L’arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Nantes le 24 juin 2025 marque une étape déterminante, sinon décisive, dans l’histoire du contentieux environnemental en France. Pour la première fois, une juridiction admet qu’une carence fautive de l’État dans la mise en œuvre du droit de l’environnement a contribué directement à la mort d’un homme.
Les faits sont tragiquement simples : le 8 septembre 2016, un joggeur de 50 ans s’effondre subitement dans l’estuaire du Gouessant, sur la commune d’Hillion (Côtes-d’Armor). Les premières expertises peinent à établir les causes exactes du décès. L’hypothèse d’une défaillance cardiaque est d’abord retenue. Le tribunal administratif de Rennes, saisi par les ayants droit, rejette leur demande indemnitaire en 2022, faute de preuve d’un lien de causalité certain avec l’environnement du lieu.
Mais la procédure d’appel bouleverse la donne : la famille produit de nouveaux éléments, notamment des constats établis sur réquisition du procureur de Saint-Brieuc, révélant la présence de concentrations létales d’hydrogène sulfuré(H₂S) émanant des algues vertes en décomposition. S’appuyant sur ces pièces et sur la connaissance ancienne du risque, la cour retient la responsabilité partielle de l’État (à hauteur de 60 %), en raison de ses défaillances persistantes dans la lutte contre les pollutions agricoles à l’origine de la prolifération algale.
Mais cette affaire ne surgit pas ex nihilo. Elle s’inscrit dans un temps long contentieux, nourri par les nombreuses décisions rendues depuis les années 2000 sur l’insuffisance des plans d’action nitrate, l’échec des objectifs de qualité des eaux, et les alertes ignorées. Dès 2009, le tribunal de Rennes, puis la cour de Nantes en 2013 et 2014, avaient condamné l’État pour des manquements à ses obligations. L’affaire Auffray constitue en ce sens l’aboutissement d’un contentieux structurant, où l’échec des politiques publiques environnementales finit par se traduire en dommages humains.
Elle fait également écho aux conclusions du rapporteur public Fabien Martin, prononcées le 13 mars 2025 dans l’affaire « Eau et Rivières de Bretagne » : ce dernier appelait à évaluer la régularité de l’action publique non à l’aune de son existence formelle, mais de sa crédibilité au regard des objectifs à atteindre, renouant ainsi avec la méthode du « contrôle de trajectoire » esquissée dans la jurisprudence Commune de Grande-Synthe.
L’affaire Auffray inverse la focale : ce n’est plus le littoral, l’écosystème ou l’image touristique de la Bretagne qui sont en cause, mais la mort d’un homme, exposé à un risque connu, non maîtrisé, et non signalé. Ce basculement impose de repenser les conditions d’engagement de la responsabilité publique face aux carences écologiques durables.
C’est à partir de cette reconfiguration que le présent article entend proposer une lecture critique de l’arrêt du 24 juin 2025 : en analysant les fondements juridiques de la faute, la manière dont le lien de causalité a été établi, et les effets systémiques que cette jurisprudence pourrait induire dans l’évolution du droit de l’environnement et de la responsabilité administrative.
I. Une faute de l’État dans la mise en œuvre du droit de l’environnement : l’aboutissement d’un contentieux sur sa carence
La décision rendue par la cour administrative d’appel de Nantes le 24 juin 2025 s’inscrit dans une lignée jurisprudentielle déjà établie qui reconnaît la responsabilité fautive de l’État dans la prolifération des algues vertes en Bretagne. Mais elle en constitue aussi un point d’aboutissement inédit, en ce qu’elle tire toutes les conséquences juridiques d’une carence écologique structurelle ayant conduit au décès d’un homme.
1.1. Une carence fautive qualifiée au regard du droit de l’Union et du droit interne
La cour de Nantes fonde la responsabilité de l’État sur sa défaillance dans l’application de plusieurs textes normatifs, parmi lesquels :
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la directive 91/676/CEE « nitrates », imposant aux États membres la réduction des pollutions diffuses d’origine agricole ;
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la directive-cadre sur l’eau (2000/60/CE), fixant l’obligation de parvenir au bon état des masses d’eau d’ici 2027 ;
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les articles L. 211-1 et R. 211-75 à R. 211-93 du code de l’environnement, relatifs à la gestion équilibrée de l’eau, la désignation des zones vulnérables et la mise en œuvre des programmes d’action régionaux (PAR).
L’État est sanctionné pour avoir toléré des concentrations de nitrates élevées dans plusieurs bassins versants bretons, au mépris des objectifs fixés par les SDAGE. Ces excédents sont à l’origine de la prolifération récurrente des algues vertes, dont la décomposition libère du sulfure d’hydrogène (H₂S) à des niveaux toxiques, voire mortels.
1.2. Le juge administratif soumis à la vérité scientifique : l'apport décisif des pièces nouvelles en appel
Le tribunal administratif de Rennes, dans un jugement du 25 novembre 2022, avait rejeté la demande des ayants droit, estimant que le lien de causalité entre la mort de M. Auffray et l’exposition au H₂S n’était pas établi de manière certaine. L’arrêt d’appel vient expressément contredire cette analyse, en se fondant sur plusieurs pièces produites en cours d’instance, notamment :
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un rapport d’enquête diligenté par les autorités judiciaires,
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révélant la présence de H₂S à des concentrations létales dans l’estuaire du Gouessant, quelques jours seulement après le décès.
Ce renfort probatoire, adossé à une connaissance ancienne du risque par les autorités publiques, permet au juge d’appel de retenir une carence fautive de l’État ayant contribué directement à la survenance du décès.
Ce raisonnement, fondé sur un faisceau de présomptions objectives, reprend implicitement la méthodologie suggérée par le rapporteur public Fabien Martin dans ses conclusions du 13 mars 2025 : celle d’un contrôle de la crédibilité et de la sincérité de la trajectoire administrative, et non de sa seule existence formelle.
1.3. Une responsabilité modulée avec un partage du risque
La reconnaissance du lien entre pollution agricole, carence publique et décès humain constitue une avancée jurisprudentielle certaine. Mais la portée de cette responsabilité est nuancée par une cause exonératoire partielle : la cour considère que la victime, bien qu’habituée des lieux, connaissait les dangers liés aux marées vertes, et a pris le risque d’y courir malgré tout.
Le juge retient donc une faute d’imprudence, conduisant à une réduction de la part de responsabilité de l’État à 60 %. Ce partage n’affaiblit pas la gravité de la faute publique reconnue, mais il atteste du maintien d’un office juridictionnel casuistique, soucieux d’apprécier les faits dans leur singularité.
II. Le lien de causalité entre pollution et décès : la levée d’un verrou probatoire par la convergence des savoirs scientifiques et du raisonnement juridictionnel
La reconnaissance d’une faute de l’État dans la lutte contre les pollutions agricoles n’est pas nouvelle en droit administratif. Elle a été consolidée dès les années 2010, notamment par les décisions rendues à propos des marées vertes sur le littoral breton. Mais ce qui confère à l’arrêt du 24 juin 2025 sa portée inédite, c’est la reconnaissance explicite du lien de causalité direct entre cette carence publique et un décès humain. Ce lien, longtemps discuté, a été établi en appel, sur la base de pièces nouvelles à haute valeur probatoire.
2.1. La construction d’un faisceau d’indices objectifs
Devant le tribunal administratif de Rennes, les demandeurs n’avaient pu produire d’éléments suffisamment déterminants. Le jugement du 25 novembre 2022 écartait la responsabilité de l’État, en retenant qu’une défaillance cardiaque naturelle n’était pas exclue.
L’appel a totalement réorienté le débat : les ayants droit ont versé au dossier les résultats d’investigations menées à la demande du procureur de Saint-Brieuc, réalisés peu après les faits. Ces constats, opérés par les pompiers et validés par les services techniques, révèlent des taux extrêmement élevés d’hydrogène sulfuré (H₂S), émanant des algues en décomposition, sur le site même du décès.
Le juge d’appel établit alors un raisonnement de type « présomption simple mais robuste » :
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concentration toxique objectivée sur les lieux ;
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concordance temporelle étroite entre l’exposition supposée et le décès brutal ;
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absence d’autre cause plausible sérieusement étayée.
Cette grille est conforme aux standards posés par la jurisprudence antérieure en matière environnementale, mais elle en élève ici la portée : le dommage n’est plus systémique, mais individuel et létal.
2.2. Une méthodologie anticipée par le rapporteur public : vers une causalité environnementale contextualisée
Dans ses conclusions rendues le 13 mars 2025 dans l’affaire Eau & Rivières de Bretagne, le rapporteur public Fabien Martin proposait une approche dynamique de la causalité environnementale : il ne s’agit pas d’exiger une démonstration scientifique irréfragable, mais de considérer l’ensemble des facteurs convergents, en particulier lorsque les risques sont :
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connus des autorités,
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déjà documentés scientifiquement,
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et prévisibles en fonction des circonstances locales.
Ce modèle s’applique parfaitement à l’affaire Auffray. Le risque mortel lié au H₂S émis par les algues vertes est identifié depuis plusieurs années, y compris dans les rapports officiels (notamment l’étude INERIS de 2009). L’administration préfectorale n’ignorait ni la toxicité potentielle, ni la dangerosité du site d’Hillion, situé dans une zone à prolifération connue.
En reprenant cette méthode d’analyse, la cour administrative d’appel donne une forme contentieuse à une science de l’alerte : lorsque le risque est avéré, stable, répété, et que l’État s’en abstient, la présomption d’imputabilité devient légitime.
2.3. Une causalité partiellement atténuée par le comportement de la victime : la prudence du juge face au basculement probatoire
L’arrêt du 24 juin 2025 n’opère toutefois pas un basculement intégral vers une responsabilité automatique. Il rappelle, par un souci de mesure, que la victime connaissait les risques liés à la présence d’algues en décomposition sur le site du Gouessant. En courant dans cette zone sans signalement spécifique, mais dans un secteur notoirement sensible, elle aurait commis une imprudence au regard des éléments de danger alors connus.
La cour réduit en conséquence la part de responsabilité de l’État à 60 %, opérant un partage classique fondé sur la faute de la victime. Ce choix doctrinal conserve au contentieux environnemental sa dimension factuelle et contextuelle : le juge n’exonère pas l’État de sa carence, mais n’évacue pas la responsabilité individuelle en présence d’un comportement imprudent.
Cette modulation n’atténue pas la portée systémique de l’arrêt, mais elle en balise la diffusion : le droit n’ouvre pas une voie à la réparation automatique de tous les dommages environnementaux, il légitime la réparation dès lors que le risque était connu, évitable, et qu’aucune mesure n’a été prise.
III. Une jurisprudence à effet de seuil : entre inflexion systémique et modulation contentieuse
L’arrêt du 24 juin 2025 s’impose comme un jalon structurant dans l’évolution du droit de la responsabilité administrative pour faute environnementale. En reconnaissant la contribution directe d’une carence publique à un décès humain, le juge administratif opère une inflexion importante de son office. Mais l’impact de cette décision excède la seule affaire individuelle : il suscite une série de réajustements doctrinaux, procéduraux et politiques, qui affectent l’ensemble du contentieux environnemental. À cet égard, l’arrêt Auffray constitue moins une rupture qu’un effet de seuil jurisprudentiel, ouvrant sur des régimes de responsabilité plus ouverts, sans renoncer à une certaine prudence dans la modulation des imputations.
3.1. Du dommage systémique au dommage corporel : un tournant dans la structure du contentieux environnemental
Jusqu’à présent, les contentieux fondés sur la carence de l’État en matière environnementale portaient principalement sur des atteintes écosystémiques, diffuses, ou institutionnelles : pollution des eaux, non-respect de la directive Nitrates, échec des plans d’action, perte de biodiversité ou encore changement climatique. Ces actions, bien que fondamentales, souffraient d’un déficit de personnalisation du préjudice, qui les rendait souvent abstraites ou symboliques.
Avec l’affaire Auffray, le dommage environnemental prend un visage humain. Ce n’est plus l’environnement comme patrimoine ou ressource qui est protégé, mais l’intégrité physique d’une personne, exposée à un risque toxique identifié. Le juge opère ici un changement d’échelle, en traitant un dommage écologique comme un préjudice corporel, justiciable selon les principes classiques de la faute, du lien de causalité, et de la réparation. C’est un glissement majeur, à la fois éthique et juridique : le droit de l’environnement cesse d’être un droit de l’intérêt général désincarné pour devenir un levier de protection de la vie humaine.
Cette évolution pourrait conduire à une requalification de certaines atteintes environnementales en fautes à composante sanitaire, avec des effets directs sur l’indemnisation, l’instruction des faits, et la stratégie contentieuse des victimes.
3.2. Un renforcement de l’obligation de vigilance environnementale des autorités publiques
L’arrêt s’inscrit dans la lignée du « contrôle de trajectoire » évoqué par le rapporteur public Fabien Martin dans ses conclusions du 13 mars 2025. Le juge ne se contente plus d’exiger que des textes existent ; il interroge leur mise en œuvre effective, la sincérité des objectifs affichés, et la crédibilité des résultats atteints.
Dans l’affaire Auffray, cette exigence se traduit par une évaluation :
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de l’ancienneté des alertes sanitaires liées au H₂S,
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de la connaissance du risque par les services déconcentrés de l’État,
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de l’absence persistante de signalisation ou de restriction d’accès aux zones les plus exposées.
Autrement dit, la responsabilité publique ne repose plus seulement sur des carences réglementaires, mais aussi sur l’inaction en situation de risque identifié, dans des territoires exposés de manière structurelle. Il en résulte une obligation de vigilance renforcée, qui pourrait être mobilisée par d’autres victimes ou requérants dans des contentieux fondés sur l’exposition chronique à des polluants atmosphériques, agricoles ou industriels.
La jurisprudence ouvre donc un espace contentieux nouveau, fondé non sur la théorie de la faute lourde ou de l’illégalité manifeste, mais sur l’écart persistant entre l’état des connaissances et la réalité de l’action publique.
3.3. Une jurisprudence balisée : la modulation de la responsabilité comme garde-fou procédural
L’arrêt du 24 juin 2025 n’institue toutefois pas une responsabilité automatique de l’État en matière de pollution létale. Il rappelle, avec mesure, que l’action en réparation suppose l’examen des circonstances individuelles du dommage. En l’espèce, la cour a estimé que Monsieur Auffray, habitué des lieux, connaissait les risques liés aux marées vertes, et a pris le parti de s’y aventurer sans précaution.
Ce partage de responsabilité, qui limite la part de l’État à 60 % des dommages, rappelle que le juge administratif reste attaché à une approche factuelle du contentieux. La prudence du juge n’affaiblit pas le message structurel de l’arrêt, mais elle balise les conditions de sa réception future : pour être reconnue, la responsabilité publique exige toujours une carence qualifiée, un lien de causalité suffisamment démontré, et une absence de comportement fautif de la victime.
Cette prudence pourrait modérer les tentatives d’extension automatique de la jurisprudence Auffray à d’autres affaires : elle invite les requérants à fonder solidement leur dossier sur des pièces scientifiques, des constats officiels, et à anticiper une discussion sur leur propre conduite. Elle rappelle aussi que l’engagement de la responsabilité de l’État pour risque écologique reste soumis à l’examen contradictoire des faits, à la lumière du droit, mais aussi de la vigilance individuelle.
3.4. Une reconfiguration attendue des stratégies contentieuses et des politiques agricoles
Enfin, l’arrêt pourrait provoquer, à moyen terme, une réorganisation des stratégies de contentieux environnementaux :
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les requérants pourraient revendiquer l’existence de dommages sanitaires en lien avec l’exposition à des polluants environnementaux ;
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les associations environnementales pourraient invoquer l’arrêt Auffray pour consolider leurs recours contre les plans d’action insuffisants ou les dérogations préfectorales laxistes ;
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les assureurs, collectivités ou organismes de sécurité sociale pourraient envisager des actions récursoires ou en garantie, en cas de dommages liés à la pollution diffuse.
Plus fondamentalement, cette décision met en tension le modèle agro-industriel breton, qui repose sur une intensification productiviste accompagnée de dérogations réglementaires implicites. L’État, en ne pouvant plus s’abriter derrière l’impossibilité d’agir ou la complexité du tissu agricole, se trouve juridiquement sommé de modifier son rapport à la régulation des externalités agricoles.
Si l’arrêt Auffray reste circonscrit à une affaire individuelle, il n’est pas exclu qu’il produise des effets d’entraînement contentieux, en légitimant une exigence nouvelle : celle d’une action publique cohérente, traçable, et protectrice dans un contexte de risques environnementaux devenus prévisibles.
Conclusion.
Il aura fallu neuf ans, une famille obstinée, un faisceau de preuves scientifiques, et la conscience patiente d’un juge pour que soit reconnue cette vérité nue : on peut mourir d’algues vertes, et l’État peut en porter la faute.
L’arrêt Auffray ne dit pas seulement le droit. Il met en lumière ce que le droit avait longtemps refusé de nommer : la lente responsabilité publique dans la banalisation de l’irréversible. Il rappelle que le silence, l’inaction, l’habitude du risque peuvent devenir, un jour, des fautes mortelles.
Mais il ne s’agit pas d’une victoire pleine. La responsabilité est partagée, le jugement est mesuré, et le droit reste prudent. Pourtant, un seuil est franchi : le corps humain entre dans le champ du contentieux écologique, et avec lui, une exigence renouvelée : celle d’un État qui ne regarde plus ailleurs.
Ce n’est plus seulement la Bretagne que l’on scrute ici, mais notre capacité collective à exiger des comptes quand l’environnement tue.
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