Qui ne connaît pas Uber ? Cette entreprise qui vous permet via une application d’avoir un chauffeur en un temps record - surtout dans les plus grandes villes - et qui a bouleversé l’activité de Taxi en offrant une prestation peu réglementée à des tarifs sur-compétitifs ? Le succès économique de l’entreprise a été tel qu’il a suscité un phénomène d’ « ubérisation » du travail avec le développement d’autres plateformes, telles que Deliveroo ou Uber Eats pour la livraison de repas. Votre chauffeur Uber est en principe un travailleur indépendant, qui profite simplement de la plateforme pour faire son business. Mais tout cela pourrait bien changer après qu’un « business partner » de Uber a demandé en justice que le statut de salarié lui soit reconnu.
Interrogés sur le cas de M. Z, un conducteur de VTC (Véhicule de Tourisme avec Chauffeur) travaillant avec Uber, la Cour d’Appel de Paris a estimé que la relation en cause relevait non pas d’un rapport commercial, mais d’un rapport salarié – arrêt du 10 janvier 2019 (n°18/08357).
La définition jurisprudentielle du contrat de travail
Le rapport contractuel de travail n’est pas défini par la loi, depuis 1996, la jurisprudence a a comblé cette lacune. C’est « l’engagement d’une personne à travailler pour le compte et sous la direction d’une autre moyennant rémunération, le lien de subordination juridique ainsi exigé se caractérisant par le pouvoir qu’a l’employeur de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son salarié ».
M. Z en relation de travail avec la compagnie Uber, a saisi le juge d’une demande de requalification de la relation en contrat de travail. La juridiction saisie doit alors déterminer si, en pratique, les conditions d’exercice de l’activité visée répondent ou non aux critères déterminants du salariat : le pouvoir de l’employeur d’ordonner, de contrôler et de sanctionner le travail d’une personne salariée.
A ces trois éléments, les tribunaux en ajoutent régulièrement un quatrième tenant à l’exécution d’une activité dans le cadre d’un « service organisé » selon des conditions déterminées de façon unilatérale par une personne distincte du travailleur concerné.
Une présomption légale de non-salariat pour les travailleurs « indépendants »
En l’occurrence, la preuve de l’existence d’un contrat de travail était compliquée par le jeu d’une présomption contraire. L’article L. 8221-6 (I) du code du travail dispose que les travailleurs immatriculés au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers, comme l’était M. Z à l’instar des différents partenaires d’UBER, sont présumés ne pas exercer leurs activités professionnelles dans le cadre du salariat. Le même article (II) ajoute néanmoins : « L’existence d’un contrat de travail peut toutefois être établie lorsque les personnes mentionnées au I fournissent directement ou par une personne interposée des prestations à un donneur d’ordre dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard de celui-ci ».
L’indépendance du travailleur à l’épreuve d’une situation de dépendance organisée
Les juges d’appel commencèrent par confronter l’inscription de M. Z au registre des métiers avec le cadre imposé par la plateforme Uber à l’organisation de ses activités : « loin de décider librement de l’organisation de son activité, de rechercher une clientèle et de choisir ses fournisseurs, il a ainsi intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par la société Uber ».
En particulier, la Cour souligna deux antinomies avec le statut de travailleur indépendant de M. Z, l’une touchant à l’interdiction de constituer sa propre clientèle, l’autre à l’impossibilité de déterminer le tarif des courses effectuées. La « charte de la communauté » Uber interdit à ses partenaires de constituer leur clientèle à partir des passagers contactés via l’application de la société, - aussi bien que d’embarquer des clients « non-Uber » lors d’une course « Uber ». Quant aux tarifs des prestations de transport, ils sont déterminés unilatéralement par les algorithmes Uber.
Enfin, l’exercice des prestations de chauffeur de VTC implique, dans le cadre de l’écosystème noyauté par la société Uber, de contracter avec une liste de fournisseurs partenaires pour la location d’un véhicule conforme aux exigences de la plateforme ou pour la location d’une carte professionnelle de VTC. Un service de facilitation du paiement des loyers opéré directement à partir de l’application Uber rendait captifs les chauffeurs qui, à l’instar de M. Z, avaient souscrit des contrats de cet acabit.
La démonstration des trois critères du lien de subordination
L’appréciation concrète des conditions de travail de M. Z fit ressortir que les prérogatives d’Uber à son égard étaient équivalentes à celles d’un employeur vis-à-vis d’un salarié.
S’agissant du pouvoir d’ordonner, la Cour d’Appel pointa les instructions du GPS de l’application, ainsi que les directives comportementales imposées par les « Conditions de partenariat », « notamment sur le contenu des conversations à s’abstenir d’avoir les passagers ou bien la non-acceptation de pourboires de leur part, peu compatibles avec l’exercice indépendant d’une profession ».
S’agissant du pouvoir de contrôler l’activité des chauffeurs co-contractants, les juges estimèrent qu’il était effectif dès lors qu’Uber gardait en permanence un œil sur le nombre de refus de courses ou sur la géolocalisation des voitures connectées.
S’agissant enfin du pouvoir de sanctionner, Uber se réservait le droit de suspendre temporairement ou de désactiver à titre définitif le compte d’un chauffeur de VTC dès lors qu’il affichait un taux anormal d’annulation de courses, qu’il faisait l’objet de signalements pour conduite problématique ou qu’il ne satisfaisait plus, pour une raison ou pour une autre, aux exigences de la plateforme. Selon l’article 2.4 du contrat applicable, Uber disposait d’un « pouvoir discrétionnaire raisonnable » de limiter ou d’interdire l’accès à son application…
Une résolution encore incertaine
Au terme d’une analyse détaillée des conditions de travail de M. Z, les juges parisiens ont estimé qu’un « faisceau suffisant d’indices » leur permettait de caractériser l’existence d’un lien de subordination et donc d’un contrat de travail entre M. Z et la plateforme de mise en relation Uber. Naturellement l’intérêt de la discussion est considérable :
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un partenariat peut être rompu librement sous réserve d’un préavis suffisant alors qu’un salarié doit être licencié pour une cause réelle et sérieuse ;
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un entrepreneur paye ses charges diverses alors qu’un salarié ne voit sa rémunération amputer son salaire que des charges salariales.
C’est donc une contre-révolution Uber à laquelle nous assistons aujourd’hui, de nature à compromettre la pérennité de cette organisation en France - nous prévient déjà la plateforme. La réponse finale a été commandée à la Cour de cassation. On attend sa livraison. C’est elle qui aura le dernier mot, à moins d’une intervention du législateur, si celui-ci ose s’aventurer sur ce sujet épineux par une mesure qui mécontentera nécessairement une partie de la population. Pour l’instant, son silence est assourdissant.
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