Par Paul Guyonnet  

04 janvier 2020

VIE DE BUREAU - C’est la polémique du début d’année 2020. Depuis les premières heures du mois de janvier, une série de vidéos a déclenché un tollé sur les réseaux sociaux. On y voit trois jeunes gens, à une date non précisée, dans une soirée privée. Une femme arbore une “blackface” et un homme est déguisé en gorille. 

Au cri de “Viva Africa”, l’autrice des images assure qu’il n’y a rien de raciste là-dedans. Sans convaincre une seule seconde les internautes. En effet, à la suite de la publication et de la reprise des images par différentes associations et pages antiracistes, l’identité des fêtards a été dévoilée, et de nombreux internautes ont interpellé leurs employeurs pour réclamer leur licenciement

Résultat: l’entreprise “Le Slip français”, qui emploie deux des personnes présentes dans la vidéo a communiqué officiellement. Sur les réseaux sociaux, elle explique avoir “convoqué” et “sanctionné” les intéressés. 

Le “trouble objectif caractérisé” en droit du travail

Et auprès de l’AFP, le fondateur de la marque Guillaume Gibault ajoute qu’ils ont été “mis à pied à titre conservatoire” dès vendredi 3 janvier, alors que la polémique battait son plein. “Moralement, c’est contraire à nos valeurs. On dénonce ces actes-là (...) On a été très fermes avec eux.”

Pour autant, des actes relevant de la vie privée comme ceux évoqués ici peuvent-ils légitimer des sanctions disciplinaires au sein de l’entreprise, voire un licenciement pur et simple? Le HuffPost a posé la question à Sophie Challan-Belval, avocate en droit du travail au barreau de Rouen. 

“Les agissements qu’on leur reproche ont été commis dans la vie privée, et donc pas dans la sphère professionnelle. Or on ne peut licencier quelqu’un que pour une faute professionnelle”, explique l’avocate pour commencer.

En effet, d’après l’article L1121-1 du Code du Travail, “nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché.” De cela, continue Sophie Challan-Belval, la jurisprudence a conclu que les salariés n’étaient pas licenciés pour des faits commis dans la sphère privée, sauf si ces faits “occasionnent un trouble caractérisé, objectif et au sein de l’entreprise”. C’est-à-dire si cela perturbe le fonctionnement de l’entreprise. 

Plus concrètement, l’avocate donne quelques exemples de ce qui peut être qualifié comme causant des “troubles objectifs caractérisés”. Une femme qui avait insulté de manière raciste une collègue en-dehors de son temps de travail, un manager qui était poursuivi pour des attouchements sexuels, des salariés poursuivis dans le cadre d’affaires de stupéfiants... 

Risque financier d’un licenciement contre risque financier d’un bad buzz

Par ailleurs, cela signifie qu’un licenciement pour ce motif ne sera pas disciplinaire puisque ce n’est pas une faute professionnelle qui est sanctionnée, mais bien un motif personnel. À l’image d’un employé qui serait congédié car jugé inapte à remplir sa mission. 

Dès lors, continue l’avocate en droit du travail, un problème se pose. “Le Slip français” semble effectivement avoir enclenché une procédure disciplinaire. Or, à part si les employés ont agi en contradiction avec une mention spécifique dans leur contrat de travail, un règlement intérieur ou une charte de bonne conduite interne à l’entreprise, “il n’y a pas de faute professionnelle” dans le cas précis. 

Ainsi, selon Sophie Challan-Belval, l’entreprise est sans doute allée un peu vite en besogne en sanctionnant dès le 3 janvier des actes qui se seraient produits quelques jours plus tôt. On peut donc imaginer que l’entreprise a agi de la sorte pour éteindre la polémique, sans forcément avoir l’assurance de gagner en justice derrière.

”À chaque fois dans ces affaires-là, les entreprises pèsent le pour et le contre entre le risque financier d’un licenciement et celui d’une image de marque détériorée”, nous précise l’avocate. Et de rappeler qu’avec les ordonnances Macron, une entreprise peut précisément quantifier ce qu’elle aurait à payer si le licenciement était contesté a posteriori

“Et si vous manifestez avec les gilets jaunes...”

Mais pour Sophie Challan-Belval, ce genre de conduite présente un risque pour le droit du travail de manière plus générale. D’après l’avocate, l’extension du spectre des licenciements à la suite de pressions des réseaux sociaux et de l’opinion publique pourrait minorer la capacité du droit du travail à protéger la vie privée des salariés. 

“La liberté pour un salarié d’avoir dans sa vie privée une opinion politique, syndicale, les goûts sexuels qu’il souhaite” est effectivement protégée par le droit du travail. Or plus des licenciements seront justifiés du point de vue d’une certaine morale, plus cette liberté protégeant les salariés s’effritera. “Si l’on met trop à mal cette protection de la vie privée sur pression de l’opinion publique, parce que l’on condamne moralement un comportement privé, à un moment cette liberté individuelle ne sera plus protégée. Il ne faut pas confondre le droit du travail et le droit pénal”, prévient-elle.  

En effet, comme le rappelle Sophie Challan-Belval, la faute commise en privé dans l’affaire du Slip français -en l’occurrence le racisme- aurait pu être combattue de bien des manières (les délits d’injure non publique, injure publique, appel à la haine, appel à la discrimination existent par exemple). “Si des personnes ont un comportement répréhensible, il faut porter plainte et on fait sanctionner un comportement que la société réprime. Le droit du travail, lui, n’est pas là pour ça.” En résumé: puisque c’est une faute privée qui est soulignée ici, mieux vaut la faire condamner pénalement qu’au travers de l’entreprise. 

“Si demain un employeur estime que le fait de prendre part à des manifestations de gilets jaunes pendant son weekend est contraire aux intérêts et à l’image de marque de son entreprise et qu’il licencie à ce motif un salarié, c’est exactement le même système de pensée du point de vue légal.” 

 

 

https://www.huffingtonpost.fr/entry/blackface-slip-francais-licenciement-droit-du-travail_fr_5e10a955e4b0b2520d221840