L’obligation de délivrance, principe fondateur du contrat de bail
Aux termes de l’article 1709 du Code civil, le bail est « un contrat par lequel l'une des parties s'oblige à faire jouir l'autre d'une chose pendant un certain temps, et moyennant un certain prix que celle-ci s'oblige à lui payer ».
Cette définition contient en germe l’idée essentielle : le bailleur ne se contente pas de transférer temporairement la chose, il doit la mettre à disposition de manière effective et utile.
L’article 1719 du Code civil énonce en conséquence trois obligations fondamentales à la charge du bailleur :
- délivrer la chose louée ;
- entretenir la chose pour en permettre la jouissance ;
- assurer au preneur une jouissance paisible pendant la durée du bail.
Si la doctrine et la jurisprudence avaient longtemps discuté de la durée exacte de ces obligations, la Cour de cassation vient à nouveau d’apporter une clarification significative.
La position de la Cour de cassation du 10 juillet 2025
Par un arrêt du 10 juillet 2025 (Cass. 3e civ., n° 23-20.491), la troisième chambre civile a rappelé avec fermeté que l’obligation de délivrance pèse sur le bailleur pendant toute la durée du bail, et pas seulement au moment de la remise des clés.
En l’espèce, une société locataire s’était plainte de ce que son bailleur avait amputé d’un tiers la surface louée en construisant un hangar et un parking ensuite donnés à bail à un tiers. Cet empiétement, conjugué à des difficultés d’accès aux locaux, constituait une atteinte manifeste à l’obligation de délivrance.
La cour d’appel avait cependant jugé que l’action en résiliation du bail était prescrite, considérant que le délai de prescription courait à compter du jour où la locataire avait eu connaissance de la réduction de la surface louée.
La Cour de cassation casse cette décision en affirmant que tant que le manquement du bailleur persiste, le délai de prescription de cinq ans prévu par l’article 2224 du Code civil ne commence pas à courir.
La distinction entre obligation ponctuelle et obligation continue
Traditionnellement, la doctrine distinguait l’obligation initiale de délivrance, attachée à la remise des lieux, et l’obligation d’assurer la jouissance paisible, dont la nature continue était reconnue sans difficulté.
La décision de 2025 franchit un pas supplémentaire : elle affirme que l’obligation de délivrance est elle-même continue. Autrement dit, si le bailleur, après la remise des lieux, modifie la consistance du bien loué ou empêche l’usage convenu, il viole toujours son obligation de délivrance.
Cette interprétation rejoint déjà des décisions antérieures (Cass. 3e civ., 10 sept. 2020, n° 18-21.890 ; Cass. 3e civ., 30 juin 2021, n° 17-26.348), mais elle a désormais valeur de principe publié au Bulletin.
Conséquences pratiques pour les bailleurs et les preneurs
Pour les praticiens, cette précision n’est pas neutre.
Côté bailleur
Le bailleur doit veiller, pendant toute la durée du bail, à :
- ne pas réduire la surface ou l’assiette des locaux loués ;
- maintenir un accès normal aux lieux ;
- s’abstenir de toute atteinte à la jouissance paisible (nuisances, constructions limitant l’exploitation, entraves diverses).
La moindre atteinte persistante ouvre la voie à une action en résiliation, en indemnisation, voire aux deux.
Côté locataire
Le locataire dispose d’un levier supplémentaire. Même plusieurs années après la survenance du trouble, il peut agir tant que le manquement se poursuit.
Cette solution protège particulièrement les preneurs en matière de baux commerciaux, souvent liés par des engagements longs et sensibles à la surface exploitée.
L’action en résiliation et la prescription
L’article 2224 du Code civil fixe à cinq ans le délai de prescription des actions personnelles. Dans le cas des baux, la question de départ du délai est cruciale.
Désormais, la Cour de cassation indique clairement que ce délai n’expire pas tant que le manquement du bailleur n’a pas cessé. La prescription ne peut donc être opposée pour échapper à ses responsabilités si l’atteinte perdure.
Cette précision doit être rapprochée d’une décision de la cour d’appel de Rouen (1er juin 2022, n° 20/03324), laquelle avait déjà retenu que l’action du locataire se prescrit par cinq ans mais que ce délai n’est pas déclenché en cas de persistance du trouble. La Haute juridiction confirme et consolide ainsi cette approche.
Une conception renouvelée du bail commercial
Le bail commercial, pierre angulaire de l’activité économique, repose sur une exigence de sécurité juridique. Le locataire investit dans des locaux, y développe une clientèle, y installe son matériel. Si le bailleur pouvait impunément modifier les lieux après remise, l’équilibre contractuel serait rompu.
En considérant l’obligation de délivrance comme continue, la Cour de cassation affirme la protection du preneur et renforce la prévisibilité des relations contractuelles.
Les enseignements pour la pratique contractuelle
Les rédacteurs de baux doivent en tirer des enseignements concrets :
- rappeler expressément dans le contrat l’obligation du bailleur de maintenir la consistance des lieux ;
- prévoir des clauses claires sur les accès, les surfaces et les droits annexes ;
- sécuriser les travaux éventuels réalisés par le bailleur en cours de bail.
De leur côté, les preneurs doivent être vigilants et consigner toute modification des conditions de jouissance, afin de se réserver la possibilité d’agir si nécessaire.
Conclusion
La décision du 10 juillet 2025 confirme une tendance jurisprudentielle forte : l’obligation de délivrance, au même titre que l’obligation d’assurer la jouissance paisible, se prolonge pendant toute la durée du bail.
Cette conception protège le locataire, rappelle au bailleur la permanence de ses engagements et clarifie le régime de prescription applicable.
Dans un contexte où les baux commerciaux sont au cœur des stratégies d’entreprise, cette précision apporte une garantie bienvenue à la stabilité contractuelle.
LE BOUARD AVOCATS
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