La décision rendue le 3 septembre 2025 par la cour administrative d’appel de Paris, à l’initiative de plusieurs associations (Notre Affaire à Tous, Pollinis, ASPAS, ANPER-TOS…), marque une étape décisive dans la lente, mais inexorable, judiciarisation de la crise écologique. Après avoir consacré, à l’occasion de l’« affaire du siècle » et de l’arrêt Grande-Synthe, l’existence d’un contentieux climatique susceptible d’engager la responsabilité de l’État, le juge administratif franchit un nouveau seuil : celui de la reconnaissance d’un préjudice écologique autonome résultant du déclin de la biomasse.
La biomasse — cette masse vivante composée des insectes, des oiseaux, des invertébrés, des organismes du sol — n’était jusqu’alors qu’une donnée scientifique, mobilisée par les écologues et les rapports d’expertise. La voilà désormais élevée au rang de catégorie juridique, susceptible de fonder une action en responsabilité contre l’État, en raison de ses carences dans l’encadrement des produits phytopharmaceutiques.
Ce basculement n’est pas anodin : il traduit un déplacement du centre de gravité du droit de l’environnement. Là où l’on raisonnait jusqu’à présent en termes de « qualité de l’air », de « pollution des eaux » ou de « nuisances », le juge accepte désormais de raisonner en termes de vivant global, de système écologique dont le déclin constitue un dommage en soi. C’est cette mue silencieuse du droit, de l’objet « environnement » à l’objet « biomasse », que nous proposons d’analyser.
I. Un constat scientifique devenu préjudice juridique
La grande originalité de l’arrêt de la CAA de Paris du 3 septembre 2025 tient à la manière dont le juge opère une traduction normative de données scientifiques sur le déclin de la biomasse. Jusque-là cantonnées au domaine des rapports de recherche et des expertises administratives, ces données deviennent le socle d’une reconnaissance judiciaire d’un préjudice écologique autonome.
A. la reconnaissance d’une contamination diffuse, chronique et durable
La Cour reprend les constats établis par le ministère de la transition écologique, l’INRAE, l’IFREMER ou encore l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques :
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persistance généralisée des pesticides dans les sols et les eaux ;
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dépassement régulier des seuils réglementaires dans les cours d’eau ;
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résidus interdits (comme le chlordécone ou le lindane) toujours présents en raison de leur très faible dégradabilité.
Cette pollution diffuse est juridiquement qualifiée d’atteinte non négligeable aux éléments des écosystèmes, au sens de l’article 1247 du code civil. Elle suffit à caractériser l’existence d’un dommage environnemental, indépendamment de la difficulté à identifier un responsable unique ou une causalité exclusive.
B. la consécration du déclin de la biodiversité et de la biomasse comme préjudice autonome
La Cour franchit une étape supplémentaire en affirmant que le déclin des insectes pollinisateurs, des invertébrés terrestres et des oiseaux constitue un dommage écologique en soi. Le préjudice écologique n’est donc plus défini seulement par une pollution ou une dégradation de milieux, mais aussi par la diminution de la masse vivante.
Les juges s’appuient sur un faisceau concordant de sources : rapports de l’UICN, stratégie Ecophyto 2030, travaux de la Commission européenne. Tous convergent vers une idée simple mais décisive : les pesticides sont une cause directe et certaine de l’érosion de la biomasse.
C. l’abandon du privilège du doute en faveur de l’État
L’un des apports majeurs de cette décision réside dans la manière dont la Cour renverse la charge de l’incertitude. Là où l’État plaidait les causes multiples et la difficulté à isoler les effets spécifiques des pesticides, la Cour retient que même s’ils ne sont pas l’unique cause, ils sont une cause suffisante et certaine du préjudice. Autrement dit, le doute scientifique ne profite plus à l’État régulateur, mais au vivant menacé.
II. l’État débiteur du vivant : la fin de son irresponsabilité écologique
L’autre apport décisif de l’arrêt du 3 septembre 2025 réside dans le fait qu’il consacre l’obligation positive de l’État à prévenir et réparer les atteintes à la biodiversité. Jusqu’alors, l’État s’était toujours présenté comme régulateur et arbitrede la protection de l’environnement, parfois défaillant mais rarement jugé comptable à titre direct. La Cour administrative d’appel de Paris inverse cette logique en érigeant l’État en véritable débiteur du vivant.
A. la responsabilité de « toute personne », y compris l’État
En s’appuyant sur l’article 1246 du code civil (« Toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer »), la Cour affirme que cette formule inclut les personnes publiques. L’État est donc susceptible d’être assigné pour préjudice écologique, au même titre qu’une entreprise ou un exploitant agricole.
Cette interprétation est renforcée par la Charte de l’environnement, intégrée au bloc de constitutionnalité, dont l’article 4 prévoit que « toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement ». La décision de la CAA montre que la puissance publique n’échappe pas à ce principe universel.
B. la qualification de carence fautive
La responsabilité de l’État est ici engagée non pas par une action directe de pollution, mais par ses carences fautives :
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insuffisances de l’évaluation des risques par l’ANSES ;
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délivrance et maintien d’autorisations de mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques nocifs ;
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absence de surveillance et de mesures correctrices proportionnées.
Cette reconnaissance est essentielle : le juge admet que l’inaction ou l’action insuffisante de l’État peut suffire à fonder un préjudice écologique. L’État est comptable non seulement de ce qu’il fait, mais aussi de ce qu’il ne fait pas.
C. la portée pratique : un État condamné à agir
La Cour ne se contente pas de constater le préjudice ; elle ouvre la voie à des injonctions structurelles : réviser le processus d’évaluation, réexaminer les autorisations de mise sur le marché, protéger les milieux contre les effets des pesticides. Cette logique transforme l’État en véritable acteur obligé, débiteur d’un plan d’action.
Il s’agit là d’un basculement paradigmatique : l’État n’est plus seulement garant de l’intérêt général, il est désormais soumis à un contrôle de diligence écologique qui peut l’exposer à des condamnations en cas de manquement.
III. Vers un droit de la biomasse ?
La décision du 3 septembre 2025 ne se limite pas à sanctionner les carences de l’État : elle ouvre un champ nouveau, en consacrant la biomasse comme objet autonome de protection juridique. On assiste à la naissance implicite d’un « droit de la biomasse », dont les contours restent encore incertains, mais qui pourrait bientôt structurer de nombreux contentieux.
A. la biomasse érigée en catégorie juridique
Jusqu’ici, le droit de l’environnement s’articulait autour d’objets bien identifiés : la qualité de l’air, l’eau, les sols, les espèces protégées. En reconnaissant que le déclin global des insectes, des oiseaux et des organismes du sol constitue un préjudice écologique, la Cour change d’échelle : elle élève la biomasse, entendue comme masse vivante, au rang de référence juridique. C’est un saut qualitatif : la protection ne vise plus seulement des éléments isolés, mais la cohésion du vivant dans son ensemble.
B. un effet démultiplicateur pour le contentieux environnemental
Cette consécration ouvre la voie à des actions nouvelles. Si la biomasse est reconnue comme bien juridique protégé, d’autres atteintes diffuses pourraient désormais fonder des recours :
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la pollution par les nitrates, qui affecte les organismes aquatiques,
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la dispersion de microplastiques, qui menace le plancton,
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les perturbateurs endocriniens, qui désorganisent les chaînes alimentaires.
Autant de fronts où les associations pourront invoquer le précédent de la CAA de Paris pour engager la responsabilité de l’État et obtenir des injonctions de grande ampleur.
C. une logique de présomption de responsabilité
La Cour admet que les pesticides ne sont pas l’unique cause du déclin de la biomasse, mais qu’ils en sont une cause directe et certaine. Ce raisonnement consacre une présomption de responsabilité écologique : l’État ne peut plus se retrancher derrière la multiplicité des causes ni derrière l’incertitude scientifique. C’est une rupture : le doute ne profite plus à l’État, il profite au vivant. On assiste ainsi à l’émergence d’un principe jurisprudentiel nouveau, qui pourrait transformer la manière dont les juges administratifs appréhendent les pollutions diffuses.
Conclusion – la révolution du droit de la biomasse
L’arrêt du 3 septembre 2025 de la cour administrative d’appel de Paris s’impose déjà comme une décision fondatrice. En reconnaissant que le déclin de la biomasse constitue un préjudice écologique réparable, et en déclarant l’État responsable de ses carences fautives, le juge administratif ouvre un nouveau chapitre de la justice environnementale.
Cette décision prolonge les grands contentieux climatiques, mais elle va plus loin : elle ne se contente pas de mesurer l’action publique à l’aune d’objectifs programmatiques. Elle consacre le vivant lui-même comme objet de droit, et soumet l’État à une véritable obligation de diligence écologique.
L’analyse du professeur Guy Trébulle met ici le doigt sur un aspect décisif : l’arrêt impose que l’évaluation des risques se fonde sur les données scientifiques les plus récentes. Cela rapproche la logique de la Cour de celle de la Cour de cassation dans l’affaire du Mediator, où le producteur de produits de santé a été jugé débiteur d’une vigilance constante. Désormais, l’État est tenu à une obligation de vigilance analogue : il ne peut plus se retrancher derrière des procédures routinières ou une science datée, il doit être proactif dans son rapport aux risques.
Par ailleurs, en se saisissant pleinement des articles 1246 et suivants du code civil, le juge administratif affirme l’efficacité d’un droit national du préjudice écologique plus ambitieux que le régime européen de la directive 2004/35 sur la responsabilité environnementale, resté en retrait. Ici, les formules de la Cour sont définitives : l’atteinte non négligeable aux écosystèmes, au vivant et aux bénéfices collectifs tirés de l’environnement est établie.
En cela, cette décision opère une révolution silencieuse : elle élargit l’horizon du droit de l’environnement et annonce l’émergence d’un droit de la biomasse, où la survie des insectes, des oiseaux, des invertébrés et des organismes du sol devient une norme juridiquement contraignante. Mais elle fait plus encore : elle rapproche le droit de l’environnement du droit de la santé, en érigeant la vigilance scientifique en principe cardinal.
Petit à petit, comme le souligne Guy Trébulle, la responsabilité environnementale, dans l’ordre public comme dans l’ordre privé, progresse. Et avec elle, se dessine cette indispensable justice environnementale, qui n’est plus un horizon lointain mais un instrument concret de régulation et de contrainte.
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