La question de la répartition des compétences entre juge judiciaire et juge administratif, lorsqu’une personne publique porte atteinte au droit de propriété, se révèle particulièrement délicate depuis les revirements successifs en matière de « voie de fait » et d’« emprise irrégulière ». L'arrêt de la Cour de cassation du 5 février 2020 (1re civ., n° 19-11.864) et les conclusions du rapporteur public X. Domino dans l’affaire relative à un mur empiétant sur une propriété privée (CE, affaire « M. et Mme M. / Cne de Lançon-Provence ») – semblent à première vue tracer deux lignes d’analyse différentes. En réalité, elles se complètent pour affiner la frontière entre :

  1. Les atteintes aboutissant à une extinction totale et définitive du droit de propriété, relevant de la compétence judiciaire (emprise irrégulière au sens strict) ;
  2. Les atteintes qui, tout en portant atteinte au droit de propriété ou à son exercice, n’éteignent pas définitivement la propriété, relevant alors de la compétence du juge administratif (ouvrage public « mal planté », empiètement « temporaire » ou régularisable, etc.).

I. La pierre angulaire : la décision Panizzon (T. confl. 9 déc. 2013)

Pour bien comprendre les propos du rapporteur public X. Domino, il faut rappeler la décision Panizzon du Tribunal des conflits (9 déc. 2013, n° 3931) :

  • Elle consacre le principe selon lequel le juge administratif est compétent pour connaître d’une atteinte à la propriété privée dès lors que cette atteinte ne se traduit pas par l’extinction définitive du droit de propriété ;
  • Inversement, en cas de dépossession définitive, la compétence relève du juge judiciaire, car on touche alors au « noyau constitutionnel » du droit de propriété (cf. Cons. const. 13 déc. 1985, n° 85-198 DC et 25 juill. 1989, n° 89-256 DC).

a) L’apport majeur de Panizzon

Avant Panizzon, la distinction s’opérait souvent via la « voie de fait » : si l’administration portait une atteinte grave et manifestement illégale à la propriété, la compétence judiciaire pouvait être retenue. Or, Panizzon a recentré la notion :

  • Il ne suffit plus qu’il y ait une illégalité grave ;
  • Il faut que l’action de l’administration « prive définitivement le propriétaire de son bien », à l’image d’une expropriation de fait.

b) Incidences pour l’« ouvrage public mal planté »

Le juge administratif demeure compétent pour juger de la régularité, de la démolition ou du déplacement d’un ouvrage public (CE, sect., 29 janv. 2003, Synd. dép. de l’électricité et du gaz des Alpes-Maritimes). En conséquence, il peut aussi indemniser le propriétaire pour tout préjudice de jouissance ou atteinte temporaire au droit de propriété. Mais si l’atteinte équivaut à une privation totale et irréversible (au point que le propriétaire n’a plus ni la chose, ni la possibilité de la récupérer), alors on bascule dans le domaine judiciaire.


II. L’arrêt de la Cour de cassation du 5 février 2020 : la « racine » du droit de propriété

Dans l’affaire de la haie arrachée (1re civ., 5 févr. 2020, n° 19-11.864), la Cour de cassation juge que l’action de la commune – consistant à déraciner intégralement la haie – entraîne une extinction du droit de propriété du riverain sur ces végétaux (considérés comme des biens immobiliers par incorporation).

  • Pourquoi la compétence du juge judiciaire ? Parce que l’opération a purement et simplement anéanti l’objet du droit : le propriétaire n’a plus ses arbres et ne peut les récupérer. Il ne s’agit pas d’une simple occupation irrégulière, mais d’une « dépossession irréversible » du bien en lui-même.
  • Enjeu : on se situe dans le cas d’une atteinte qui éteint la propriété (l’arbre ne repoussera pas « comme avant », la replantation éventuelle n’étant pas imposable à la commune si l’intervention a déjà eu lieu) : la réparation intégrale (valeur, préjudice moral, etc.) ressort du juge judiciaire.

III. Les conclusions de X. Domino : l’« emprise partielle » et la compétence large du juge administratif

Dans l’affaire commentée par le rapporteur public X. Domino, la situation est différente : la commune a construit un mur empiétant sur le terrain des époux M. sans toutefois priver ces derniers de la propriété du sol au sens d’une extinction définitive.

  • Les époux M. restaient juridiquement propriétaires de la bande de terrain sur laquelle le mur s’est installé ;
  • Il ne s’agissait que d’un empiètement « de fait », potentiellement régularisable ou démolissable.
  • L’ouvrage public « mal planté » n’est pas réputé « confisquer » à jamais la parcelle ; aucune décision administrative n’a formellement transféré la propriété du sol à la commune.

a) Pas de privation définitive : compétence du juge administratif

Conformément au raisonnement Panizzon + TC 9 mars 2015 (n° 3991, Me Marion et Sté BCT aménagement c/ Cne de Saint-Georges d’Orques), lorsque la propriété est toujours reconnue comme telle, qu’aucune expropriation « de fait » n’est constatée, la compétence indemnitaire revient au juge administratif.

  • Le juge administratif peut refuser d’ordonner la démolition (principe d’intangibilité de l’ouvrage public), maisallouer une indemnité qui n’équivaut pas à la valeur vénale du terrain (car il n’y a pas transfert forcé de propriété).
  • L’indemnisation peut recouvrir un « préjudice de jouissance », un « trouble anormal » ou « la perte de potentialité » d’usage, mais pas le prix de la parcelle comme si l’on procédait à une expropriation totale.

b) L’erreur de la cour administrative d’appel : rejeter toute indemnité

Le rapporteur public signale que la cour a refusé aux propriétaires toute indemnisation, au motif qu’ils ne pouvaient obtenir la valeur intégrale du terrain. Or, ce n’est pas parce que l’on ne peut prétendre à une indemnité équivalente à une expropriation qu’il est exclu d’obtenir une somme moindre.

  • Le juge doit calculer l’indemnisation au titre d’une « occupation irrégulière » mais temporaire ou partielle (loyer fictif, indemnité pour trouble, etc.).
  • C’est en ce sens que X. Domino préconise la cassation partielle de l’arrêt : les propriétaires auraient pu obtenir quelque chose au titre d’un préjudice réel, sans pour autant obtenir la valeur vénale du foncier.

IV. Synthèse : deux sphères qui s’emboîtent, une même logique

Dès lors, comment concilier les deux positions ?

  1. Affaire de la haie arrachée (Cour de cassation, 5 févr. 2020)

    • L’intervention communale anéantit définitivement le bien (déracinement = extinction du droit sur les végétaux).
    • Cet « anéantissement » est assimilé à une dépossession irréversible : le propriétaire ne peut pas récupérer sa haie.
    • Conclusion : compétence du juge judiciaire pour indemniser ce préjudice de propriété définitivement perdu.
  2. Affaire du mur empiétant (Conclusions X. Domino)

    • La commune a mal implanté l’ouvrage, mais le propriétaire reste juridiquement propriétaire de la zone.
    • Aucune dépossession définitive n’est constatée : une régularisation ou une démolition, théoriquement possible, pourrait survenir.
    • Conclusion : compétence du juge administratif pour allouer une indemnité (trouble de jouissance, indemnité d’immobilisation ou autre), plus modeste qu’une expropriation de plein droit.

La distinction centrale réside donc dans la question : « Y a-t-il disparition totale et irréversible de la propriété (ou transfert forcé) ? »

  • Oui : le juge judiciaire est compétent (aff. de la haie).
  • Non : le juge administratif reste compétent (aff. du mur empiétant).

V. En pratique : un guide pour les litiges relatifs aux ouvrages publics

  1. Vérifier si la propriété demeure ou non au profit du particulier

    • Si le propriétaire, malgré l’atteinte, n’est pas définitivement dépossédé, le juge administratif a vocation à trancher l’aspect indemnitaire.
    • Si, au contraire, l’intervention de la personne publique détruit définitivement le bien (cf. déracinement d’un arbre, destruction d’une construction privée), on se trouve potentiellement en situation d’emprise irrégulière au sens strict.
  2. Ne pas confondre indemnisation pour simple empiètement et indemnisation pour extinction de propriété

    • Simple empiètement : l’indemnité n’est pas équivalente à la valeur de la parcelle ;
    • Extinction : l’indemnisation peut, le cas échéant, être intégrale (ou correspondre à la valeur du bien anéanti).
  3. Toujours rapporter la preuve du caractère « définitif » ou non

    • Celui qui réclame la compétence du juge judiciaire doit démontrer une dépossession finale, sans possibilité de retour ;
    • Sinon, le contentieux se résout quasi toujours devant le juge administratif (y compris pour octroyer des dommages-intérêts).

Conclusion

Les conclusions du rapporteur public, X. Domino dans l’affaire du « mur empiétant » et l’arrêt de la Cour de cassation sur l’arrachement complet d’une haie n’entrent pas en contradiction, mais illustrent parfaitement les deux facettes de la jurisprudence Panizzon :

  • D’un côté, la Cour de cassation réaffirme que la « mort » d’un arbre (immeuble par incorporation) peut constituer une extinction totale du droit de propriété, relevant de la compétence judiciaire et justifiant une indemnisation pleine et entière au titre de l’emprise irrégulière.
  • De l’autre, le rapporteur public expose que l’empiètement d’un ouvrage public, tant qu’il ne prive pas irréversiblement le propriétaire de son bien (il reste formellement propriétaire, et la démolition ou la régularisation reste envisageable), relève de la compétence du juge administratif. L’indemnisation n’est alors pas la valeur vénale de la parcelle, mais un dédommagement ajusté au trouble de jouissance subi.

Au total, la clef de voûte demeure la distinction entre la dépossession partielle ou temporaire (compétence du juge administratif) et l’extinction définitive du droit de propriété (compétence du juge judiciaire).