Par deux jugements rendus le 28 février 2023, le juge des référés du Tribunal judiciaire de Paris a déclaré irrecevable les recours de plusieurs associations de protection de l’environnement qui demandaient d’enjoindre à la société TotalEnergies de respecter ses obligations en matière de devoir de vigilance issues de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017.

Pour rappel, la loi du 27 mars 2017 a introduit l’obligation d’établir un plan de vigilance à l’égard de certaines sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre lorsqu’elles emploient à la clôture de deux exercices consécutifs :

  • au moins 5.000 salariés en France, en leur sein ou dans leurs filiales directes ou indirectes,
  • au moins 10.000 salariés dans le monde.

Aux termes de l’article L. 225-102-4 du Code de commerce, ce plan de vigilance doit permettre d’identifier les risques et de prévenir « les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement » aussi bien au sein de leur société que chez leurs sous-traitants et fournisseurs.

Ce plan qui doit être élaboré en association avec les parties prenantes de la société doit comporter les mesures suivantes :

1° « Une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ;

2° Des procédures d'évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, au regard de la cartographie des risques ;

3° Des actions adaptées d'atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;

4° Un mécanisme d'alerte et de recueil des signalements relatifs à l'existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société ;

5° Un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d'évaluation de leur efficacité ».

Le respect de ce dispositif est garanti dans un premier temps par un mécanisme de mise en demeure de respecter ces obligations qui peut être actionné par « toute personne justifiant d’un intérêt à agir à cette fin », puis dans un second temps et en cas d’abstention de l’entreprise, par une demande en justice consistant à enjoindre à la société poursuivie de prendre les mesures nécessaires.

C’est dans le contexte de l’entrée en vigueur de ces nouvelles dispositions que six associations protectrices de l’environnement ont saisi le juge des référés du Tribunal judiciaire pour demander d’enjoindre à TotalEnergies d’exécuter ses obligations en matière de vigilance, sous astreinte de 50.000 euros par jour de retard, après avoir adressé une mise en demeure en 2019 à TotalEnergies relative à de prétendues insuffisances pour son plan de vigilance de l’année 2018.

Ces associations reprochaient à TotalEnergies d’avoir mené deux grands projets au Ouganda qui seraient à l’origine de graves atteintes aux droits des personnes et à l’environnement. Il s’agissait pour l’un du développement pétrolier d’une usine de traitement du brut dénommé Tilenga et pour l’autre de la construction d’une canalisation enterrée de transport d’hydrocarbures.

Dans deux décisions particulièrement bien étayées et dans lesquelles il est rappelé ce qu’est le devoir de vigilance - plusieurs universitaires reconnus ayant été entendus lors de l’audience de plaidoiries - le Juge des référés rejette les recours des associations les jugeant irrecevables faute pour les associations d’avoir mis en demeure TotalEnergies pour son plan de vigilance publié en 2021 sur lequel portaient les débats et, à titre surabondant, considère qu’il n’entrait pas dans ses pouvoirs, d’apprécier si les mesures mises en place présentaient un caractère raisonnable.

I/ Sur l’imprécision relative au contenu des mesures mises en place au titre du plan de vigilance

Le jugement rappelle dans un premier temps le principe du devoir de vigilance et le contenu des mesures prévues par la loi mais constate que le décret pouvant apporter des précisions sur le contenu de ces mesures n’était pas paru à ce jour.

Il est rappelé que la loi ne vise directement aucun principe directeur, ni aucune norme internationale préétablie, ni ne comporte de nomenclature ou de classification des devoirs de vigilance s’imposant aux entreprises concernées.

Il est également rappelé qu’aucun organisme de contrôle indépendant, ni indicateurs de performance ne sont prévus par la loi pour évaluer le plan de vigilance et que le seul contrôle effectué par le juge est de vérifier le « caractère raisonnable » des mesures de vigilance contenues dans le plan ce qui selon le Juge  reste une « notion imprécise, floue et souple ».

II/ Sur le dialogue avec les parties prenantes

L’article L. 225.102-4 du Code de Commerce prévoit expressément que le plan de vigilance doit être élaboré avec les parties prenantes de la société.

Cependant, le Juge des référés constate qu’il n’est pas précisé qui sont les parties prenantes et leur mode de désignation mais rappelle que le législateur a manifesté son intention de voir ce plan de vigilance élaboré dans le cadre d’un dialogue avec les parties prenantes et que c’est en poursuivant cet objectif de concertation que le législateur a prévu le mécanisme de mise en demeure préalable.

Cette mise en demeure a ainsi pour objet de permettre à l’entreprise de se mettre en conformité.

 

III/ Sur l’absence de mise en demeure pour les plans de vigilance publiés en 2019, 2020 et 2021

Les associations avaient bien mis en demeure TotalEnergies pour son plan de vigilance de 2018 correspondant au premier plan obligatoire depuis l’adoption de la loi qui est entrée en vigueur en 2019 ; cependant, les débats se sont en réalité focalisés sur le plan de vigilance de 2021 lequel n’avait pas fait l’objet préalablement d’une mise en demeure.

Le Juge des référés a donc jugé irrecevable le recours portant sur un plan de vigilance qui n’avait pas fait l’objet d’une mise en demeure préalable. Il convient de préciser que les associations avaient refusé par ailleurs la mesure de médiation proposée par le juge.

IV/ Sur l’absence de pouvoir du juge des référés pour examiner en profondeur les éléments de la cause

A titre surabondant, le juge des référés considère que le plan de vigilance critiqué comprenait les cinq mesures rappelées ci-dessus, lesquelles étaient suffisamment détaillées pour ne pas être considérées comme sommaires.

Dès lors, il n’entre pas dans les pouvoirs du juge des référés de procéder au contrôle des outils mis en œuvre dans le cadre du plan de vigilance en évaluant leur efficacité au regard du respect des droits humains et de l’environnement dès lors qu’il n’était pas caractérisé une illicéité manifeste,  cela conformément aux dispositions de l’article 835 du Code de procédure civile.

Le Juge des référés ajoute que l’appréciation du caractère raisonnable des mesures adoptées par le plan relève du pouvoir du seul juge du fond.

Ainsi, le mécanisme procédural prévu à l’article 235-104 II du Code de commerce montre ses lourdeurs et ses limites puisque le Juge des référés n’est pas en mesure d’apprécier les outils mis en place dans le plan de vigilance.

Les associations n’auront donc d’autre choix que de se tourner vers le juge du fond pour qu’un contrôle effectif des mesures de vigilance mises en place soient réalisées.

V/ Vers une extension du devoir de vigilance

Il sera enfin rappelé que l’obligation de mettre en place un plan de vigilance devrait s’étendre à un plus grand nombre d’entreprises, la Commission européenne ayant adopté une proposition de directive sur le devoir de vigilance qui s’appliquerait :

  • aux grandes entreprises comptant plus de 500 salariés et réalisant un chiffre d’affaires (CA) mondial annuel supérieur à 150 millions d’euros ;
  • aux sociétés qui ont plus de 250 salariés et qui réalisent plus de 40 millions d’euros net de CA mondial annuel dès lors qu’elles réalisent plus de 50 % de leur CA dans certains secteurs identifiés (l’industrie textile et de la chaussure, l’agriculture, la pêche, l’agroalimentaire, l’extraction de ressources minérales (pétrole, gaz, charbon), la production de métal, etc.). Pour ces entreprises, les règles commenceront à s’appliquer deux ans plus tard ;
  • aux sociétés établies dans des Etats tiers lorsqu’elles réalisent plus de 150 millions d’euros net de CA mondial annuel dans l’UE, ou 40 millions d’euros dès lors qu’elles en réalisent plus de 50 % dans les secteurs précités.