Dernièrement, j’ai entendu Madame le Président d’une CIVI, sans doute pour justifier la décision qu’elle s’apprêtait à rendre, expliquer à la mère d’une jeune fille de 19 ans assassinée par une rafale de Kalachnikov (sa fille unique), que l’on ne pouvait pas monnayer « le prix des larmes »..
La France, disait-elle devant la justiciable terrassée par la douleur et la stupéfaction, estime que la douleur d’avoir perdu « un être cher », ne peut pas se résoudre en dommages et intérêts.. « Rien ne vous la rendra » disait-elle.
Cette audience et l’impression d’erreur manifeste d’appréciation qui en résulte, résonne avec la récente affaire de la victime par ricochet de l’attentat de Nice, déclarant dans les pages du PARISIEN qu’elle entendait refuser une offre jugée ridicule : 37 500 € pour la perte de sa mère au titre du préjudice d’affection.
Lien :
Attentat de Nice : la fille d'une victime conteste l ...
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Ne pas vouloir indemniser à sa juste valeur le préjudice d’affection lié à la perte d’un être cher heurte les bases mêmes de notre système indemnitaire : En France, les juridictions nous répètent que le montant des dommages et intérêts a pour objet de réparer le dommage subi et uniquement le dommage subi. Il s'agit du principe d'équivalence entre le montant du dommage et de la réparation. On parle alors de dommages et intérêts compensatoires car ils sont destinés à compenser le préjudice, l'objectif étant de replacer aussi exactement que possible la victime dans la situation dans laquelle elle se serait trouvée si le dommage n'avait pas existé. La Cour de cassation a notamment affirmé ce principe à travers une jurisprudence constante, en insistant sur le fait que l'indemnisation ne saurait procurer un enrichissement à la victime.
Le principe est différent en droit Anglo-Saxon, qui admet le caractère « punitif » des dommages et intérêts : il faut punir le responsable, au profit de la victime. Les dommages et intérêts agissent comme une amende civile au profit de la victime, qui peut donc « s’enrichir » avec le dommage sans que cela ne choque personne.
Sans aller jusque-là, imaginons rester raisonnables en France, et respecter notre principe de réparation intégrale sans enrichissement.
Le calcul de l’indemnité est simple lorsque le préjudice est quantifiable en monnaie : destruction d’un bien matériel, (valeur de remplacement), perte de revenus, frais à envisager.
Lorsque le préjudice n’est pas quantifiable en monnaie, il existe pourtant : perte un être cher, en l’occurrence, cause un indiscutable préjudice (perte du plaisir de vivre, etc) : il est admis depuis toujours qu’un préjudice moral est indemnisable.
Selon qu’une victime se retrouve face à un juge plutôt qu’un autre, ou que l’affaire ait de grandes particularités, les dommages et intérêts fluctuent . La justice a d'ailleurs latitude pour créer de nouvelles catégories de préjudice, comme l'a fait la cour d'appel de Caen en 2012 dans une affaire d'amiante en reconnaissant définitivement un «préjudice d'anxiété», fondé sur la «détresse [des victimes], réactivée par les examens médicaux auxquels ils doivent se soumettre périodiquement, la survenance d'affections même bénignes et l'annonce de la maladie ou du décès liés à l'amiante d'anciens collègues».
Il est cependant toujours admis en France, que le Juge est libre pour fixer « in concreto », c’est-à-dire au cas par cas sans barème, le montant qu’il accorde.
C’est grâce à cette adaptabilité que lorsque Patrick Dils se retrouve innocenté après avoir passé quinze ans en prison, ses avocats demandent un peu moins de deux millions d’euros. En face, la somme suggérée était de 242.000 euros –dont 180.000 euros pour préjudice moral.
Il obtiendra 700.000 euros –préjudice moral et matériel confondus. «C'est la plus forte somme, mais c'est aussi la plus longue détention abusive jamais constatée», rappelle alors l’avocat de Dils Jean-Marc Florand.
En 2012, Loïc Sécher obtient une somme proportionnellement supérieure. Lui aussi victime d’une erreur judiciaire, cet ancien ouvrier agricole a passé sept ans et trois mois en prison après avoir été accusé à tort de viols sur une adolescente. Il reçoit 797.352 euros d'indemnités —dont 600.000 euros pour le préjudice moral.
Comment dès lors admettre la faiblesse que nos tribunaux, qui n’y sont aucunement obligés, accordent à des victimes par ricochet au titre de la perte d’un être cher (ou de son atteinte corporelle grave) ?
«En cas d’accident mortel, un proche, un frère ou une sœur par exemple, peuvent espérer 10.000 euros ou 15.000 euros», précise l’avocat Dominique Alric, spécialiste du droit des personnes. «Dans les 20.000 si c’est un conjoint. Un peu plus si jamais les époux étaient mariés depuis très longtemps: avec 40 ans de vie commune, l’appréciation est meilleure.»
En 2008, lors des auditions sur l'affaire Tapie à l'Assemblée nationale, le député PCF Jean-Pierre Brard avait d'ailleurs mis les pieds dans le plat en lançant: «Un gamin qui meurt aujourd'hui, c’est 30.000 euros.»
Dans le cas de la fille de la victime de l’attentat de Nice du 14 Juillet 2016, le FGTI lui a proposé 37 500 € soit 30 000 € abondé des 7 500 pour terrorisme
Dans les faits, on assiste à une uniformisation des indemnisations au titre du préjudice moral d’affection, sous la pression des compagnies d’assurances qui n’hésitent pas à affirmer, en phase transactionnelle, que les montants accordées par un Tribunal ne dépasseront pas les montants évoqués, à savoir :
- De 20 000 € à 30 000 € pour le décès d’un conjoint, père, mère ou enfant,
- De 9 000 € à 12 000 € pour le décès d’un frère ou d’une sœur,
- De 7 000 € à 10 000 € pour le décès d’un petit-enfant.
Le recours systématique et mathématique à des référentiel
Le préjudice moral subi à la suite de la perte d'un être cher ne doit pas être évalué uniquement par référence à des barèmes.
Les victimes par ricochet doivent continuer à solliciter des indemnisations individualisées, montrant par exemple les liens étroits entretenus avec l’être cher touché, et les conséquences, le bouleversement sur la vie quotidienne.
Tout n’est pas perdu, notre droit doit évoluer sur le point. Dans une décision rendue le 22 novembre 2012, la Cour de Cassation a jugé que le préjudice moral subi à la suite de la perte d'un être cher ne doit pas être évalué uniquement par référence à des barèmes. Elle décide que pour allouer à Mme X une indemnité de 30 000 € en réparation de son préjudice moral et celle de 25 000 € à son fils Y en réparation du préjudice moral de l'enfant, la décision soumise à la Cour de Cassation énonce que la perte d'un être cher n'a pas de prix car aucune valeur monétaire ne peut remplacer une vie ni qualifier des souffrances morales.
Les juges d'appel en concluent qu'il convenait de ce fait de rester dans les limites de certains barèmes.
La Cour de Cassation a cassé cette décision et a considéré que "viole l'article 706-3 du Code de procédure pénale, et le principe de la réparation intégrale du préjudice, la cour d'appel qui statue par référence à des barèmes, sans procéder à l'évaluation du dommage en fonction des seules circonstances de la cause" (Cass. 2e civ., 22 nov. 2012, n° 11-25.988, F-D, R. c/ Fonds de garantie des victimes d'actes de terrorisme et d'autres infractions)
Dans un jugement définitif du 17 décembre 2013, le Tribunal correctionnel du Puy en Velay, confronté à la difficulté de chiffrer le préjudice moral subi par les proches d’un jeune enfant décédé dans un accident de la circulation, n’a pas cédé à la facilité et, après avoir analysé les circonstances de la cause, a accordé un montant de dommages et intérêts de 100 000 € aux parents du défunt.
Le quantum finalement obtenu, on l’aura compris, ne rend pas l’être cher aux proches, mais il ne faut pas brader sa peine sous prétexte de faux semblants liés à une pseudo-élégance de notre droit qui ne fait que desservir les victimes : les compagnies d’assurances doivent s’habituer à monnayer « le prix des larmes » à sa juste valeur.
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