Le 26 juin 2025, le tribunal de Vicence, en Vénétie, a rendu une décision retentissante : onze anciens dirigeants de l’entreprise chimique Miteni ont été condamnés à un total cumulé de 141 années de prison pour « désastre environnemental » (disastro ambientale) et « empoisonnement des eaux ». Il s’agit de la première condamnation pénale de cette ampleur en Europe pour des faits de pollution aux substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS), une famille de composés synthétiques hautement persistants dans l’environnement, connus pour leurs effets toxiques sur la santé humaine.
L’usine Miteni, implantée à Trissino, à une trentaine de kilomètres de Vicence, a été identifiée comme l’un des principaux foyers européens de contamination aux PFAS. Pendant près de soixante ans, elle a rejeté massivement dans l’environnement du PFOA, molécule aujourd’hui classée cancérogène probable, sans respect des normes environnementales et en dépit de la connaissance des risques dès la fin des années 1990. L’enquête, nourrie de documents internes et d’investigations journalistiques (notamment le projet Forever Lobbying Project), a mis au jour une stratégie organisée de dissimulation, d’inaction volontaire et de lobbying visant à entraver la régulation européenne de ces substances.
La condamnation s’est appuyée sur une reconstitution minutieuse de la chaîne de responsabilités, et a reconnu l’ampleur du préjudice causé : plus de 350 000 personnes exposées, une nappe phréatique d’intérêt stratégique rendue inexploitable, des effets transgénérationnels par contamination in utero ou via le lait maternel, et une défiance profonde vis-à-vis des institutions publiques jugées passives.
Cette décision soulève une question majeure : peut-elle servir d’inspiration, voire de précédent, aux actions judiciaires en cours dans d’autres États membres de l’Union européenne ? En France, plusieurs risques de contentieux émergent autour des pollutions industrielles aux PFAS, en particulier dans la région lyonnaise. Dans ce contexte, il convient d’interroger la portée juridique, politique et symbolique de la décision italienne : révèle-t-elle une évolution profonde du droit pénal de l’environnement européen ? Le droit français permet-il d’atteindre un niveau comparable d’imputabilité et de réparation ? Et quelles seraient les conséquences, pour les entreprises comme pour les autorités publiques, d’un tel basculement vers une responsabilité environnementale systémique ?
Ces interrogations seront traitées en trois temps : nous reviendrons d’abord sur les apports structurels de la décision Miteni (I), avant d’examiner les dispositifs français mobilisables pour transposer ce type de contentieux (II), puis d’évaluer les répercussions potentielles d’une telle jurisprudence pour les industriels et les pouvoirs publics (III).
I. Une décision fondatrice dans l’émergence d’un droit pénal environnemental systémique
L’arrêt rendu par le tribunal de Vicence constitue un jalon inédit dans le contentieux environnemental européen. Pour la première fois, des dirigeants industriels ont été reconnus personnellement responsables d’un désastre environnemental ayant causé une pollution à très large échelle, durable et irréversible.
La force de cette décision réside dans la capacité du juge pénal à articuler plusieurs dimensions :
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une reconstruction historique de la pollution sur plusieurs décennies, avec une identification précise des pratiques industrielles fautives,
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une qualification juridique forte, reposant sur les délits de "désastre environnemental" et "empoisonnement des eaux", qui traduisent une volonté de sanctionner l’atteinte à la santé publique autant qu’à l’écosystème,
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une individualisation des responsabilités, malgré la complexité des montages actionnariaux et des transmissions successives de l’entreprise (incluant des périodes sous le contrôle du groupe Mitsubishi),
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une prise en compte de la dissimulation délibérée de données sanitaires et environnementales : les juges ont souligné que plusieurs dirigeants savaient, dès 1998, les risques graves associés au PFOA, mais ont continué à le produire sans prévenir les populations ou les pouvoirs publics.
Le rôle du lobbying industriel a également été examiné. Miteni, comme d’autres grands producteurs européens, participait à des réunions confidentielles d’un lobby des plastiques visant à influer sur les normes européennes relatives aux PFAS. Cette stratégie d’influence, doublée d’un échange d’informations entre industriels, a été jugée comme un facteur aggravant. Elle a montré que le comportement de Miteni n’était pas isolé, mais s’inscrivait dans une volonté transnationale de retarder l’encadrement juridique de substances déjà identifiées comme nocives.
Enfin, la reconnaissance du préjudice collectif infligé à plus de 350 000 personnes et à l’écosystème aquatique régional (notamment la nappe phréatique de la Vénétie, l’une des plus importantes d’Europe) ouvre la voie à une lecture systémique du dommage environnemental. La décision va au-delà d’un simple manquement réglementaire : elle consacre l’idée que l’inaction, la dissimulation et l’accumulation d’effets nuisibles constituent un crime environnemental global.
Cette lecture extensive, à la fois factuelle et juridique, fait de la jurisprudence Miteni un précédent majeur. Elle interroge directement la capacité du droit français à appréhender et sanctionner des faits similaires avec un niveau comparable d’exigence et de sévérité.
II. Un droit français en mutation, encore hésitant face aux pollutions systémiques
Face à l’ampleur des pollutions aux PFAS identifiées dans plusieurs territoires français, notamment dans le couloir de la chimie au sud de Lyon, la question centrale est celle de la transposabilité du modèle Miteni. Le droit français permet-il de poursuivre et de condamner, avec un niveau d’intensité comparable, des comportements industriels fautifs à long terme ?
La réponse est nuancée : si les instruments juridiques existent, leur mobilisation reste encore timide, et leur efficacité dépend largement de la volonté des juridictions, de la qualité des enquêtes, et du soutien des autorités administratives.
La réforme du droit pénal de l’environnement opérée par la loi "climat et résilience" du 22 août 2021 a permis l’émergence d’un véritable socle répressif.
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L’article L. 231-1 du code de l’environnement réprime, lorsqu’elle est commise en violation manifestement délibérée d’une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, toute émission ou rejet de substances dans l’air ou les eaux (y compris marines) causant des effets nuisibles graves et durables sur la santé humaine, la flore ou la faune. Il s’agit d’un délit puni de 5 ans d’emprisonnement et d’une amende d’un million d’euros, pouvant être portée jusqu’au quintuple du bénéfice tiré de l’infraction. Les effets sont considérés comme « durables » lorsqu’ils sont susceptibles de durer au moins sept ans.
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L’article L. 231-3, introduit la notion d’écocide, lorsqu’une infraction de pollution est commise intentionnellement. Dans cette hypothèse, les peines sont aggravées : 10 ans d’emprisonnement et 4,5 millions d’euros d’amende, cette dernière pouvant aller jusqu’au décuple de l’avantage économique retiré. Le texte précise que les effets sur la santé, la faune, la flore ou les milieux doivent être graves et durables.
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L’article L. 173-3 prévoit, de manière plus classique, des peines allant de 2 à 5 ans d’emprisonnement et de 75 000 à 300 000 euros d’amende pour les exploitants d’installations soumises à autorisation ou enregistrement qui ne respectent pas les prescriptions administratives et provoquent une atteinte grave à l’environnement ou à la santé.
À cela s’ajoute la responsabilité des personnes morales (article 121-2 du code pénal), souvent plus adaptée à la structure des grandes entreprises. Les sanctions peuvent inclure la fermeture d’établissement, la suspension d’activité, la confiscation ou la publication de la décision.
Enfin, sur le plan administratif, le code de l’environnement prévoit une palette d’outils répressifs et correctifs : mises en demeure (L. 171-7), astreintes, exécution d’office, consignation de sommes, et sanctions administratives pouvant atteindre 30 000 euros par manquement, indépendamment des suites pénales.
Ces instruments, bien qu’existants, sont sous-utilisés. En dépit des alertes documentées sur la pollution au sud de Lyon (rapport de l’ANSES dès 2011, publications de l’INRAE, analyses indépendantes en 2022), aucun contentieux pénal majeur n’a à ce jour abouti à des poursuites d’une ampleur comparable à l’affaire Miteni.
Plusieurs obstacles sont identifiés : difficulté d’accès aux preuves, inertie administrative, dispersion des responsabilités, mais aussi faible culture juridictionnelle de la gravité des dommages environnementaux. Le contentieux reste morcelé, souvent limité aux plans de prévention, aux arrêtés préfectoraux ou à des actions en responsabilité civile.
La reconnaissance judiciaire du caractère durable, intentionnel et systémique de la pollution est donc encore balbutiante en France. Pourtant, les textes le permettent. Il appartient aux acteurs (collectivités, associations, syndicats, riverains) de s’en emparer pleinement, et aux magistrats de développer une jurisprudence à la hauteur des enjeux sanitaires, sociaux et environnementaux.
III. Conséquences systémiques : vers une redéfinition des responsabilités industrielles et publiques ?
La décision italienne, en ce qu’elle identifie et sanctionne les responsabilités individuelles des dirigeants de Miteni, ouvre une brèche importante dans le traitement juridique des atteintes environnementales de grande ampleur. Elle illustre un changement de paradigme : les crimes environnementaux ne relèvent plus seulement du registre administratif ou de la réparation civile, mais deviennent des infractions pénales graves, susceptibles d’entraîner des peines d’emprisonnement significatives. En cela, elle exerce une pression nouvelle sur les entreprises, mais aussi sur les pouvoirs publics.
Pour les entreprises industrielles, les implications sont multiples :
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D’abord, la reconnaissance d’une responsabilité pénale personnelle des dirigeants en cas de connaissance des risques ouvre la voie à un contentieux dit "post-délit", mobilisable même après des années d’activité, tant que le dommage est durable et que le lien de causalité peut être établi. Cette perspective bouleverse les pratiques de gouvernance, en renforçant les obligations de vigilance, de traçabilité et de transparence dans les choix technologiques et les modes de production.
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Ensuite, le risque financier et réputationnel lié à une condamnation pour pollution grave s’alourdit considérablement. Les amendes pénales (jusqu’à 4,5 millions d’euros en cas d’écocide, voire plus selon les avantages retirés), les indemnisations civiles, les frais de dépollution, ainsi que les restrictions d’activité ou la perte de marchés publics peuvent se cumuler. Les entreprises doivent désormais intégrer le contentieux environnemental comme un élément central de leur stratégie de gestion des risques.
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Enfin, la jurisprudence italienne met en lumière l’impact des stratégies de lobbying et de déni d’information : la participation de Miteni à des réunions avec d’autres industriels pour freiner les normes PFAS a été perçue comme une circonstance aggravante. En France, une telle attitude pourrait être interprétée, à l’avenir, comme une tentative d’entrave à la prévention du risque ou comme un facteur d’intentionnalité au sens de l’article L. 231-3 du code de l’environnement.
Pour les autorités publiques, la leçon est tout aussi nette. La décision du tribunal de Vicence a implicitement mis en cause la passivité, voire la complaisance, des institutions qui avaient connaissance de la pollution depuis des années. En France, cette critique trouve un écho particulier dans la gestion du dossier lyonnais : malgré les alertes scientifiques précoces (ANSES, INRAE), les autorités sanitaires n’ont mis en place ni campagne d’imprégnation, ni mesures correctrices immédiates.
Cela pourrait nourrir des actions contentieuses pour carence fautive de l’État, sur le fondement du principe de précaution (article L. 110-1 du code de l’environnement) ou du droit à un environnement sain (article 1er de la Charte de l’environnement). Le Conseil d’État a déjà reconnu, dans l’arrêt Commune de Grande-Synthe (1er juillet 2021), que l’inaction climatique peut engager la responsabilité de l’État. Il n’est pas exclu que des raisonnements similaires soient mobilisés face à des pollutions environnementales massives.
Ainsi, la condamnation des dirigeants de Miteni dessine un modèle de responsabilité environnementale systémique, qui n’épargne ni les industriels, ni les autorités défaillantes. Elle pourrait inaugurer une nouvelle ère contentieuse, dans laquelle les atteintes graves à l’environnement sont traitées avec la même rigueur que les crimes économiques ou sanitaires. Encore faut-il que le droit soit activement mobilisé, et que la justice française s’empare, à son tour, de cette exigence de réparation et de vérité.
Conclusion : un précédent européen, une opportunité française ?
La condamnation pénale des responsables de Miteni marque un tournant dans la reconnaissance des crimes environnementaux à l’échelle européenne. Elle donne corps à une vision exigeante de la responsabilité, où la connaissance des risques, l’inaction, la dissimulation et la persistance des dommages convergent vers une répression pénale effective.
En France, si le droit positif permet de telles poursuites – qu’il s’agisse de pollution grave (L. 231-1), d’écocide (L. 231-3) ou de carence dans l'application de la règlementation (L. 173-3) – la mobilisation reste en deçà des enjeux. Ce décalage révèle une double faiblesse : une culture juridique encore trop centrée sur la régulation administrative.
Mais l’exemple italien offre un horizon : celui d’un contentieux environnemental systémique, structuré, soutenu par des collectifs informés, des scientifiques engagés et des magistrats volontaires. Il revient désormais aux acteurs français – collectivités, associations, praticiens du droit – de se saisir de cette jurisprudence comme d’un levier. Non pour transposer mécaniquement, mais pour faire évoluer la pratique du contentieux environnemental vers une véritable responsabilité pénale.
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