OPINION. Héros modernes de plus en plus visibles, les lanceurs d'alerte n'en sont pas moins en danger. Régulièrement utilisés par les différents services de l'Etat pour la qualité de leurs informations, totalement indécelables en l'absence d'alerte, ils sont finalement les laissés pour compte de la République. Par Pierre Farge, avocat.

 

La valeur de protection des lanceurs d'alerte n'est qu'instrumentale: elle vise à rassurer tous les potentiels lanceurs d'alerte, encourager leur partage d'informations, puis une fois fait, laisse ces individus ayant agi dans l'intérêt général assumer seuls les conséquences de leurs actes.

Sans rien enlever au caractère désintéressé du lanceur d'alerte, l'administration a mis en place plusieurs dispositifs pour protéger le geste démocratique du lanceur d'alerte, tout du moins en théorie:

- la loi Sapin 2 reconnaît ainsi le statut de lanceur d'alerte, mais refuse tout secours financier,

- la loi du 23 octobre 2018 reconnaît le lanceur d'alerte du fisc, ou aviseur fiscal, et, par principe, le secours financier,

- l'arrêté du 18 avril 1957 reconnaît le lanceur d'alerte des Douanes, ou informateur des Douanes, et accepte aussi par principe le secours financier.

Comment est-il donc possible que différents dispositifs visant les mêmes fins soient applicables et puissent se contredire? Comment est-il possible d'établir un dispositif protecteur, puis une fois les informations exploitées, ne jamais leur en faire bénéficier? Et comment est-il possible que personne ne légifère pour corriger le tir?

Des dispositifs opaques et contradictoires

La réponse se trouve dans l'histoire récente et symptomatique d'un employé qui adhère de moins en moins à la finalité de son travail, qui prend conscience de procéder à des opérations qui ne trouvent pas l'utilité sociale qu'il avait imaginé, et qui décide donc d'en dénoncer le caractère frauduleux.

Sur la base des informations publiquement disponibles, principalement en ligne, cet employé s'adresse à la Direction des douanes.

Il a ainsi d'abord partagé toutes les informations en sa possession, prenant d'énormes risques vis-à-vis de son employeur, et de toutes les représailles en cascade imaginables.

Il a ensuite donné de son temps à l'administration pour orienter les agents en charge de l'enquête et aider à interpréter les informations transmises, avant de finir par démissionner de son poste tant le double jeu lui était devenu intenable.

Il lui est ainsi dès le début opposé par l'administration le secret de la procédure; précisé qu'il existe de nombreux dispositifs permettant protection et secours financier, et donc de patienter sans s'inquiéter (tout cela apparaît de façon objective dans des échanges d'e-mails).

 

Il n'a donc jamais été informé par l'administration qui s'est précipitée sur ses informations que pour bénéficier d'un tel statut, il fallait entrer ab initio dans une procédure particulière accordant un tel statut.

Ce qui vous permet donc d'imaginer sans mal la position de l'administration aujourd'hui: une fois dénouée l'affaire grâce aux informations de premier ordre, celle-ci indique courageusement que l'informateur ne peut plus prétendre à aucune prise en charge à défaut d'avoir été considéré comme tel en temps voulu.

Le pouvoir concentré entre les mains d'un seul fonctionnaire

Pour bien comprendre cette situation kafkaïenne, il convient encore de rappeler qu'un indicateur des douanes peut être rémunéré en vertu des textes, même en cas d'insuccès partiel d'une opération, mais dans une limite de 3.100 euros, sauf décision contraire du directeur général des Douanes, en l'occurrence Monsieur Rodolphe Gintz.

Ce dernier concentre en effet tout le pouvoir de déplafonner ce seuil, en pratique dans une affaire sur dix, lorsque l'information débouche sur un trafic d'envergure ou une grosse confiscation.

Dans ce cas, le montant de la rétribution, « fixée de façon discrétionnaire et ne pouvant faire l'objet d'aucun recours », comme le précise l'arrêté, et comme s'autorise volontiers à le rappeler l'intéressé, est calculé selon un barème fluctuant et confidentiel, curieusement inconnu du Parlement, ou de toute autre forme de représentation nationale.

Pour résumer, le recouvrement potentiel de centaines de millions d'euros pour les caisses de l'Etat dépend donc

1) du pouvoir discrétionnaire concentré entre les mains d'un seul homme,

2) qui agit dans l'opacité des textes,

3) et refuse toute communication au Parlement ou la Cour des comptes.

Un état de fait d'autant plus malheureux que l'on ne connait toujours pas en France le nombre exact de salariés dédiés à la cellule des lanceurs d'alerte, et donc de la dépense publique engendrée pour le contribuable (ils sont par exemple 21 aux États-Unis, et 12 en Grande-Bretagne).

Un tel postulat frappe l'Etat de droit, sape la confiance entre institutions et citoyens, et accentue une crise de la représentation qui ne nourrit pas la réforme, mais l'insurrection.

Au lendemain du 25e samedi de mobilisation des "gilets jaunes", cela fait penser à ce mot de Henry David Thoreau dans sa Désobéissance civile « L'État n'est doué ni d'un esprit supérieur ni d'une honnêteté supérieure, mais uniquement d'une force physique supérieure. »