[ Droit public- Fonction Publique - libertés publiques - police de la salubrité]

 

Plusieurs milliers d'agents publics soumis l'obligation vaccinale ont décidé de ne pas suivre cette injonction.

Les employeurs publics ont unanimement et, avec un automatisme quelque peu effrayant, pris des décisions de suspension de fonctions dont on peut, d'ores et déjà, indiquer qu'elles nourrissent un contentieux significatif.

Pour celles et ceux qui ont décidé de porter bataille en justice, une première, sommaire et imparfaite analyse de la jurisprudence permet de dégager quelques tendances.

La voie hasardeuse du référé-liberté

 Il fallait la tenter parce que les libertés en cause sont fortes, telles, le droit au secret médical, le droit du consentement du malade à toute thérapeutique, le droit au travail… et sans conteste remises en cause par les décisions de suspension de fonctions qui ont pour caractéristiques innovantes et inédites de priver de rémunération tout en maintenant l'emploi, ce qui ne permet aucun revenu remplacement. Le RSA semble toutefois accessible[1], ce qui est une piètre satisfaction compte tenu du délai de jugement au fond.

A titre d'exemple, dans une affaire devant le Tribunal administratif de Rennes une requérante a usé de cette voie. Par une ordonnance rendue très rapidement le juge des Référés du Tribunal a estimé que celle-ci ne satisfaisait pas suffisamment à la condition de l'urgence en considération de sa situation financière. Argument assez étonnant dans la mesure où les fonctionnaires ont, par principe, l'interdiction de se consacrer à d'autres activités. Le référé a été réitéré, en apportant la preuve de l'absence de revenus, preuve qui n'a pas suffit, en raison du fait que la requérante s'avère dans une situation encore supportable : "Toutefois, elle ne conteste pas avoir perçu l’intégralité de son traitement au titre du mois d’août 2021 et il est constant qu’elle a pu utiliser son épargne au cours de ses deux mois de suspension. Dès lors, sa situation ne saurait caractériser l’existence d’une situation d’extrême urgence" [2].  Aux yeux du juge, il va falloir attendre d'être miséreux pour avoir une chance de voir examiner sa situation.

Autant dire que cette voie de procédure est quasiment fermée, car aucune personne rationnelle n'ira jusqu'à atteindre la pauvreté pour tenter une voie de droit.

La voie du référé-suspension a engendré des premières audiences, mais devrait se tarir

Une autre procédure de référé est accessible et a été utilisée. C'est celle du référé suspension. Elle nécessite, au moins simultanément, le dépôt d'un recours au fond.

Ce n'est donc pas une procédure légère, même si la décision de référé proprement dite intervient rapidement.

Il y a eu des décisions, ce qui signifie que des requêtes ont été jugées recevables et ont amené les requérants à pouvoir s'exprimer en audience. Cela a fonctionné dans bon nombre de juridictions, à la fois, parce que le "droit" en la matière nécessitait d'être clarifié - la suspension de fonctions pour motif sanitaire est la grande invention juridique de cet été - et que tous (employeurs comme salariés) ont été pris de cours. Forcément, le juge allait être saisi de situations particulières et de décisions abusives.

Cette voie est toujours ouverte mais devrait se tarir une fois définis les premiers axes. C'est ainsi qu'un argument de base qui considère que seule la voie disciplinaire (en dehors de l'abandon de poste) peut entraîner une suspension de fonctions, est aujourd'hui, en l'état des premières décisions, écartée : "…lorsque l’autorité administrative suspend le contrat de travail d’un agent public qui ne satisfait pas à ces obligations et interrompt, en conséquence, le versement de son traitement, elle ne prononce pas une sanction mais se borne à constater que l’agent ne remplit plus les conditions légales pour exercer son activité."[3] En l'espèce, pas d'audience, mais une simple ordonnance de rejet prise en moins de huit jours. D'autres suivront et il faudra vraiment sans doute faire état d'un cas particulier pour que la requête en référé -suspension fasse l'objet d'une audience publique.

Le recours au fond reste un "indispensable"

Comme on le sait, les ordonnances de référé ont une autorité relative de la chose jugée. Les procédures de référé ne sont d'ailleurs pas des passages obligés pour contester une décision de suspension de fonctions ou de contrat. Et elles n'entrent pas dans un examen profond de la légalité, ce qui n'est, en effet, pas leur rôle.

Le droit reste donc à dire et les juges auront largement l'occasion de se prononcer. Mais les premières décisions ne seront pas rendues avant la fin de l'année 2022 (en étant très optimiste !) et les personnes concernées vont donc, soit, devoir rentrer dans le rang et concrètement se faire vacciner pour survivre, ou abandonner les emplois publics qu'elles occupaient. A priori ce phénomène, dont l'ampleur reste à déterminer, semble en cours dans le personnel soignant.

Le motif de l'arrêt de travail a été la meilleure chance de succès

Jusqu'à présent, les agents qui ont pu avoir gain de cause sont ceux qui ont opté pour la "protection de l'arrêt de travail".

On peut citer toujours devant le Tribunal administratif de Rennes l'ordonnance du 29 octobre 2021, n° 2105131 qui a  estimé que : "le congé maladie est un droit pour l’agent public lorsqu’il en remplit les conditions. Il ne peut donc pas être interrompu par une mesure de suspension. Par suite, s’il résulte de ce qui a été dit précédemment que le groupe hospitalier pouvait légalement prendre la mesure de suspension litigieuse au cours du congé maladie de Mme T., lequel a débuté le 9 septembre 2021, et ce afin d’anticiper sa reprise d’activité, le moyen tiré de ce que cette décision ne pouvait pas, sans méconnaître les dispositions de l’article 41 de la loi du 9 janvier 1986, être à effet immédiat mais devait voir son entrée en vigueur différée au terme du congé maladie"

Même solution devant le Tribunal administratif de Cergy-Pontoise, Ordonnance du 04 octobre 2021, n°2111794 : " Il résulte des constatations opérées aux points 6 et 7 qu’à la date du 15 septembre 2021, Mme B...., bien que soumise à l’obligation vaccinale, se trouvait, du fait de son arrêt de travail, dans l’impossibilité d’exercer effectivement son activité et n’était, ainsi, pas tenue de fournir à son employeur les documents mentionnés au I de l’article 13 ou, à défaut, au B du I de l’article 14 de cette même loi, avant la reprise effective de son service. Elle ne pouvait, en tout état de cause, être privée de ses droits…"

Et d'autres décisions identiques ont été prises. Si bien que l'on peut indiquer que les juges ont estimé que la position d'arrêt de travail ne pouvait pas fonder une suspension de contrat en cours d'arrêt.

On notera que les mesures d'obligations vaccinales, il est vrai, couplées à celles du passe,  étaient prévues initialement jusqu'au 15 novembre 2021 et que cette "option" - il faut bien prendre du recul dans les termes, mais ceci n'est pas du tout un jeu pour les personnes concernées qui sont acculées par des règles qui ont pour vocation de ne pas leur laisser de choix - va également devenir délicate à tenir dès lors que les droits à congé ordinaire seront épuisés.

Il est donc à prévoir d'autres vagues de suspension, sans doutes d'autres recours, mais aussi des départs de la profession.

L'individualisation des cas, plutôt que les contestations de principe ouvrent de meilleures perspectives

Parmi les moyens invoqués les requérants, via leurs Conseils, ont bien sûr argué de moyens portants sur les principes fondamentaux tels que l'exposent les stipulations de l’article 4 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; la convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine ; la déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme ; les droits à l’emploi et le devoir de travailler ; l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales consacrant l’interdiction de la discrimination, la résolution non contraignante n° 2361 de l’Assemblée parlementaire du conseil de l’Europe du 27 janvier 2021, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et le règlement (UE) 2021-953 du Parlement et du Conseil du 14 juin 2021…

Comment ne pas mettre en avant, lorsque l'on est avocat, ces nombreux textes qui sont à l'évidence mis à l'épreuve  des faits ? Jusqu'à présent, nous n'avons pas connaissance que cela ait ému les différents juges des référés qui se sont prononcés.

Entre la peur sanitaire et le respect de principes fondamentaux, il semble bien, pour l'instant, que la première l'emporte sur les seconds.

C'est pourquoi il semble plutôt porteur de travailler surtout en fonction des situations personnelles soit, donc, les circonstances locales, la nature exacte des fonctions visées[4] (administratifs, intervenants), les lieux de travail (tout ne se passe à l'hôpital les centres communaux d'action sociale, par exemple, sont également très concernés), le bon usage des règles, la compétence de l'auteur de l'acte…

 

****

 

Certaine ironie de l'histoire, au moment où sont rédigées ces lignes on entend que, peut-être, les soignants suspendus seraient rappelés[5] pour cause de "Plan Blanc". "Tout ça pour ça" pourront penser beaucoup d'entre eux, qui n'avaient même pas de quoi se protéger lors de la première vague et dont certains étaient sommés de travailler alors qu'ils étaient contaminés.

Ce n'était il n'y a pas si longtemps.

 

 

                                                                                                           Me Emmanuel LEGRAND

 

 

 

 

 

Cet article peut être repris et utilisé en tout ou partie  à la condition que les références soient mentionnées : auteur, date, titre et site de diffusion. Et, si possible, que j'en sois averti !

 


[1] Voir en ce sens article de Me Michèle BAUER sur le Village de la Justice -  village-justice.com/articles/rsa-salaries-suspendus-non-vaccines-beaucoup-bruit-pour-rien,40648.html#:~:text=–%20Il%20n'est%20pas%20admissible,on%20a%20pu%20le%20lire.

[2] Pour les deux décisions successives voir, Tribunal administratif de Rennes ordonnance de référé du 29 octobre 2021n°2105158 et ordonnance du 12 novembre 2021 n°2105734.

[3] Tribunal administratif de RENNES, ordonnance du 1er décembre 2021, n°2106076.

[4] Ce fut le cas au CHU de Saint-Etienne dans lequel trois personnes travaillant… aux cuisines ont été réintégrées. leparisien.fr/societe/sante/covid-19-5-minutes-pour-comprendre-lannulation-des-suspensions-de-soignants-non-vaccines-01-11-2021-VERLU3XGDVEIDAN4SW4S4S4VHA.php

[5] En tout cas, certains établissements qui envisageaient de se séparer des personnels non vaccinés, tel le Centre Hospitalier de Belfort, ont fait marche arrière ; https://www.nicematin.com/index.php/faits-de-societe/face-a-la-gravite-de-la-crise-les-personnels-non-vaccines-vont-etre-reintegres-a-lhopital-de-belfort-732499