"Nous pensons que ce gouvernement veut notre peau »

TRIBUNE publiée dans LE POINT le 11 février 2020

 

Bien au-delà de la réforme des retraites, neuf avocats, issus de sept barreaux différents, racontent l'essence de leur métier. Inquiétudes et colère.

Un collectif d'avocats :

*ean-Yves MOYART, avocat au Barreau de Lille Sophie CHALLAN BELVAL, avocate au Barreau de Rouen Alain COCKENPOT, avocat au Barreau de Douai Thibault de SAULCE LATOUR, avocat au Barreau de Nevers Delphine BOESEL, avocate au barreau de Paris Ludovic LEROY, avocat au Barreau de Lyon Julien PIGNON, avocat au Barreau de Paris Pascal ROUILLER, avocat au barreau d'Angers Eric MORAIN, avocat au Barreau de Paris

 

 

Publié le 11/02/2020 à 13:51 | Le Point.fr

« Nous pensons que ce gouvernement veut notre peau » https://w.lpnt.fr/2362127t #Justice via @LePoint

 

Ce que nous pensons, nous, avocats libéraux qui pratiquons la défense pénale et l'assistance civile de proximité, à l'Aide juridique, pro bono ou commis d'office,

aux revenus divers mais en rien faramineux,

qui travaillons tellement que nous sommes sur le triste podium du stress, toutes professions confondues,

nous les soutiers judiciaires du quotidien, les piliers de la justice de tous les jours, en droit des étrangers, en comparutions immédiates, devant les anciens tribunaux d'instance, aux mineurs, aux assises des sans voix ou des indigents…

 

Bref, nous,

les Civileux et les Pénaleux – comme on nous appelle parfois avec mépris alors que c'est notre fierté –, qui incarnons notre serment tous les jours, à travers aussi les permanences garde à vue, les consultations gratuites, les affaires familiales complexes ou pas, les prud'hommes…

 

Ce que nous pensons, c'est que ce gouvernement veut notre peau – pourtant professionnellement si chère payée.

 

Nous pensons que les réformes successives de procédure, compliquant notoirement tout sans intérêt aucun pour les civilistes comme pour les pénalistes, ont entre autres ce but 

 

que la réforme des retraites a aussi ce but ;

 

que proposer EN CE MOMENT MÊME alors que la profession entière est dans la rue un cavalier législatif relatif à l'intervention des assureurs de protection judiciaire dans nos conventions d'honoraires, a aussi ce but ;

 

que la future réforme de l'Aide Juridictionnelle, tapie dans l'ombre des couloirs de la Chancellerie, aura ce but ;

 

que la « menace » de se mêler de nos conditions d'exercice a ce but.

 

Pourquoi ?

 

Parce que nous sommes des sans-grade, des petits, pas dans la grande machine judiciaro-numérique dont certains rêvent peut-être

 

– a-t-on jamais rêvé devant une machine à distribuer des cannettes comme on rendrait la Justice ? 

 

parce que nous portons les petites affaires (on en a parfois des grandes mais ce n'est pas notre quotidien),

celles dont on voudrait désormais qu'elles n'encombrent plus la Justice (on ne la dote pas mieux donc on la purge par le bas)

– quand on nous a enseigné qu'« il n'y a pas de petites affaires », et c'est si vrai.

 

Parce que nous sommes indépendants et que cette indépendance dérange,

que nous nous rebellons contre toute forme d'oppression,

que nous refusons toutes les injustices, quelle que soit leur forme, économiques, sociales, juridiques.

 

Comment ?

Nous pensons que le plan à terme est d'imposer une protection juridique à tous, un peu comme on rêve d'une mutuelle santé obligatoire, comme on a imposé assurances immobilières et automobiles (qui sont donc des produits et des biens – passons).

 

Nous pensons que ce sera le moyen de la fin des honoraires libres, qu'ils deviendront tarifés (et bas) car soumis aux fourches des assureurs.

 

Dans le même temps et subséquemment, nous pensons que l'on supprimera l'Aide Juridictionnelle.

 

Pour les assurés : l'avocat de l'assureur aux honoraires de l'assureur ;

pour les non assurés ou le pénal (peu assurable pour les faits volontaires) : des avocats désormais dédiés à l'AJ, ne pouvant en faire seuls vu les coûts, très probablement exclusifs car désignés sur appels d'offres

 

...bref, des usines loin de tout, condamnées aux seuls volumes.

 

Alors le « Grand Œuvre » sera terminé, et son avènement fera disparaître des milliers d'avocats – et aura « normalisé » toute une profession dont la richesse est la diversité des exercices, des personnalités, des talents, des accents, des structures, des domaines.

 

Fini le libre choix de l'avocat pour les plus démunis,

fini l'avocat qui prendra le temps d'accompagner pendant des heures la femme violentée ou l'enfant violé, fini l'avocat qui cessera toute activité pour se concentrer sur votre dossier urgentissime, aussi peu rentable soit-il.

 

Nous pensons que ce gouvernement veut transformer la Justice en un « machin numérique » enfin rentable – pas en humanité, en rendement (ou pas d'ailleurs, qu'importe) – et a déjà jugé que nous n'y avions plus notre place.

Après tout, nous le disons avec effarement, c'est un gouvernement qui s'enorgueillit que l'on juge des visioconférences plutôt que des gens,

qui a estimé qu'une femme maltraitée serait mieux entendue si elle déposait d'abord plainte en ligne, toute seule devant son écran (encore),

qui a complexifié les saisines judiciaires à un point tel que tous les praticiens eux-mêmes n'y comprennent plus rien,

qui va aussi vers la suppression des jurés d'assises,

qui préconise pour le reste une utilisation de plus en plus massive des alternatives pénales…

 

Tant pis pour les gens, du rendement, du rendement.

 

Et élaguons fort et clair ce qui n'entre pas dans le Machin… Nous n'y entrerons pas.

 

Nous pensons que la Justice d'un pays moderne consiste à bien juger les gens, en leur présence, assistés dignement, contradictoirement, que cela prend du temps et nécessite des moyens en effectifs d'abord et avant tout, car il n'est de richesse que d'hommes.

 

Nous pensons que la Justice est tout sauf une industrie ou un commerce, que sa seule fonction est d'équilibrer le mieux possible les intérêts en présence,

que c'est là sa seule « rentabilité » ;

que pour bien juger il faut comprendre, avec notre aide – nous sommes un des deux plateaux de la balance qui orne nos cours et tribunaux – toujours et partout.

 

Nous ne voulons pas d'une autre vision de la Justice.

Nous vous rappelons que notre « vieille » justice, pour imparfaite qu'elle soit, a un rôle majeur de régulation sociale – dont nous sommes, auxiliaires de justice, un maillon essentiel – qui s'oppose frontalement et irrémédiablement à l'idée d'une rentabilité :

cette soif de justice est inextinguible et rassasier ne se monnaye jamais.

 

Voilà pourquoi nous ne voulons pas disparaître,

non parce que nous nous accrocherions à des fonctions révolues,

c'est tout le contraire :

elles n'ont jamais été aussi indispensables que maintenant – défendre, protéger, équilibrer, donner au juge de quoi rendre justice et purger les passions.

 

Nous pensons que les piliers d'un État que sont la Santé, l'Enseignement ou la Justice ne peuvent pas être transformés en machines ni en Machin, jamais.

Que l'humain doit être leur cœur de fonctionnement, à tout prix.

Nous avons tous juré, « comme avocat, d'exercer nos fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité ». Ce serment nous porte, c'est notre Loi.

 

Auquel de ces termes, Monsieur le Président de la République, Monsieur le Premier Ministre, Madame la Garde des Sceaux, pouvez-vous croire un instant que nous renoncerons ?