Dérogation espèces protégées : dans une décision remarquée du 29 janvier 2025, le Conseil d’Etat admet que la construction de 78 logements sociaux (60 logements locatifs sociaux et 18 logements en accession sociale à la propriété) puisse répondre à une raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM).
Rappelons que lorsqu’un projet est susceptible d’affecter une espèce protégée, il ne peut être autorisé que s’il se voit délivrer une dérogation à l’interdiction d’atteinte aux espèces protégées.
Cette « dérogation espèces protégées » est accordée si le projet répond à trois conditions cumulatives (mais bien distinctes)1 :
- il répond, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d'intérêt public majeur – ou RIIPM - ;
- il n'existe pas d'autre solution satisfaisante ;
- cette dérogation ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle.
Dans l’affaire commentée, le terrain d’assiette du projet constituait un terrain de chasse pour des salamandres tachetées. Cette espèce protégée occupait un ruisseau voisin.
Une dérogation espèces protégées a été accordée, puis contestée, et annulée par le tribunal administratif de Nancy. Cette annulation a ensuite été confirmée par la cour administrative d’appel de Nancy.
Le Conseil d’Etat a été saisi d’un pourvoi et a annulé l’arrêt de la cour.
I. Le Conseil d’Etat facilite la reconnaissance de la raison impérative d’intérêt public majeur de projets de construction de logements sociaux
Le 28 septembre 2023, la cour administrative d’appel de Nancy2 avait confirmé l’annulation de la dérogation espèces protégées, pour absence de RIIPM.
Elle a notamment estimé que les quotas de logements sociaux de la commune définis par la loi SRU3 étaient atteints à la date d'octroi de la dérogation (en 2018). Elle en a déduit que l'intérêt social du projet n'était pas suffisant pour caractériser une RIIPM.
Le Conseil d’Etat a censuré ce raisonnement.
Il retient d’abord « l’intérêt social » propre à ce type de projet, en soulignant qu’il vise « soit à permettre à une population modeste d'accéder à la propriété, soit à assurer le logement des populations les plus fragiles ».
Le Conseil d'Etat analyse ensuite le taux de logements sociaux de la commune sur une période continue de dix ans. Il conclut que ce taux restait, sur cette période, structurellement inférieur au seuil de 20% de la loi SRU. Il relève également que le taux était un des plus faibles de la métropole.
Le Conseil d’Etat en déduit que, contrairement à ce qu’avait affirmé la cour, ce projet de construction de logements sociaux présentait bien une RIIPM.
Il rappelle ainsi que l’identification de cette RIIPM doit résulter d’une analyse concrète et non-générique.
En matière de logement social, cette analyse doit être réalisée sur le long terme, au regard de la situation concrète du parc de logement social et de son évolution. Et, à cet égard, les seuils issus de la loi SRU ne peuvent être que des indices4.
Le Conseil d’Etat souligne d’ailleurs que « les objectifs fixés par la loi en termes de logements locatifs sociaux constituaient des seuils à atteindre et non des plafonds ». L'analyse ne doit donc pas se limiter au simple constat du dépassement (ou non) de ces seuils.
En mettant en avant l’intérêt social propre à de tels projets, et compte tenu de la finesse de l’analyse exigée par le Conseil d’Etat, cet arrêt permettra en pratique d’admettre plus facilement la RIIPM de projets de construction de logements sociaux nécessitant une dérogation espèces protégées.
Cette reconnaissance n’aura cependant rien d’automatique et dépendra toujours d’une analyse locale, au cas par cas.
L’identification de la RIIPM n’était, quoi qu’il en soit, pas le seul défaut de l’arrêt de la cour administrative d’appel.
II. Une confusion entre deux des conditions de la dérogation espèces protégées
Les conclusions du rapporteur public fournissent une intéressante clé de compréhension d’un autre défaut de l’arrêt de la cour.
La cour semblait avoir entretenu dans son raisonnement une confusion entre deux des conditions d’obtention de la dérogation espèces protégées :
- celle de la raison impérative d'intérêt public majeur ;
- et celle de l’absence d’autre solution satisfaisante.
La RIIPM doit être la première condition examinée. Les autres conditions sont étudiées dans un second temps5.
Cette analyse en plusieurs temps suppose nécessairement que les conditions d’octroi de la dérogation espèces protégées soient « étanches » et ne puissent pas se confondre.
Or, en l’espèce, pour justifier l’absence de RIIPM du projet, la cour administrative d’appel de Nancy s’était également appuyée :
- sur la possibilité d’atteindre les objectifs de logement sans empiéter sur des terres agricoles ;
- sur la possibilité de réaliser le projet sur d’autres terrains sur le territoire de la commune et de la métropole.
Le rapporteur public reproche à la cour, dans ses conclusions, de s’être appuyée sur des considérations propres à la condition d’absence d’autre solution satisfaisante.
La décision du conseil d’Etat ne s’attarde finalement pas en elle-même sur cette confusion.
Mais cela est révélateur des difficultés qui persistent à animer les débats des contentieux relatifs aux dérogations espèces protégées.
III. Les débats se recentrent désormais sur l’absence d’autre solution satisfaisante
La condition de raison impérative d'intérêt public majeur focalise grandement l’actualité juridique, y compris très récemment6.
Toutefois, l’affaire commentée illustre, une fois de plus, le fait que la reconnaissance de la RIIPM (par des textes7, ou par la jurisprudence) ne garantit pas la sécurisation juridique d’une dérogation espèces protégées.
En effet, si l’arrêt du Conseil d’Etat admet plus facilement qu’un tel projet de logements sociaux puisse répondre à une RIIPM, l’affaire a été renvoyée à la cour. Celle-ci devra encore s’assurer qu’il n'existe pas d'autre solution satisfaisante et que le projet ne nuise pas au maintien de l’espèce dans un état de conservation favorable.
L’absence d'autre solution satisfaisante, en particulier, est une condition à l’égard de laquelle la jurisprudence est exigeante. Le juge administratif sanctionne les projets qui ne sont pas sérieusement documentés et motivés sur l'absence d'autre solution(s)8.
Dans notre affaire, les débats sur ces autres solutions satisfaisantes ne sont manifestement pas terminés. Cette condition était, en effet, tellement prépondérante que la cour avait commencé, on l’a vu, à l’aborder prématurément dans son raisonnement.
Nul doute qu’elle sera âprement discutée devant la cour.
Il faut donc attendre la lecture de l’arrêt à venir de la cour pour appréhender, de manière complète, les enjeux d’une dérogation espèces protégées accordée à un projet de construction de logements sociaux.
*
La reconnaissance de la RIIPM ne doit pas conduire à sous-estimer l’importance des autres conditions de la dérogation espèces protégées.
Dans les cadres juridiques où l’admission de la RIIPM est facilitée, les débats contentieux vont probablement se reporter sur la finesse de l’analyse des autres solutions satisfaisantes.
Plus que jamais, donc, les porteurs de projet ne doivent négliger aucune des trois conditions de la dérogation espèces protégées. La démonstration de ces conditions dans les dossiers de demande de dérogation doit être fine, concrète et documentée.
Décision commentée :
CE, 29 janvier 2025, 489718 – lien vers la décision
Conclusions de M. Nicolas AGNOUX – Lien vers les conclusions du rapporteur public
A lire et à retrouver sur mon site personnel.
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Références :
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Conditions issues de l’article L. 411-2 du code de l’environnement
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Une des circonstances de l’affaire illustrait bien les limites du raisonnement de la cour, qui s’est attachée à vérifier le dépassement du seuil issu de la loi SRU à la date de l’octroi de la dérogation. La dérogation avait été accordée en 2018, lorsque la commune dépassait légèrement ce quota. Deux ans plus tard, en 2020, la vente de 88 logements sociaux sur la commune faisait reculer le taux de logements sociaux en dessous du quota (voir sur ce point les conclusions du rapporteur public, M. Nicolas AGNOUX, prononcées dans le cadre de la décision commentée). Restreindre l’analyse dans le temps et à ce seul seuil la rendait moins pertinente et trop « générique ».
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Cet ordre d’analyse ressort clairement de la jurisprudence du Conseil d’Etat (cf. CE, 3 juin 2020, 425395 ; principe rappelé également par CE, 30 décembre 2021, n° 439766)
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Voir par exemple le récent jugement du Tribunal administratif de Toulouse ayant prononcé l’annulation de l’autorisation environnementale de l’A69 pour défaut de raison impérative d'intérêt public majeur (TA Toulouse, 27 février 2025, n°2303544, 2304976, 2305322) ;
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Voir par exemple la reconnaissance de cette condition par des textes pour certains projets de production d’énergies renouvelables : décret n° 2023-1366 du 28 décembre 2023, NOR : ENER2321921D)
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Voir par exemple, pour un rappel très récent de cette exigence, appliquée en matière de centrale photovoltaïque : TA Toulouse, 30 janvier 2025, n° 2402117
BIODIVERSITE – DEROGATION ESPECES PROTEGEES – RIIPM – LOGEMENTS SOCIAUX
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