Dans l’affaire Fraisse et autres c/ France, la Cour européenne des drotis de l'Homme (CEDH) a conclu à la violation du "droit à la vie" par la France (article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des drotis de l'homme et des libertés fondamentales*), les autorités n’ayant pas assuré le niveau de protection requis pour parer aux risques d’atteinte à la vie.

L’affaire concernait Rémi Fraisse, étudiant âgé de vingt et un ans, botaniste, foncièrement pacifiste, décédé dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, suites de l’explosion d’une arme de dispersion à effet de souffle, une grenade offensive OF-F1 lancée dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre sur le site de Sivens (commune de Lisle-sur- Tarn, dans le Tarn), à l’occasion d’affrontements violents entre des manifestants opposés à la construction d’un barrage et des gendarmes mobiles.

La Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu : 

Violation de l’article 2 de la CESDHLF (droit à la vie).

S’agissant du respect des obligations positives de l’Etat attachées à l’article 2 de la Convention, la Cour rappelle tout d’abord qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur les responsabilités individuelles et qu’elle est pleinement consciente des difficultés rencontrées par les forces de l’ordre qui faisaient face à des agissements violents.

La Cour conclut qu’en raison des lacunes du cadre juridique et administratif alors applicable et des défaillances de l’encadrement dans la préparation et la conduite des opérations litigieuses, le niveau de protection requis dans le cas d’un recours à une force potentiellement meurtrière, n’a pas été garanti. Il y a donc eu, dans les circonstances particulières de l’espèce, violation de l’article 2 dans son volet matériel.

Principaux faits

Les requérants, Jean-Pierre Fraisse (n° 47626/21), Véronique Voiturier, Chloé Fraisse et France Voiturier (n° 22525/21), respectivement père, mère, soeur et grand-mère de Rémi Fraisse, sont des ressortissants français nés en 1950, 1965, 1990 et 1942.

Dès 2011, le projet de construction du barrage de Sivens fit l’objet de vives contestations. En août et en septembre 2014, des affrontements violents opposèrent des « zadistes » qui s’étaient installés sur le site en février 2014, avec les forces de l’ordre. Une manifestation fut programmée sur le site pour le samedi 25 octobre 2014. Un cortège devait se diriger vers la « zone vie », une aire de trente mètres sur trente, encerclée par un double grillage d’une hauteur de 2 mètres et entourée d’un fossé, où étaient initialement stockés les engins du chantier.

Vers 16h30, le 25 octobre 2014, Rémi Fraisse, étudiant âgé de vingt-et-un-ans, se rendit sur le site de la manifestation.

Dans l’après-midi, des manifestants, dont Rémi Fraisse ne faisait pas partie, quittèrent le cortège pour se rendre sur un glacis faisant face à la « zone vie » et aux forces de l’ordre qui y avaient été déployées afin d’en empêcher l’accès aux manifestants. La situation dégénéra avec l’arrivée de personnes qui lancèrent notamment des bouteilles incendiaires sur les forces de l’ordre. Le lieutenant-colonel R., en charge de la direction des opérations de maintien de l’ordre, décida de l’emploi de la force à 16h30 pour tenir la « zone vie ». Les affrontements durèrent jusqu’à 19 heures, puis la situation revint au calme après le départ des manifestants violents.

Le lieutenant-colonel R. quitta le site à 21h30, et la conduite de l’intervention fut laissée à la hiérarchie opérationnelle.

À partir de 00h35, le 26 octobre 2024, les gendarmes restés sur place furent visés par des projectiles de la part de manifestants de plus en plus nombreux qui s’avançaient vers eux. Les gendarmes ordonnèrent à plusieurs reprises par haut-parleur aux manifestants de stopper leur progression et de se retirer. A 00h49, constatant l’inefficacité de leurs avertissements, ils annoncèrent qu’ils allaient faire usage de la force. Les gendarmes lancèrent des grenades à effet lacrymogène, puis le lieutenant-colonel L., commandant du groupe tactique de gendarmerie (GTG), autorisa l’usage d’armes dites « à feu ».

Un peu avant 1h45, le 26 octobre 2014, Rémi Fraisse se rendit dans la zone des affrontements, sans pour autant y participer. Il s’avança en direction des gendarmes mobiles, à une distance située entre 10 et 20 mètres de la « zone vie ». Après avoir adressé à haute voix un avertissement destiné aux manifestants, à 1h45, le haut-parleur étant alors défectueux, le maréchal des logis-chef J. lança une grenade OF-F1 par un mouvement de lancer « en cloche » au-dessus du grillage. Rémi Fraisse fut mortellement atteint. Arrivés sur les lieux à 2h17, les pompiers confirmèrent le décès de Rémi Fraisse, survenu à 1h53, et transportèrent le corps à l’arrière de la base afin de permettre un premier examen par un médecin. Le lieutenant-colonel R. fut informé du décès de Rémi Fraisse et arriva sur site vers 3 heures.

Le 28 octobre 2014, le ministre de l’Intérieur prononça la suspension de l’utilisation des grenades OF-F1. Le même jour, le procureur de la République d’Albi annonça qu’il était établi que la mort de Rémi Fraisse avait été causée par l’explosion à son contact d’une grenade offensive de type OF-F1. Les requérants, ainsi que la seconde grand-mère de Rémi Fraisse, déposèrent plainte avec constitution de partie civile contre X, du chef d’homicide volontaire, et le parquet de Toulouse ouvrit une information judiciaire pour violences par une personne dépositaire de l’autorité publique ayant entraîné la mort sans intention de la donner. La jonction des deux procédures fut ordonnée le 31 octobre 2014. Deux juges d’instructions co-saisies du tribunal de grande instance (TGI) de Toulouse ayant compétence en matière militaire, furent désignées pour mener les investigations. La commission rogatoire fut confiée à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) en saisine conjointe avec la section de recherches de Toulouse.

Par une ordonnance du 8 janvier 2018, les juges d’instruction du TGI de Toulouse dirent n’y avoir lieu à poursuivre en l’état contre quiconque des chefs de violence ayant entraîné la mort sans intention de la donner, d’homicide volontaire, ou d’homicide involontaire.

Les requérants et la seconde grand-mère de Rémi Fraisse relevèrent appel de cette ordonnance.

Par un arrêt du 9 janvier 2020, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Toulouse, siégeant en matière militaire, confirma l’ordonnance de non-lieu.

Les requérants et la seconde grand-mère de Rémi Fraisse se pourvurent en cassation, invoquant une atteinte à l’article 2 de la Convention dans ses volets matériel et procédural. Par un arrêt du 23 mars 2021, la Cour de cassation rejeta leur pourvoi.

Le 21 novembre 2018, les requérants et la seconde grand-mère de Rémi Fraisse saisirent le tribunal administratif de Toulouse aux fins de voir condamner l’État à leur verser une indemnité de 75 000 euros chacun, en réparation du préjudice moral causé par le décès de leur proche.

Postérieurement à l’introduction des requêtes devant la Cour, par un jugement du 25 novembre 2021, le tribunal administratif conclut à l’existence d’une responsabilité sans faute de l’État sur le fondement de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure aux termes duquel « L’Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. (...) » et retint une imprudence fautive de la victime, exonérant partiellement l’État de sa responsabilité.

Par un arrêt du 21 février 2023, la cour administrative d’appel de Toulouse rejeta la requête d’appel des requérantes (requête n° 22525/21). Celles-ci ne se pourvurent pas en cassation.

Griefs et procédure 

Au regard du volet matériel de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention, les requérants soutiennent que l’usage de la force par le gendarme auteur du lancer de la grenade OF-F1 qui a causé le décès de leur proche n’était ni nécessaire ni proportionné. Ils ajoutent, au regard des obligations positives découlant de l’article 2, que les gendarmes impliqués dans l’opération n’étaient pas équipés de manière adéquate, et que l’opération, insuffisamment préparée en amont, n’a pas été correctement supervisée au moment où elle s’est déroulée. Au regard du volet procédural de l’article 2, les requérants soutiennent principalement que l’enquête menée sur les circonstances du décès de leur proche n’a pas été effective en raison d’un manque d’indépendance des autorités d’enquête et des juges d’instruction, qui ont refusé plusieurs actes complémentaires dans le cadre de l’instruction.

Les requêtes ont été introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme le 26 avril 2021 (n° 22525/21) et le 17 septembre 2021 (n° 47626/21).

Constatant que les requêtes trouvent leur origine dans les mêmes faits et portent sur les mêmes griefs, la Cour juge opportun de les examiner ensemble.

Décision de la Cour

Ainsi que l’ont reconnu les juridictions internes, Rémi Fraisse est décédé des suites de l’explosion d’une arme de dispersion à effet de souffle, une grenade offensive OF-F1 lancée dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre par le maréchal des logis-chef J., et tombée accidentellement entre son cou et le sac à dos qu’il portait.

S’agissant des circonstances particulières de l’affaire, la Cour constate que la soirée du 25 octobre et la nuit du 25 au 26 octobre 2014 sur le site de Sivens ont été marquées par des affrontements particulièrement violents entre manifestants radicaux et forces de l’ordre. Il ressort des procédures internes et des observations des parties que, dans un contexte d’extrême tension, de véritables attaques ont été exercées à l’encontre des gendarmes mobiles par certains manifestants, la chambre de l’instruction de la cour d’appel allant jusqu’à qualifier la situation ce soir-là d’agression « de type guérilla ».

Dans ce contexte, Rémi Fraisse, qui ne s’était à aucun moment montré agressif, avait imprudemment quitté la zone pacifique de la manifestation pour se rendre sur la zone des affrontements. La Cour considère que rien au dossier ne la conduit à remettre en cause les appréciations portées par les autorités nationales selon lesquelles les circonstances étaient réunies pour déclencher l’emploi de la force par les gendarmes, et notamment par le maréchal des logis-chef J., à l’encontre de manifestants violents qui avaient été rejoints par Rémi Fraisse.

Sur le cadre juridique et administratif de l’emploi de la force

Sur le volet matériel de l’article 2

La Cour se réfère à un rapport commun de l’IGGN et de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) du 13 novembre 2014, à une décision du Défenseur des droits du 25 novembre 2016 rendue à la suite du décès de Rémi Fraisse et à un rapport de décembre 2017 qu’il a rendu sur les opérations de maintien de l’ordre dans lesquels ont été constatées, à l’occasion de l’opération sur le site de Sivens les 25 et 26 octobre 2014, à la fois la complexité et les lacunes du cadre juridique et administratif relatif au recours à la force applicable à cette date.

S’agissant de l’usage de la force, la Cour relève, de manière générale, que les principes de proportionnalité et de nécessité pour l’usage de la force par les forces de l’ordre étaient prescrits, à la date des faits litigieux, par les articles R. 211-13 et R. 434-18 du code de la sécurité intérieure (CSI) mais considère que le cadre juridique applicable, en permettant le recours aux armes dites « à feu » sans donner les précisions nécessaires pour déterminer en pratique quelle arme était la mieux adaptée à la menace ni pour en faire un usage réellement gradué, laissait les gendarmes mobiles en opération de maintien de l’ordre dans le flou. Tout en relevant que le cadre juridique et administratif a évolué de manière positive sur ce point postérieurement aux faits litigieux, la Cour considère que la réglementation applicable à cette époque n’était ni complète ni suffisamment précise pour permettre un usage réellement gradué de la force.

S’agissant précisément des grenades OF-F1, si la Cour note qu’à la date des faits litigieux, leur usage avait une base légale, en l’occurrence l’article D. 211-17 du CSI, qui a été modifié postérieurement, prenant en considération le fait que l’utilisation de ce type de grenade a été interdite postérieurement aux faits litigieux, la Cour considère que cette arme était d’une dangerosité exceptionnelle. Si l’usage de la grenade OF-F1 avait une base légale, et que les forces de l’ordre étaient tenues d’y recourir dans le respect des principes d’absolue nécessité et de stricte proportionnalité de l’emploi de la force, la Cour considère que la dotation de ce type d’arme était problématique en raison de l’absence d’un cadre d’emploi précis et protecteur.

Sur la préparation et le contrôle de l’opération et la question de l’absence de l’autorité civile

En ce qui concerne la préparation de l’opération, la Cour note que les autorités avaient mis en place un dispositif pour la défense de la « zone vie » en raison des débordements des jours précédents sur le site.

S’agissant de la formation des gendarmes, la Cour note que le maréchal des logis-chef J. avait bien suivi une formation aux techniques de maintien de l’ordre mais elle relève qu’il n’existait pas, à cette époque, de formation spécifique sur la dangerosité de ces grenades, ni d’information sur les dommages susceptibles d’être occasionnés, d’interdiction du lancer en cloche, de tir par équipe ou binôme, ou encore de respect d’une distance de sécurité.

S’agissant de l’équipement et du matériel mis à disposition des gendarmes pour cette opération, la Cour prend acte, tout d’abord, du fait que les gendarmes n’étaient dotés que d’armes en théorie non létales. La Cour relève ensuite que les gendarmes ont dû se défendre de nuit avec un éclairage très insuffisant, que le haut-parleur qu’était censé utiliser le maréchal des logis chef J. pour les sommations, même si, en théorie, il n’était pas tenu d’y recourir, s’est avéré défectueux et qu’il ne ressort pas du dossier que les gendarmes avaient à leur disposition des fusées rouges, qui doivent normalement être utilisées en l’absence de haut-parleur.

En ce qui concerne la conduite de l’opération, la Cour relève les défaillances de la chaîne de commandement, en particulier, à l’instar du Défenseur des droits dans sa décision du 25 novembre 2016, l’absence de l’autorité civile sur les lieux au moment des faits litigieux.

(Lors des faits, Manuel Valls était premier ministre, Bernard Cazeneuve était ministre de l'Intérieur, Thierry Gentilhomme était le préfet du Tarn).

Eu égard à l’ensemble des défaillances de l’encadrement de l’opération litigieuse, la Cour considère que le seuil d’exigences requis pour s’assurer que tout risque pour la vie avait été réduit au minimum n’a pas été atteint.

La Cour conclut, tout en rappelant qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur les responsabilités individuelles et qu’elle est pleinement consciente des difficultés rencontrées par les forces de l’ordre qui faisaient face à des agissements violents qu’eu égard tant aux lacunes du cadre juridique et administratif alors applicable qu’aux défaillances de l’encadrement dans la préparation et la conduite des opérations litigieuses, le niveau de protection requis dans le cas d’un recours à une force potentiellement meurtrière, n’a pas été, dans les circonstances particulières de l’espèce, garanti et qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel.

CEDH 27 février 2025, http://Fraisse et autres c. France (requêtes no 22525/21 et 47626/21).

 

* CESDHLF, art. 2

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »