Dans un contexte où la gestion des ressources humaines revêt une importance stratégique, la question de l’embauche de salariés déjà retraités suscite régulièrement des interrogations juridiques.
Peut-on, après avoir engagé un individu ayant déjà fait valoir ses droits à pension, décider ultérieurement de le mettre à la retraite d’office, une fois l’âge de 70 ans atteint ? La réponse, loin d’être purement théorique, a été apportée par la jurisprudence, notamment par la chambre sociale de la Cour de cassation, qui a clarifié le régime applicable à ce type de situations. Si, au moment de l’embauche, le salarié n’a pas encore 70 ans, l’employeur conserve la possibilité de procéder à une mise à la retraite à cet âge.
Ce principe, dégagé dès 2011, perdure, et s’applique encore dans le cadre de la législation actuelle, comme l’illustre un arrêt récent [[Cass. soc., 27 nov. 2024, n°22-13.694]]. Une telle solution se comprend à la lumière des dispositions du Code du travail, en particulier les articles régissant la mise à la retraite d’office ([[C. trav., art. L. 1237-5]]) et les conditions tenant à l’âge du salarié.
L’enjeu est double : d’une part, respecter l’interdiction de discrimination fondée sur l’âge, d’autre part, permettre à l’employeur de mettre fin au contrat de travail dans les conditions légales prévues. Loin d’être une simple querelle doctrinale, ce débat s’inscrit dans la réalité du marché du travail, où l’on voit parfois des entreprises recruter des talents seniors, forts d’une expertise rare, puis envisager de mettre fin à leur contrat ultérieurement, sans pour autant tomber dans l’arbitraire.
Le cadre légal de la mise à la retraite d’office
L’âge légal et la procédure applicable
Le Code du travail prévoit que l’employeur peut mettre à la retraite d’office un salarié ayant atteint un certain âge, actuellement fixé à 70 ans [[C. trav., art. L.1237-5]]. Avant d’atteindre cet âge, la mise à la retraite n’est pas automatique. Le salarié qui a atteint l’âge lui garantissant une retraite à taux plein (auparavant 65 ans, puis progressivement porté à 67 ans) ne peut être mis à la retraite sans son accord. L’employeur peut simplement lui proposer la mise à la retraite. Le salarié reste libre de refuser, rendant alors la rupture fondée sur l’âge impossible avant l’âge butoir de 70 ans.
L’intérêt de cette disposition est d’éviter que la fin de carrière ne soit imposée trop tôt, préservant ainsi le libre choix du salarié et évitant une discrimination liée à l’âge. Toutefois, l’esprit de la loi admet qu’à 70 ans, la relation de travail puisse s’achever par une mise à la retraite d’office, sans que cela ne soit qualifié de licenciement, dès lors que l’on respecte les conditions légales.
L’articulation avec l’interdiction des discriminations
Les principes de non-discrimination en raison de l’âge, prévus par les textes européens ([[Dir. 2000/78/CE]]), transposés en droit interne et rappelés dans le Code du travail [[C. trav., art. L. 1132-1]], pèsent sur la décision de l’employeur. Cependant, la législation française admet que l’âge puisse, dans certains cas, justifier la mise à la retraite d’office, du moment que les conditions légales sont réunies. L’idée est que ce critère, circonscrit à un âge précis (70 ans), constitue une exception encadrée, préservant l’équilibre entre la liberté de gestion de l’employeur et les droits du salarié.
Recrutement d’un retraité : quelle incidence sur la mise à la retraite ?
Le principe confirmé par la jurisprudence
La question spécifique qui se pose est la suivante : si un salarié était déjà retraité (c’est-à-dire avait déjà fait valoir ses droits à la pension de vieillesse) lors de son embauche, cette situation empêche-t-elle l’employeur de le mettre à la retraite à 70 ans ? En d’autres termes, le fait que le salarié ait déjà atteint l’âge de la retraite à taux plein et disposait du nombre de trimestres requis lors de son engagement interdit-il ultérieurement la mise à la retraite d’office ?
La Cour de cassation a répondu par la négative. Dès un arrêt de 2011 [[Cass. soc., 29 juin 2011, n°09-42.165]] et confirmé par un arrêt ultérieur de 2019 [[Cass. soc., 17 avr. 2019, n°17-29.017]], la Haute juridiction a considéré que l’employeur qui recrute un salarié alors même que celui-ci remplissait déjà toutes les conditions pour faire valoir ses droits à la retraite conserve le droit, une fois que le salarié atteint 70 ans, de le mettre à la retraite d’office. La seule condition est que l’intéressé n’ait pas eu 70 ans au moment de l’engagement. Ainsi, l’âge du salarié au moment de l’embauche, bien que déjà « suffisant » pour partir à la retraite, ne doit pas être interprété comme un motif rendant impossible la mise à la retraite d’office à l’âge légalement prévu.
L’arrêt du 27 novembre 2024
Un arrêt plus récent, rendu le 27 novembre 2024 [[Cass. soc., 27 nov. 2024, n°22-13.694]], s’inscrit dans cette continuité. La Cour de cassation a rappelé que si le salarié n’avait pas atteint 70 ans lors de son engagement, l’employeur n’est pas privé de la possibilité de mettre fin à la relation de travail lorsque le salarié atteint cet âge.
Le fait que le salarié, lors de son embauche, remplissait déjà les conditions pour bénéficier d’une pension à taux plein (par exemple, 63 ans et nombre de trimestres requis) est indifférent. L’employeur, en procédant à cette embauche, ne se voit pas imposer un renoncement à son droit de mettre à la retraite à 70 ans.
Cette interprétation a une logique interne cohérente : recruter un individu déjà retraité suppose que l’employeur s’est engagé sans considération discriminatoire. Il n’a pas pris en compte l’âge comme un handicap empêchant l’embauche. Dès lors, l’employeur n’est pas « sanctionné » par la perte du droit de mettre le salarié à la retraite à 70 ans. Une telle perte aurait été, en quelque sorte, une incitation à ne pas recruter de retraités, ce qui irait à l’encontre de l’objectif d’assurer une égalité de traitement et de préserver la liberté contractuelle.
Conséquences pratiques pour l’employeur et le salarié
Sécuriser la relation de travail
L’employeur, informé de ce principe, peut désormais envisager sereinement l’embauche d’un ancien retraité, sans craindre de perdre ultérieurement la possibilité de mettre fin au contrat de travail par une mise à la retraite à 70 ans. Il lui suffira de veiller au strict respect des formalités prévues par le Code du travail, de notifier la mise à la retraite lorsque l’âge limite est atteint, et de respecter les délais légaux. L’essentiel est qu’au moment de l’embauche, le salarié n’avait pas 70 ans. Ce point se révèle crucial.
Éviter la confusion avec le licenciement
Une mise à la retraite d’office, dans ces conditions, n’est pas un licenciement. Elle ne nécessite pas de justifier d’une cause réelle et sérieuse, contrairement à la rupture unilatérale pour motif personnel ou économique. Le salarié ne peut donc pas, en principe, faire valoir qu’il s’agit d’une discrimination fondée sur l’âge ou d’un licenciement abusif, dès lors que la loi autorise ce type de rupture à partir de 70 ans. Toutefois, l’employeur doit se montrer prudent. S’il adopte un comportement révélant que l’âge constitue le critère unique de rupture, sans que la loi l’autorise (par exemple, une mise à la retraite avant 70 ans ou sans suivre les étapes préalables), le risque de requalification en licenciement discriminatoire n’est pas exclu.
Impact sur la gestion des effectifs seniors
L’encadrement légal ainsi clarifié incite les entreprises à repenser leur gestion des seniors. Recruter un salarié déjà retraité permet de bénéficier de son expérience, de ses compétences, sans priver l’employeur des outils légaux pour mettre fin à la relation de travail plus tard. Cette souplesse est particulièrement appréciable dans certains secteurs à forte valeur ajoutée, où l’expertise d’un ancien cadre supérieur ou d’un technicien expérimenté demeure précieuse, même au-delà de l’âge habituel de la retraite.
En outre, il s’agit d’un moyen de répondre à des besoins ponctuels, dans le cadre d’un projet, d’une mission spécifique, d’un transfert de savoir-faire. Une fois l’employé senior atteint de 70 ans, la possibilité de mise à la retraite d’office permet de clôturer la collaboration sans entrer dans le champ du licenciement, offrant une sécurité juridique à l’employeur.
Limites et précautions d’usage
Ne pas abuser de la règle
Si le droit autorise, à certaines conditions, la mise à la retraite d’office, l’employeur ne doit pas en faire un usage abusif. Toute rupture du contrat fondée exclusivement sur l’âge du salarié en dehors des situations prévues par la loi est prohibée. Ainsi, mettre fin au contrat d’un salarié de plus de 67 ans, sans qu’il ait atteint 70 ans et sans son accord, s’apparenterait à une discrimination sanctionnée par la nullité de la rupture [[C. trav., art. L.1132-1 ; C. trav., art. L.1237-5]].
De plus, l’employeur ne peut ignorer les autres obligations légales. Par exemple, la remise des documents de fin de contrat (certificat de travail, attestation Pôle emploi) ou le paiement de l’indemnité de mise à la retraite (légale ou conventionnelle) si elle est prévue, demeurent nécessaires.
Apprécier l’évolution du droit
Il n’est pas exclu que le législateur modifie à nouveau l’âge de départ à la retraite, repousse l’âge limite ou modifie les règles du jeu. L’employeur, comme le salarié, doit donc rester attentif aux réformes législatives. Le principe jurisprudentiel n’est pas figé, mais s’adapte à la législation en vigueur. Comme en témoigne la cohérence entre les arrêts de 2011, 2019 et 2024, la Cour de cassation maintient fermement le principe, tout en le transposant dans le cadre législatif applicable au moment du litige.
Conclusion
La solution dégagée par la Cour de cassation est claire : le fait d’avoir recruté un salarié déjà retraité ne prive pas l’employeur de la possibilité de procéder à une mise à la retraite à 70 ans, dès lors que le salarié n’avait pas atteint cet âge lors de son embauche. Cette règle, confirmée par plusieurs arrêts et conforme aux dispositions du Code du travail, assure à la fois le respect des droits du salarié et la liberté de gestion de l’employeur.
Ce principe se révèle particulièrement utile pour les employeurs qui souhaitent profiter de l’expertise de personnes déjà retraitées, sans pour autant s’engager dans une relation de travail sans limite d’âge. Le salarié, quant à lui, sait que la rupture à 70 ans, dans ces conditions, n’est pas abusive, dès lors qu’elle est conforme à la loi et à la jurisprudence constante. Cette situation offre un équilibre intéressant, rappelant que le droit du travail, loin d’être figé, s’adapte aux réalités démographiques et économiques, tout en préservant la cohérence de ses principes directeurs.
Le Bouard Avocats
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