sur lequel nous reviendrons.

En outre, le Code de la propriété intellectuelle ne donne pas de définition de l’œuvre de l’esprit, mais en dresse une énumération non limitative.

Constituent ainsi des œuvres de l’esprit, les œuvres littéraires, dramatiques, musicales, cinématographiques, chorégraphiques, photographiques, graphiques, les logiciels (CPI, art. L. 112-2, 13° ainsi que leurs traductions, adaptations, transformations ou arrangements (CPI, art. L. 112-3). Sont encore cités les anthologies, les recueils d’œuvres ou de données diverses, par exemple les bases de données (CPI, art. L. 112-3).

Le droit d’auteur s’applique à l’ensemble de ces œuvres, « quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination » (CPI, art. L. 112-1).

Pour être protégée par le droit d’auteur, la création doit répondre à deux critères distincts.

Elle doit se manifester par une expression ou une forme tangible, par exemple être fixée sur un support (photographique, magnétique, numérique, papier, etc.).

Elle doit également être originale, c’est-à-dire porter l’empreinte de la personnalité de son auteur ou encore être marquée d’un apport intellectuel, c’est-à-dire de l’effort intellectuel de l’auteur. Sur ce dernier point, la Cour de cassation a précisé qu’il convenait d’aller au-delà de la simple « mise en œuvre d’une logique automatique et contraignante ».

Elle a également relevé que la « matérialisation de cet effort résidait dans une structure individualisée » et enfin, que la création supposait « un choix subjectif entre divers modes de présentation et d’expression ». La Cour de cassation reste extrêmement vigilante sur l’analyse de ces critères, n’hésitant pas à censurer la cour d’appel qui n’avait pas « justifié en quoi le choix de combiner ensemble ces différents éléments selon une certaine présentation serait dépourvu d’originalité ».

 

I - la protection du droit d’auteur appliquée aux œuvres générées à partir d’une l’intelligence artificielle

 

A - les limites invoquées à l’application du droit d’auteur

1. L’auteur, personne physique

Traditionnellement, le droit d’auteur français protège l’auteur d’une « œuvre de l’esprit ». Les dispositions de l’article L. 112-1 du CPI prévoient en ce sens que : « Les dispositions du présent Code protègent les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination. »

Dès lors, comment concevoir qu’une œuvre générée par une IA, c’est-à-dire à partir d’un ou plusieurs algorithmes, soit considérée comme une « œuvre de l’esprit » et protégée en tant que telle par le droit d’auteur ?

En effet, la jurisprudence admet que l’auteur d’une œuvre de l’esprit ne peut être qu’une personne physique, et la Cour de cassation juge à cet égard qu’une personne morale ne peut avoir la qualité d’auteur.

Dès lors, si le collectif Obvious à l’origine du Port rait de Belamy signe le tableau avec la formule de l’algorithme, il ne s’agit là bien entendu que d’un clin d’œil dans la mesure où, à ce jour, aucune personnalité juridique n’est reconnue à une IA qui ne peut dès lors se voir reconnaître la titularité des droits d’auteur.

L’idée d’une personnalité juridique propre aux robots a bien été promue, notamment et de façon étonnante par le Parlement européen dans une résolution du 16 février 2017, ce qui a donné lieu à de nombreuses critiques, en partie reprises par les auteurs du récent rapport pour qui cette option serait « largement impraticable » (cf. rapport p. 36).

 

2. La condition de l’originalité

Par construction jurisprudentielle, la protection par le droit d’auteur suppose que la création soit originale. Cette condition ne ressort pas des dispositions du Code de la propriété intellectuelle, qui ne s’y réfère pas, sauf pour protéger le titre des œuvres (cf. article L. 112-4). L’originalité est ainsi appréciée par les juges, au cas par cas, comme l’expression, l’empreinte ou le reflet de la personnalité de l’auteur.

Cette conception impliquant de nouveau une intervention humaine, il apparaît difficile de qualifier d’originale une œuvre générée par une IA : comment celle-ci pourrait-elle, en effet, matérialiser le reflet de la personnalité de son auteur s’il s’agit d’une machine ? Du moins tant que les machines ne seront pas douées de conscience ou d’esprit et qu’une personnalité juridique ne leur sera pas reconnue...

Ces difficultés résultent d’une conception traditionnelle et classique du droit d’auteur français qui ne conçoit la création que comme l’apanage de l’humain et qui place toujours l’auteur, personne physique, au centre de la protection.

Toutefois, comme le relève un récent rapport déposé auprès du CSPLA le 27 janvier 2020, les difficultés ainsi soulevées ne devraient pas être « insurmontables ». Ainsi, sans remettre en cause le lien entre l’auteur et son œuvre qui fonde notre droit d’auteur, ce droit « semble suffisamment souple pour recevoir ces créations » et « l’attribution des droits au concepteur de l’IA semble de nature à apporter des solutions pertinentes ».

 

B - les solutions offertes par l’application du droit d’auteur

1. Le rapport « Intelligence artificielle et culture »

Le 25 avril 2018, la Commission européenne, dans sa communication « Une intelligence artificielle pour l’Europe », a invité les États membres à réfléchir aux conséquences de l’intelligence artificielle sur la propriété intellectuelle. Dans ce contexte, le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) a confié aux professeures Alexandra Bensamoun et Joelle Farchy une mission sur les enjeux juridiques et économiques de l’intelligence artificielle dans les secteurs de la création culturelle, qui a donné lieu au dépôt, le 27 janvier 2020, d’un rapport intitulé « Intelligence artificielle et culture ».

Selon les auteures de ce rapport, il importe de rappeler en premier lieu que le droit d’auteur et sa mise en œuvre ne peuvent se passer de la présence humaine. Toutefois « une analyse renouvelée des conditions d’accès à la protection (création, originalité, auteur) pourrait permettre de recevoir ces réalisations culturelles au sein du droit d’auteur ».

 

2. Quelle solution ?

Ledit rapport écarte ainsi dans ses conclusions toute intervention législative, en retenant qu’il importe d’abord « d’éprouver le droit positif et d’être prêt à intervenir si un éventuel besoin de régulation se révélait à l’avenir » alors que « le droit positif devrait pour l’heure pouvoir être appliqué, dans une lecture renouvelée des critères d’accès à la protection ».

Avec prudence, il est toutefois rappelé qu’il ne peut être exclu, compte tenu de la technique en constant développement, que « l’outil [de l’intelligence artificielle] gagne en autonomie, en réduisant le rôle de l’humain ».

Il ne faut donc pas complètement exclure qu’à l’avenir, une intervention du législateur soit rendue nécessaire et « une voie intéressante pourrait alors être, au vu des différentes positions et analyses, celle de la création d’un droit spécial du droit d’auteur ».

C’est alors le régime appliqué au logiciel ou celui appliqué à l’œuvre collective qui pourrait, selon les auteures du rapport « Intelligence artificielle et culture » déposé au CSPLA, servir de modèle à la création d’un droit spécial, notamment en adaptant les articles L. 113-2 et L. 113-5 du CPI pour y intégrer les créations générées par une IA.

En effet, selon le Code de la propriété intellectuelle, « la qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’œuvre est divulguée » (article L. 113-1 du CPI).

Ainsi, dans le cas de l’œuvre collective créée à l’initiative d’une personne physique ou morale qui la divulgue et dans laquelle la contribution de chaque auteur y ayant participé se fond dans un ensemble sans qu’il soit possible d’identifier la contribution de chacun (cf. article L. 113-2 du CPI), il est prévu par l’article L. 113-5 du CPI que cette œuvre « est, sauf preuve contraire, la propriété de la personne physique ou morale sous le nom de laquelle elle est divulguée. Cette personne est investie des droits de l’auteur ».

Il est donc admis qu’une personne morale, si elle ne peut pas être l’auteur d’une œuvre de l’esprit, peut en revanche être titulaire des droits d’auteur existant sur cette œuvre.

L’arsenal juridique de l’œuvre collective et du logiciel semble donc offrir des pistes de solutions intéressantes.

La matière étant, à l’évidence, en constante évolution, la prudence semble de mise, étant rappelé que toute issue législative devra naturellement « s’opérer dans un cadre international, a minima européen ».

 

II- Une protection alternative adaptée aux créations de l’intelligence artificielle

 

A - L’adaptation du droit d’auteur à l’intelligence artificielle

Si l’œuvre est considérée comme protégée par le droit d’auteur, la question de la paternité de l’œuvre est centrale. Certaines législations étrangères comme Hong Kong, l’Inde, l’Irlande, la Nouvelle Zélande ou le Royaume-Uni, ont choisi d’attribuer cette paternité au concepteur du programme.

En France, le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) recommande, dans son rapport intitulé « Mission Intelligence Artificielle et Culture » du 27 janvier 2020, de s’inspirer des mécanismes existants en droit d’auteur. Une première piste résiderait dans l’aménagement de la notion d’originalité afin de qualifier la création de l’intelligence artificielle en œuvre de l’esprit, comme ce fut le cas pour le logiciel, où l’empreinte de la personnalité de l’auteur a été remplacée par l’apport intellectuel de son créateur. S’agissant de la titularité, « la désignation du concepteur de l’intelligence artificielle apparaît comme la solution la plus respectueuse du droit d’auteur » selon le rapport du CSPLA. Une autre possibilité serait d’appliquer les règles de l’accession par production de l’article 546 du code civil pour permettre au propriétaire de l’intelligence artificielle d’acquérir les accessoires que produit sa chose (les œuvres étant les fruits de l’intelligence artificielle).

Cependant, cela ne signifie nullement que la titularité des droits revienne toujours à la personne physique. En effet, l’instigateur de la technologie pourrait être récompensé sur le modèle de l’œuvre collective qui, selon l’article L. 113-2, alinéa 3, du CPI, est « une œuvre crée sur l’initiative d’une personne physique ou morale qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et en son nom ».

Par ailleurs, un droit spécifique, sorte de droit voisin, pourrait être créé pour attribuer des prérogatives patrimoniales à celui qui communique l’œuvre au public. La disposition serait alors intégrée à l’article L. 123-4 du CPI, in fine, en ces termes : « Celui qui prend les dispositions nécessaires en termes d’investissement pour communiquer au public une création de forme générée par une intelligence artificielle et assimilable à une œuvre de l’esprit jouit d’un droit d’exploitation d’une durée de X années à compter de la communication ». Pour permettre plus de souplesse, le CSPLA suggère de privilégier les solutions contractuelles en ajoutant en début de disposition « sauf stipulations contraires ».

Derrière l’identification du titulaire des créations se pose également la question cruciale de la responsabilité en cas de dommages provoqués par l’intelligence artificielle. En effet, la proposition de règlement de la Commission européenne du 21 avril 2021 place le fournisseur d’un système d’intelligence artificielle comme acteur central. Il est défini comme la personne physique ou morale, l’agence ou tout autre organisme qui développe ou possède un système d’intelligence artificielle, sous son propre nom ou sa propre marque, à titre onéreux ou gratuit. Cette désignation simplifiée du responsable n’est d’ailleurs pas sans rappeler la responsabilité du producteur du fait d’un produit défectueux puisqu’est également désignée comme producteur la « personne qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou un autre signe distinctif ».

 

B - Les modes alternatifs de protection des créations de l’intelligence artificielle

Au-delà du droit d’auteur , le Parlement européen recommande de privilégier une évaluation sectorielle et par type des implications des technologies de l’intelligence artificielle en prenant notamment en compte « le degré d’intervention humaine, l’autonomie de l’IA , l’importance du rôle et de la source des données et des contenus protégés par le droit d’auteur utilisés, ainsi que l’éventuelle intervention d’autres facteurs ; rappelle que toute démarche doit trouver le juste équilibre entre la nécessité de protéger les investissements en ressources et en efforts et celle d’encourager la création et le partage ».

Pour sa part, le CSPLA suggère de s’inspirer du droit accordé au producteur de bases de données en introduisant un droit sui generis visant à protéger les efforts financiers, humains ou matériels des intervenants au processus créatif développé par l’intelligence artificielle.

Appliqué à l’intelligence artificielle, ce droit sui generis permettrait un retour sur investissement, déjouant ainsi les tentatives d’appropriation de valeur et encourageant du même coup l’investissement dans le domaine de l’intelligence artificielle. La proposition pourrait être intégrée dans la première partie du code de la propriété intellectuelle, à la suite du droit des bases de données : « Le producteur d’une intelligence artificielle permettant la génération de créations assimilables à des œuvres de l’esprit bénéficie d’une protection sur ces créations lorsque celles-ci résultent d’un investissement financier, matériel ou humain substantiel ».

En tout état de cause, d’autres modes de protection existent. Ainsi, le programmateur de la technologie peut se faire rémunérer en concédant une licence d’utilisation de son logiciel. De plus, la directive n° 2016/943 du 8 juin 2016 sur le secret des affaires, transposée à l’article L. 151-1 du CPI, permet au concepteur de s’opposer à la divulgation illicite du savoir-faire technologique et l’appropriation de son investissement. Enfin, une action sera toujours possible sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile extracontractuelle contre les actes de concurrence déloyale ou les agissements parasitaires.

 

Sources :

Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 15 janvier 2015, 13-23.566, Publié au bulletin - Légifrance (legifrance.gouv.fr)

Cour de cassation, Assemblée Plénière, du 7 mars 1986, 83-10.477, Publié au bulletin - Légifrance (legifrance.gouv.fr)