1. Leitmotiv - Cet article vise à présenter de manière succincte l’environnement juridique des crypto‑actifs en droit français, lequel dépend de la nature du jeton considéré. La qualification juridique d’un jeton dépendant de l’analyse de son smart-contract, il est nécessaire de connaitre les bases techniques de leur fonctionnement. Ce n’est que par une bonne compréhension, juridique et technique, qu’il est possible de se prononcer avec plus ou moins de certitude sur la nature d’un jeton inscrit sur une technologie de registre distribué. Cet essai, par une présentation juridique et technique, que j’espère accessible[1], permet de donner des clés de lecture et quelques éléments de réponse, tant aux juristes s’interrogeant sur des sujets techniques qu’aux développeurs s’interrogeant sur des sujets juridiques. Il est évident que cet article ne saurait répondre à l’ensemble des questions qu’il est possible de se poser et, les connaissances individuelles étant par nature limitées, contient des imprécisions et/ou erreurs dont le lecteur qui saura les déceler aura toute ma reconnaissance.

2. Une nécessaire complémentarité - Force est de constater qu’il est difficile pour les praticiens, qu’ils soient juristes ou développeurs, de réunir les compétences techniques et juridiques. Les formations de chacun ne permettant difficilement cette réunion, quelques éléments de base, juridiques pour le développeur, et techniques pour le juriste, permettent pourtant d’identifier les risques liés au déploiement et à l’utilisation d’un smart‑contract. La grande famille des crypto-actifs pourrait être résumée, de manière simpliste, par un ensemble d’actifs enregistrés sur une technologie de registre distribué. Si le support est important puisqu’il engendre des questionnements juridiques spécifiques et pour la plupart des praticiens, inhabituels, c’est bien la nature des droits incorporés dans ce support qui, suivant le principe de neutralité technologique, doit guider le juriste dans son conseil relatif au régime juridique applicable et le développeur dans la rédaction du smart-contract.

3. Annonce - La qualification juridique d’un crypto-actif suppose donc une bonne connaissance de la réglementation juridique française, indépendamment de celle, spécifique des crypto-actifs (I.), mais également des compétences techniques (II.) pour rapprocher les critères juridiques du contenu technique des smart-contract considérés (III.).

I. Aspects juridiques : les qualifications possibles

4. Rappel des sources juridiques françaises - La réglementation des crypto-actifs trouve principalement son origine dans les textes suivants :

5. Pour approfondir - Pour plus de détails, je vous renvoie aux nombreux rapports publics, privés, nationaux, européens, internationaux, thèses, mémoires et articles sur le sujet qui pourront vous guider dans vos recherches. La profusion d’articles sur le sujet pouvant décourager le néophyte, la page réglementation de l’Association des Actifs Numériques (« ADAN ») constitue une bonne porte d’entrée en la matière par sa nature pédagogique mais exhaustive.

6. Rappel de la terminologie juridique française - Il est utile pour la bonne compréhension de ce qui suit de rappeler sommairement la terminologie juridique française retenue, à savoir le support spécifique de la technologie blockchain, le DEEP, et son « contenu », à savoir les crypto-actifs, dont les définitions de jetons et d’actifs numériques coexistent sans pour autant être confondues ni correspondre à la totalité des actifs enregistrés sur un DEEP. J’utiliserai, pour plus de commodité, le terme crypto-actifs, qui vise l’ensemble des actifs ou objets juridiques non identifiés inscrits sur un DEEP.

7. Les DEEP - Les dispositifs d’enregistrement électronique partagé (« DEEP ») ou Distribued Ledger Technology (« DLT ») ont fait leur apparition en droit français par l’ordonnance n°2017‑1674 du 8 décembre 2017 venu modifier les articles L.211-3 et L.211-7 du Code monétaire et financier. Les titres financiers peuvent depuis cette date être inscrits, dans un DEEP/DLT et non plus uniquement sur un compte titre détenu par l’émetteur ou par un intermédiaire habilité à exercer les activités de tenue de compte-conservation d’instruments financiers (2° à 7° de l’article L.542-1 du CMF).

8. Les jetons - L’article L.552-2 du CMF défini le jeton comme « tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé permettant d'identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien ». Les éléments caractéristiques du jeton sont donc (1.) un bien incorporel, (2.) la représentation numérique d’un ou plusieurs droits, (3.) l’utilisation d’un DEEP, (4.) lequel permet l’identification directe ou indirecte du propriétaire du droit. Faute pour un jeton de remplir l’une de ces quatre conditions, la qualification de jeton devrait être exclue[2].

9. Les actifs numériques - Les actifs numériques, sous-catégorie des jetons[3], sont définis par l’article L.54‑10‑1 du Code monétaire et financier comme tous les jetons ne relevant pas de la catégorie des instruments financiers tels que définis par l’article L.211-1 du CMF (soit (i.) les titres financiers[4] et (ii.) les contrats financiers à l’exception des effets de commerce et des bons de caisse visés ci-après) ou des bons de caisse visés à l’article L.223-1 (titre nominatifs et non-négociable comportant un engagement par un commerçant de payer à une échéance déterminée, délivré en contrepartie d’un prêt). Les actifs numériques sont donc, selon ma compréhension, tous les jetons ne relevant pas d’autres catégories juridiques, notamment financières. A l’inverse, la qualification de jeton n’exclurait pas la qualification d’instruments financiers (voir schéma en point 10. ci-dessous)

10. Schématisation de l’ordonnancement juridique français - De nombreuses tentatives pour dresser une typologie, taxonomie ou archétype de crypto-actifs en fonction de divers critères ont été établis. Aucune n’est vraiment satisfaisante d’un point de vue juridique puisqu’elles ne prennent pas en compte les différents systèmes juridiques existants (la qualification d’un crypto-actif sera nécessairement différente en fonction du droit considéré). Je vous renvoie personnellement à l’excellent ouvrage en la matière « Droit des crypto-actifs et de la blockchain » de A. Barbet-Massin, F. Fleuret, A. Lourimi, W. O’Rorke et C. Pion aux édition LexisNexis, certainement le plus abouti en la matière.

11. Transition - Ceci étant dit, encore faut-il pouvoir vérifier ces conditions. Le dénominateur commun de l’ensemble des crypto-actifs étant d’être inscrits sur un DEEP, un smart-contract fixe nécessairement les règles de leur fonctionnement. C’est donc la porte d’entrée de l’analyse qui permet utilement de qualifier la nature du crypto-actif en question.

II. Aspects techniques - Typologie des crypto-actifs

12. Enjeux liés à l’analyse du smart-contract - Au même titre qu’un contrat de prestation de services dont son analyse ou celle des conditions matérielles d’exercice permet d’identifier un risque de requalification en contrat d’agent commercial / en contrat de travail ou encore l’analyse d’un bail précaire relevant qu’il devrait être soumis au statut des baux commerciaux, s’arrêter à la qualification donnée par les parties peut être lourd de conséquence.

13. Nécessaires compétences techniques - Les smart-contract étant des contrats, certes particuliers, leur analyse par un professionnel disposant des compétences juridiques et techniques est indispensable pour sécuriser les porteurs de projets reposant sur ce type de technologie. Au même titre que l’analyse d’un contrat rédigé en langue étrangère, il est nécessaire de traduire les termes employés et les transposer dans notre corpus juridique de droit français en l’état de la réglementation nationale, mais aussi européenne au regard de l’entrée en vigueur prochaine d’une réglementation harmonisée[6].

14. Terminologie technique indispensable - Les smart-contract sont des programmes informatiques, rédigés en anglais, et peuvent, par nature, être très différents, puisque sur-mesure. Chaque smart‑contract peut être consulté via les explorateurs de blocs tels qu’Etherscan pour la blockchain Ethereum, et chaque blockchain d’infrastructure dispose de son propre explorateur. Il est donc possible de consulter le smart-contract à l’origine de l’émission d’un jeton (par exemple, le smart‑contract du jeton UNI de l’application de finance décentralisée Uniswap identifiée par l’adresse 0x1f9840a85d5aF5bf1D1762F925BDADdC4201F984).

15. Pour approfondir - Ce secteur étant profondément attaché à l’idée de travail collaboratif et open source, de nombreuses ressources en libre accès permettent également de se former soi-même à ces différents sujets, notamment la fondation Ethereum dont celui qui arrivera au terme de la lecture des pages « Docs » et « Tutoriel » disposera de solides compétences dont peu peuvent se targuer.

16. L’émergence de standards - La pratique a créé des « standards » de smart-contract issus du consensus des développeurs qui permettent de pré-identifier le type de smart-contract auquel le praticien aura à se confronter. Ainsi, plusieurs standards Ethereum ont émergé, avec plus ou moins de succès dans leur utilisation et objectif, sous l’appellation « Ethereum Request for Comment » abrégé « ERC ». On peut citer la norme ERC-20, sur laquelle sont basés la plupart des jetons en circulation enregistrés sur la blockchain Ethereum. Pour ce qui est des Non-Fungible Token ou « NFT » ayant beaucoup fait parler d’eux récemment, la plupart sont basés sur la norme ERC-721. Vous pourrez également rencontrer d’autres standards ERC, certains n’étant que des améliorations ou évolutions du standard ERC-20 tels que l’ERC-223, d’autres ayant pour but d’optimiser les frais de transactions en les regroupant tel que l’ERC-1155 ou encore l’ERC-1400 destiné à devenir un standard pour les « Security Token » qui correspondent majoritairement à des titres financiers de droit français dont l’émergence des « Decentralized Autonomous Organization » ou « DAO » renouvelle les questionnements juridiques.

17. Les fonctions de bases communes à tous les standards - Les standards présentés ci‑dessus[7]comprennent, outre les caractéristiques du jeton (« name », « symbol », « decimals »), des fonctions de bases permettant les interactions les plus simples :

  • « totalSupply » : renvoie la quantité totale de jetons ERC-20 en circulation ;
  • « balanceOf » : renvoie le solde de jetons ERC-20 d'un compte donné ;
  • « transfer » : permet de transférer des jetons ERC-20 d'un compte à un autre ;
  • « transferFrom » : permet de transférer des jetons ERC-20 d'un compte à un autre, mais seulement si le compte qui effectue la transaction a préalablement autorisé ce transfert ;
  • « approve » : permet de donner l'autorisation à un compte de transférer des jetons ERC-20 depuis un autre compte ;
  • « allowance » : renvoie la quantité de jetons ERC-20 que le compte courant a autorisé un autre compte à transférer.

18. Les fonctions pouvant être implémentées à un smart-contract - Outre ces fonctions, de nombreuses autres[8] peuvent être implémentées aux standards présentés ci-dessus[9], ce qui impose une analyse de chaque smart-contract. Il est en effet possible d’implémenter diverses fonctions permettant d’enrichir les possibilités d’interaction des utilisateurs ou émetteurs. Ce sont ces fonctions qui sont de nature à préciser la qualification juridique d’un jeton. Vous trouverez, ci-dessous, quelques exemples de fonctions usuellement implémentées au standard ERC-20 (liste non-exhaustive puisqu’en la matière, la seule limite est la créativité des développeurs) :

  • « paused » : permet de mettre en pause le smart contract, ce qui empêche toutes les transactions entrantes. Elle peut être utilisée pour mettre à l'arrêt le contrat en cas de bugs ou de problèmes de sécurité.
  • « mint » : permet de créer de nouveaux jetons ERC-20 et de les ajouter à la circulation. Elle est souvent utilisée pour récompenser les contributeurs ou pour augmenter la quantité totale de jetons disponibles.
  • « burn / burnable » : permet de brûler des jetons ERC-20, c'est-à-dire de les retirer de la circulation. Elle est souvent utilisée pour réduire la quantité totale de jetons disponibles ou pour "retirer" des jetons qui ont été accidentellement envoyés à un mauvais compte.
  • « freeze » : permet de geler un compte, ce qui empêche toutes les transactions sortantes de ce compte. Elle peut être utilisée pour bloquer les comptes en cas de suspicion de fraude ou pour respecter les réglementations en matière de conformité.
  • « unfreeze » : permet de dégeler un compte qui a été précédemment gelé. Elle permet de rétablir les transactions sortantes pour le compte en question.
  • « transferLimit » : permet de mettre en place des limites de transfert pour chaque compte. Par exemple, un compte peut être configuré pour ne pas pouvoir envoyer plus de 100 jetons ERC‑20 par jour.

19. Transition - Cette présentation partielle du fonctionnement des smart-contract vous permet maintenant de grossièrement traduire les fonctionnalités d’un smart-contract et comprendre son fonctionnement. Les exemples de fonctions présentés, usuels, ne permettent pourtant pas d’affiner l’analyse sur la qualification juridique du jeton considéré en ce qu’elles sont davantage des indices du sérieux du projet en question que des indices relatifs à la potentielle qualification de titre financier.

III. Exemples de fonctions implémentées « à risque »[10]

20. Intérêt de l’identification des fonctions « à risque » - Certaines fonctions, en ce qu’elles s’apparentent à des droits dont sont titulaires les actionnaires ou associés de sociétés, sont importantes à vérifier puisqu’elles constituent des indices qui permettraient de qualifier lesdits jetons en titres financiers. Il s’agit essentiellement des droits de vote, ou plus généralement de gouvernance[11]  et des droits financiers[12].

21. Illustrations - Puisqu’il est impossible de dresser une liste exhaustive de ces fonctions qui serait dans tous les cas rapidement désuète au regard de la rapidité des évolutions en la matière, les fonctions qui doivent alerter sont celles octroyant aux titulaires des jetons concernés des prérogatives similaires à celles d’un associé ou d’un actionnaire de société de droit français - essentiellement les droits de vote et/ou droits financiers. À ce titre, les fonctions « Burnable », « Votes », « VotesComp » doivent faire l’objet d’une attention particulière.

22. Conclusion - Qu’il s’agisse d’une succession dont le decujus détenait des crypto-actifs, d’un porteur de projet reposant sur un DEEP ou bien l’acquisition ou la cession d’une entreprise ayant placé une partie de sa trésorerie dans des crypto-actifs, les points de contact imposant aux praticiens du droit et du chiffre de s’interroger sur la nature de ces actifs particuliers ne cesse de croitre. J’espère que cet article, trop long pour une présentation succincte et bien trop court pour une analyse plus approfondie, permettra aux lecteurs de ces lignes de disposer des bases nécessaires à l’analyse sommaire d’un smart-contract et les aider dans l’identification des éventuels risques comportant un dossier lié aux crypto-actifs.

 


[1] Au risque de froisser les plus fins juristes et développeurs puisque j’ai bien conscience que la rigueur imposerait à ces développements bien plus de paragraphes…mais il faut bien se lancer un jour.

[2] Il est inconcevable qu’un jeton soit un bien corporel, il peut, au plus, représenter un actif corporel sous-jacent. À défaut d’utiliser un DEEP, il relève nécessairement d’autres catégories juridiques existantes : le seul point d’incertitude étant l’identification directe ou indirecte dont certaines blockchain ne le permettent vraisemblablement pas tel que Monéro.

[3] Entendu comme tout crypto-actif, soit tout droit enregistré via un DEEP.

[4] Comprenant (a) les titres de capital (actions ou autres titres donnant accès au capital pouvant être émis par des sociétés par actions), (b) les titres de créances (obligations) et (c) les parts ou actions d’organismes de placements collectifs).

[5] Les stablecoin, qu’ils soient adossés/garantis par actifs sous-jacents (collatéraux, algorithmique ou de banques centrales) et non adossés dont le régime juridique n’est pas encore clair est volontairement dans la catégorie jeton et la catégorie actif numérique.

[6] Proposition initiale en version française et anglaise - les dernières versions de la proposition ne sont, à ma connaissance, pas officiellement accessibles bien qu’une version anglaise amendée circule : voir, notamment,  publication AMF du 13 juillet 2022 sur l’accord européen sur le projet de règlement MiCa.

[7] À l’exception des NFT basés sur la norme ERC-721 quelque peu différente dans sa structure.

[8] Sous le vocable « extensions » dans la majorité des fournisseurs de modèles de smart-contract puisqu’elles ne sont pas nécessaires au fonctionnement de base. Voir par exemple le GitHub d’Open Zeppelin.

[9] L’intitulé de la fonction peut différer selon le développeur ou le fournisseur de modèle de smart-contract, la nomenclature étant encore une fois libre malgré l’émergence des standards exposés ci-dessus.

[10] Il est bien entendu utilisé le terme « à risque » pour alerter le lecteur sur les diligences à mettre en œuvre s’il est confronté à une telle fonction en ce qu’elle tend plutôt à qualifier le jeton d’instrument financier, et donc l’application de la réglementation financière, bien plus lourde que la réglementation applicable aux émetteurs de jetons ne relevant pas de la catégorie des instruments financiers. Toutefois, certains jetons sont justement émis pour représenter des droits politiques et financiers dans une organisation : il s’agit des DAO dont il est possible de citer MAKER DAO, OPTIMISM DAO ou encore L2DAO dont la consultation des smart-contract est à de nombreux titres intéressante.

[11] Par exemple, de nombreux protocoles (ou « Dapp » pour « Decentralized application ») ont émis des jetons permettant à leur titulaire de voter pour ou contre les propositions de modification du smart-contract régissant le fonctionnement dudit protocole.

[12] Moins répandus à ma connaissance, les titulaires de certains jetons adossés à un protocole perçoivent un certain pourcentage des frais de transactions générés par ledit protocole qu’ils peuvent réclamer ou sont attribués en fonction de faits générateurs déterminés (parfois automatiquement, parfois il est nécessaire de « bloquer » lesdits jetons dans un contrat particulier etc… encore une fois, le champ des possibles n’a pour seule limite que celui des développeurs).