https://www.huffingtonpost.fr/entry/teletravail-indemnisation-employeur-entreprise_fr_5ebbb38ec5b6ae915a8c6bb9

Occupation du logement pour travailler, électricité et connexion Internet... L'après-confinement pourrait faire naître des contentieux dans le monde de l'entreprise.

 

TÉLÉTRAVAIL - À en croire le gouvernement, la réponse tient en trois lignes et se résume à un mot: non. Et pourtant... Alors que la France toute entière est incitée à télétravailler depuis la mi-mars pour faire face à l’épidémie de coronavirus, les autorités publient régulièrement leurs recommandations et conseils aux entreprises pour mettre en place cette nouvelle organisation. 

Et dans la dernière mouture de son guide du télétravail, à la question “Mon employeur doit-il m’indemniser?”, le ministère du Travail répond par la négative. “L’employeur n’est pas tenu de verser à son salarié une indemnité de télétravail destinée à lui rembourser les frais découlant du télétravail”, explique le document, qui fait toutefois une exception pour les cas où “un accord ou charte” prévoit une telle indemnisation. 

Une réponse lapidaire qui ne convainc absolument pas les juristes. “Le ministère semble dire que c’est au bon vouloir de l’employeur. Sauf que ce n’est pas du tout si clair que cela dans le droit”, explique au HuffPost l’avocate en droit du travail Sophie Challan-Belval. Et sa consœur Jacqueline Cortès d’ajouter: ”La communication qui est faite va dans ce sens, mais j’ai du mal à comprendre. Où est-on allé chercher ces nouvelles règles?” 

Les salariés ont droit à une indemnisation

En effet, précise maître Jacqueline Cortès, avocate en droit social à Paris, la jurisprudence a mis en place une indemnisation pour les télétravailleurs, à la condition (comme toujours en droit du travail) que le salarié apporte la preuve de ses dépenses. “Il y a toujours eu une procédure de compensation, et la jurisprudence la renouvelle régulièrement (en 2012 ou en 2016 par exemple, et même en 2019)”, détaille-t-elle.

“Normalement, la règle est que si le télétravail a été mis en place à la demande de l’entreprise, il doit y avoir une indemnité d’occupation du domicile qui est réglée”, continue l’avocate. Et de citer l’exemple d’une jurisprudence qui avait valorisé à hauteur de 91 euros la compensation mensuelle due par une entreprise à son salarié.  

Maître Sophie Challan-Belval corrobore: si l’ordonnance Macron du 22 septembre 2017 exonère l’entreprise de la prise en charge des frais du télétravailleur, “la Cour de cassation est venue dire depuis que les salariés n’avaient pas à supporter ce coût”. Elle continue: “S’il y a des frais justifiés, le salarié a droit à ses remboursements.”. 

Ainsi, en plus d’éventuels accords entre employeurs et employés (qui existaient dans environ une entreprise sur dix avant l’arrivée du covid-19 sur le territoire national), et au contraire de ce qu’affirme le ministère du Travail, les salariés peuvent demander à être défrayés pour toutes les dépenses causées par leur nouveau mode de travail. 

Internet, prises et chauffage

″Évacuer cette question en disant que non, l’employeur ne doit pas indemniser ses salariés, ça n’a pas force de loi”, insiste Jacqueline Cortès. “Il n’y a pas eu de changement législatif, ce ne sont que des recommandations du ministère.” 

Ainsi, nous détaille sa consœur Sophie Challan-Belval, les salariés français sont en droit de demander une compensation pour plusieurs types de frais. L’avocate inscrite au barreau de Rouen nous liste par exemple les frais d’adaptation du logement (s’il n’était pas en conformité avec le Code du travail ou si des prises spécifiques manquaient par exemple), les frais de matériel (si le salarié a dû acheter un ordinateur pour pouvoir travailler de chez lui), les frais de fournitures (encre, papier etc.), les frais de connexion (chauffage, électricité, Internet...). 

“Des chartes et accords d’entreprise organisant le télétravail listent ces frais, des taux, des cotes-parts”, continue Jacqueline Cortès. “Mais là où le passage au télétravail s’est fait dans l’urgence, je pense qu’il va falloir discuter, justifier les frais, faire des comparaisons en montrant par exemple comment sa facture d’électricité a pu augmenter.”  Et s’il y a un conflit, ce sera aux juges de trancher. 

De la même manière, Sophie Challan-Belval rappelle l’existence d’un arrêt du 27 mars 2019 selon lequel l’employeur doit verser une indemnité pour l’occupation du domicile (par l’activité professionnelle) lorsque le télétravail est imposé. Restera à la justice de décider si dans les circonstances exceptionnelles de l’épidémie il peut être considéré que l’employeur a choisi le télétravail ou si c’est la force majeure qui s’est imposée à lui. 

L’employeur conserve son devoir de protection

De concert, les deux avocates tiennent à le marteler: le télétravail reste du travail, et l’employeur conserve toutes ses obligations, en dépit de la sidération qui accompagne un moment historique forcément particulier. Ainsi, un salarié en télétravail reste un salarié avec des avantages sociaux (tickets restaurants, chèques vacances...), des droits en matière d’évaluation et de formation. Seul le remboursement d’un titre transport mensuel pourrait lui être retiré s’il n’en a plus du tout l’usage professionnel. 

“Systématiquement, le conseil que va donner un avocat à une entreprise, c’est d’anticiper les conflits pour éviter les contentieux”, précise Sophie Challan-Belval. L’idée est de négocier des accords entre direction et salariés listant les frais qui peuvent être remboursés et désamorçant tous les points pouvant bloquer tout en respectant l’égalité entre les salariés. 

Car derrière ses airs agréables et simplifiés, le télétravail tel qu’il a été improvisé avec le début du confinement pose beaucoup de problèmes, rappelle Jacqueline Cortès. “Souvent, c’est un travail isolé, qui se fait dans des conditions particulières avec des enfants dans la pièce, où les salariés doivent parfois veiller tard pour avoir du calme”, décrit-elle. “Surtout, il a concerné des gens qui n’étaient pas du tout habitués et pas forcément équipés.” 

Pour l’avocate parisienne, des litiges naîtront nécessairement de la période en cours. “Si l’employeur n’a pas répété une communication de prévention des risques, s’il n’a pas pris le pouls de la santé mentale de ses salariés, si on a été sur un télétravail sauvage, non encadré, non considéré comme du travail, des gens chercheront forcément à faire valoir la responsabilité de leur entreprise”, conclut-elle. Car des salariés qui n’auraient pas été suffisamment accompagnés face à l’isolement et la charge de travail liée à cette nouvelle organisation pourront sans problème apporter la preuve que leur employeur est responsable d’une éventuelle dépression ou d’un burn-out. 

 

Paul Guyonnet Journaliste