Extrait de l’article de Monsieur Sébastien Dumoulin dans les Echos du 21/06/2018(1) :

« Démission surprise du patron d'Intel après une liaison avec une employée »

Le communiqué publié jeudi par le géant américain du semi-conducteur est lapidaire. « Le groupe Intel a annoncé aujourd'hui la démission de Brian Krzanich comme directeur général et membre du conseil d'administration (…) ».

« Non-fraternisation »

Après trente-cinq ans dans le groupe, dont les cinq derniers à sa tête, c'est tout juste si le patron a droit à un rapide mot de remerciement : « Nous sommes reconnaissants pour les nombreuses contributions de Brian à Intel ». La raison de cet empressement à tourner la page Krzanich est que celui-ci n'a pas respecté la « règle de non-fraternisation » que le groupe impose à ses 102.000 salariés.

Autrement dit, le patron a reconnu avoir eu dans le passé une « relation consensuelle » avec une employée d'Intel. Après enquête, le groupe a conclu que son code de conduite n'avait pas été respecté, et le dirigeant a été rapidement poussé vers la porte ».

Une telle situation serait-elle possible en droit du travail français ?

1. De prime abord, il semble que l’on se trouve face à une différence culturelle importante entre les pays d’Amérique du Nord et les pays Européens.

2. Dans les pays d’Amérique du Nord, l’histoire a montré que des clauses de non-fraternisation ont d’abord été adoptées pour « protéger » (bien hypocritement) et préserver l’intégrité des populations esquimaudes du Canada(2) ou les tribus d’indiens d’Amérique du nord.

3. Plus tard, certains règlements intérieurs d’établissements universitaires ou de formation (également situés en Amérique du nord) ont également commencé à comporter des clauses interdisant aux membres du corps enseignant ou aux formateurs d’avoir des relations extra-professionnelles avec les étudiants ou les stagiaires. Ces clauses existent toujours.

4. Pour ce qui est des autres relations professionnelles, la reproduction de la clause ci-après montre que la pratique a été adaptée aux relations de travail dans lesquelles on trouve désormais des règles de non-fraternisation insérées dans des documents (Chartes, Policy…) auxquels il est demandé aux salariés d’adhérer en y apposant leur signature.

Une telle clause est-elle licite en droit Français ?

5. Une recherche sur internet(3) fait apparaître qu’un salarié français (appartenant vraisemblablement à la même entreprise que celle dont parle l’article des Echos) s’est interrogé sur la validité d’une clause qui figurait dans un « code de conduite et d’éthique » que l’entreprise voulait lui faire signer. Cette clause était rédigée ainsi :

« La Société encourage des relations de travail positives entre ses collaborateurs. Notre société souhaite également éviter tout malentendu, toute réclamation pour cause de favoritisme, toute plainte éventuelle pour harcèlement sexuel ou moral à l'égard d'un collaborateur et tout conflit d'intérêt pouvant résulter de relations impliquant supérieurs et subordonnés directs et/ou indirects, sur le lieu de travail. Les relations personnelles et/ou amoureuses (rendez-vous) entre les collaborateurs peuvent créer un conflit d'intérêt réel ou perçu comme tel.

Afin de préserver un environnement de travail professionnel pour tous, la Société interdit donc aux cadres de nouer des relations personnelles durables, notamment d'avoir des rendez-vous, avec des collaborateurs ayant un rapport hiérarchique direct ou indirect. Cette interdiction est étendue des collaborateurs de l'entreprise, au personnel d'assistance, aux clients, aux fournisseurs, qui peuvent avoir une influence indirecte sur le collaborateur. Il est demandé aux collaborateurs de faire part de ce type de relation dès qu'elle se développe ou qu'elle enfreint la politique de fraternisation de l'entreprise, à la suite de changements dans la structure hiérarchique de l'entreprise. Dès qu'elle est informée ou a connaissance de l'existence de ce type de relation, la Société peut prendre les mesures qu'elle juge adéquates, y compris mais sans y être limité, l'affectation de l'une des parties à un autre service ou poste, ou, si nécessaire, la résiliation du contrat de travail de l'une des parties ».

6. Le salarié, qui s’étonnait qu’on veuille lui faire signer ce code de conduite et d’éthique (qui n’était pas un règlement intérieur), avait reproduit la clause sur un forum en demandant :

a/ si elle était valable et ;

b/ s’il devait signer le document qui lui était soumis.

7. Les réponses méritent d’être consultées. Une quasi-unanimité rejette la validité de la clause.

Quelle est l’analyse du praticien du droit du travail ?

8. Notons d’emblée que le but poursuivi, tel qu’il est énoncé par la clause, n’est pas critiquable. Il s’agit de mettre en œuvre des moyens propres à éviter tout soupçon de favoritisme, toute plainte pour harcèlement sexuel ou moral et tout conflit d’intérêt sur le lieu de travail.

9. Pour ce qui est du harcèlement moral et sexuel, rappelons d’ailleurs que c’est la loi (code du travail) qui impose aux employeurs de prendre des mesures de prévention et de formation de l’encadrement, en particulier. Observons également que le rappel des dispositions relatives à l’interdiction des harcèlements moral et sexuel et des agissements sexistes sur le lieu de travail n’a pas à figurer dans une charte mais dans le règlement intérieur de l’entreprise , document prévu par les articles L. 1321-1 et suivants du code du travail.

10. Les questions qui se posent ne concernent donc pas la légitimité de la protection de l’entreprise, mais les moyens mis en œuvre par l’employeur pour y parvenir (l’interdiction de nouer des relations personnelles durables avec tout collaborateur ayant un lien hiérarchique direct ou indirect) ainsi que l’obligation de se dénoncer qui figure dans la « charte » de l’entreprise et les conséquences qui y sont attachées.

L’interdiction de nouer des relations personnelles durables est-elle conforme au droit ?

11. Les dispositions de l’article L.1121-1 du code du travail sont claires : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». L’article L. 1221-3 du même code prévoit également que le règlement intérieur ne peut contenir des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ;

12. Pour certains auteurs, il n’est pas possible d’insérer dans le contrat de travail d’un salarié une clause préventive interdisant toute relation amoureuse sur le lieu de travail en prévention d’éventuels conflits. En effet, cela constituerait une discrimination sur la situation de famille qui est interdite (c. trav. art. L. 1132-1)

13. La Cour de cassation a déjà eu l’occasion de rappeler qu’en « principe, il ne peut être procédé au licenciement d’un salarié pour une cause tirée de sa vie personnelle » et qu’une relation amoureuse ne constitue pas, en elle-même, un motif de licenciement (Cass. soc. 21 décembre 2006, n° 05-41140 D).

14. Mais est-ce bien de cela dont il s’agit dans la clause analysée ?

15. Notons d’emblée que, si la clause reproduite ci-dessus est bien la même que celle qui liait le dirigeant d’Intel, ce n’est pas le fait d’avoir une relation extra-professionnelle qui est interdit mais celui d’avoir une relation personnelle / et ou amoureuse de façon durable.

16. L’entreprise admet donc qu’une relation extra-professionnelle sans lendemain peut advenir dans la sphère professionnelle mais interdit de laisser cette relation perdurer jusqu’à ce qu’elle puisse avoir une incidence sur le professionnalisme et la neutralité de l’un des partenaires.

17. Dans le cas d’espèce, il ne faut pas perdre de vue que la restriction en question a été opposée au dirigeant d’Intel, dirigeant de l’une des entreprises leader du marché des micro-processeurs, industrie excessivement compétitive dans laquelle tout risque d’espionnage commercial, tout risque de divulgation d’information doit être contrôlé.

18. Dès lors, aussi contre-intuitif que cela puisse paraître de prime abord, il semble bien que la restriction soit justifiée par la nature de sa tâche à accomplir et proportionnée au but recherché.

19. C’est d’ailleurs le même raisonnement qu’avait appliqué la Cour de cassation lorsqu’elle avait jugé que s’il ne peut, en principe, pas être procédé au licenciement d’un salarié pour une cause tirée de sa vie personnelle, il en est autrement lorsque le comportement de l’intéressé, compte tenu de ses fonctions et de la finalité propre de l’entreprise, a créé un trouble caractérisé au sein de cette dernière »

20. Est-ce à dire que l’interdiction de « fraternisation » peut valablement figurer dans une charte que l’on demande à tous les salariés de l’entreprise de signer et leur être déclarée opposable ?

21. La réponse est beaucoup moins évidente.

22. En effet, si l’on peut valablement considérer que le dirigeant de l’entreprise, quelques personnes au sein du service R&D et quelques autres cadres-dirigeants sont détenteurs de secrets de fabrication, projets de recherches, renseignements stratégiques ou commerciaux, susceptibles d’intéresser des entreprises concurrentes indélicates, il n’est pas cohérent de penser que lesdits secrets sont accessibles à tous dans un groupe comme Intel qui compte plus de 102 000 salariés.

23. Dès lors, imposer à l’ensemble du personnel de signer un document par lequel chacun s’interdit d’avoir une relation durable avec un collègue, un client ou un fournisseur… nous semble assez peu répondre aux exigences de légitimité et de proportionnalité posées par l’article L. 1121-1 susvisé.

24. Imagine-t-on une violation de cette clause invoquée à l’appui d’un licenciement prononcé à l’encontre de salariés de services non-sensibles de l’entreprise ?

25. Pour ce qui est de l’opposabilité, le fait de faire signer un document à un salarié suffit-il à le lui rendre opposable ?

26. Rien n’est moins certain. En principe une charte éthique a pour objet de définir le valeurs ou règles auxquelles adhère une entreprise. Cependant, lorsque, comme en l’espèce, elle comporte des prévisions dont certaines doivent figurer dans le règlement intérieur (interdiction, prévention et formation en matière de harcèlement sexuel et moral) et visent donc à réglementer la relation de travail entre l’employeur et ses salariés, et que d’autres ne doivent pas obligatoirement y figurer, on peut considérer que la charte doit être présentée au comité d’entreprise (devenu Comité Economique et Social) et soumise aux formalités de dépôt et de publicité prévues par l’article L. 1321-4 du code du travail préalablement à sa mise en œuvre dans l’entreprise .

27. Si ces formalités ne sont pas respectées, le salarié sera bien fondé à faire valoir la non-opposabilité de la charte éthique.

Que penser enfin de l’obligation de se dénoncer figurant dans la clause reproduite ci-dessus ?

« Il est demandé aux collaborateurs de faire part de ce type de relation dès qu'elle se développe ou qu'elle enfreint la politique de fraternisation de l'entreprise. »

28. Encore une fois, de prime abord, une telle obligation a de quoi laisser songeur et il est difficile de ne pas penser avec quelle fermeté l’assemblée plénière de la Cour de cassation veille au respect du droit à ne pas contribuer à sa propre incrimination . Il est vrai que ce principe s’applique à la matière pénale mais ne peut-on considérer qu’il doit nécessairement trouver à s’appliquer en matière civile ?

29. Une fois encore, la sagesse commande de se méfier de ce premier réflexe. En effet, l’on peut valablement considérer qu’une personne, qui occupe des fonctions très élevées dans la hiérarchie d’une entreprise à la pointe de la technologie, a le devoir d’informer ses homologues ou les personnes désignées de la poursuite d’une relation extra-professionnelle. Si cette auto-déclaration est faite à temps, elle permettra aux instances du groupe (responsable de la sécurité notamment) de procéder aux vérifications nécessaires pour s’assurer de l’absence de dangerosité d’une telle relation.

30. Dans l’article cité en introduction de cette note, il semble que c’est l’absence de révélation spontanée qui a conduit à la démission de Brian Krzanich, patron d’Intel, après 35 ans de bons et loyaux services.

Démission ou licenciement ?

31. L’article de Sébastien Dumoulin note qu’après avoir reconnu avoir eu, dans le passé, une « relation consensuelle » avec une employée d’Intel, Brian Krzanich a rapidement été « poussé vers la porte » par le groupe qui, après enquête, avait conclu au non-respect du code de conduite.

32. Il y a peu de chance que le départ d’un dirigeant intervienne valablement dans de telles circonstances en France.

33. En effet, la démission est un acte unilatéral qui ne peut intervenir que lorsque le consentement du salarié est libre et éclairé. A défaut, la démission n’est pas considérée comme ayant été valablement donnée et la jurisprudence l’analyse, alors, comme un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse (Cass. Soc. 10/11/1998, n° 96-44.299).

34. A cette exigence la Cour de cassation a ajouté que la démission ne se présume pas et doit résulter d’une volonté claire et non-équivoque de rompre le contrat de travail. Une démission ne peut donc pas intervenir sous la pression imposée par un employeur. La notion même de démission forcée est donc intrinsèquement incompatible avec les règles du droit du travail français.

1. https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/0301858264769-demission-surprise-du-patron-dintel-apres-la-revelation-d’une-liaison-avec-une-employee-2186127.php

2. http://chevrette-marx.openum.ca/files/sites/136/2017/04/HM-La-declaration-canadienne-des-droits-et-laffaire-Drybones.pdf

3. http://forum-juridique.net-iris.fr/travail/117912-clause-de-non-fraternisation.html

4. Article L 1321-2, 2° du code du travail

5. http://rfsocial.grouperf.com/article/0123/ra/rfsocira0123_0900_8598D.html

6. Cass. Soc. 25 janvier 2006, pourvoi n° 04-44918

7.Cass. Soc. 25 janvier 2006, pourvoi n° 04-44918 précité.

8.Jean-Denis Combrexelle, Directeur Général du travail, in Le Moniteur 18/12/2008 : https://www.lemoniteur.fr/article/nature-juridique-des-chartes-ethiques-et-codes-de-conduites.1293449

9. Cass. Assemblée plénière, 6 mars 2015 (14-84.339)

 

Philippe Ravisy

Spécialiste en droit du travail

Astaé-Avocats

www.astae.com