Le Conseil d’Etat vient à nouveau de statuer sur le sort d’Afghans ayant servi l’armée française en Afghanistan, notamment comme interprètes, lors de l’intervention de celle-ci dans ce pays de 2001 à 2014 (CE 14 décembre 2018, n° 424847 ; 1er février 2019, n° 421694).

Il a énoncé, en cassation d’une ordonnance de rejet d’un référé-suspension, que le « principe général du droit » de la « protection fonctionnelle » « s'étend aux agents non-titulaires de l'Etat recrutés à l'étranger, alors même que leur contrat est soumis au droit local » et qu’il « peut exceptionnellement conduire à la délivrance d'un visa ou d'un titre de séjour à l'intéressé et à sa famille », au cas où, dans des « circonstances très particulières », ce serait le « moyen le plus approprié pour assurer la sécurité d'un agent étranger employé par l'Etat » (CE 1er février 2019, n° 421694, à paraître au recueil Lebon).

Il avait auparavant jugé, en cassation d’une ordonnance de rejet d’un référé-liberté, que le refus de protection fonctionnelle d’un requérant exposé au risque d’être tué ou blessé, portait une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales des articles 2 (droit à la vie) et 3 (droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants) de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CE 14 décembre 2018, n° 424847, non publié).

Une série de requêtes l’avait précédemment amené à exercer son contrôle, en tant que juge de cassation, sur des ordonnances de référé-suspension du tribunal administratif de Nantes concernant des refus de visa d’entrée en France (CE 16 octobre 2017, n° 408748, 408750 et 408786 ; 22 décembre 2017, n° 406385, 408301, 406382 et 408780).

Tenant compte des circonstances de chaque affaire, il avait accueilli ou rejeté le pourvoi, suivant que le refus de l’Administration lui avait paru, ou non, entaché d’une erreur manifeste d’appréciation des risques encourus par chaque requérant en cas de maintien dans son pays.

Son raisonnement reposait néanmoins encore sur la reconnaissance « d’un large pouvoir de l’administration pour prendre une mesure au bénéfice de laquelle l'intéressé ne peut faire valoir aucun droit » (CE 16 octobre 2017, n° 408374), qui aurait, par exemple, découlé de la protection fonctionnelle qui lui aurait être due par l’Etat.

A tout le moins, le Conseil d’Etat s’était dispensé de trancher clairement cette question.

Il s’était borné à relever « que le juge des référés a pu estimer, sans commettre d'erreur de droit, eu égard à l'office que lui attribuent les articles L. 511-1 et L. 521-1 du code de justice administrative, ni dénaturer les pièces du dossier, que n'était pas de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de la décision de refus de visa contestée le moyen tiré de la méconnaissance des obligations qui incombent à l'Etat au titre de la protection qu'il doit à ses agents » (idem).

L’idée de protection fonctionnelle n’en semblait pas moins le point d’appui de l’éventuelle erreur manifeste d’appréciation.

A cet égard, tout en estimant que, pour des raisons tenant à l’office du juge de cassation, la question n’avait pas à être tranchée dans les affaires du 16 octobre 2017, le rapporteur public avait relevé que, « même là où elle dispose d’un très large pouvoir d’appréciation, nous ne voyons pas comment l’administration pourrait légalement refuser un visa à des anciens employés de l’armée française qui courent, pour cette seule raison, un risque réel d’être exécutés, torturés ou soumis à des traitements inhumains ou dégradants s’ils continuent à vivre dans leur pays » (conclusions de Monsieur Guillaume Odinet, accessibles sur Ariane Web).

Dans le prolongement de ces réflexions, le Conseil d’Etat vient de reconnaître aux Afghans ayant servi l’armée française, le bénéfice de la protection fonctionnelle et d’en déduire l’obligation de les faire venir en France ou de les protéger à l’étranger.

L’affaire du 14 décembre 2018 concernait un Afghan qui avait été interprète en 2010 et 2011 auprès des forces armées françaises alors déployées en Afghanistan.

Un visa de long séjour sollicité le 29 juin 2015 auprès des autorités consulaires françaises dans le cadre du dispositif de réinstallation des personnels civils de recrutement local employés par l'armée française en Afghanistan, lui avait été refusé par une décision notifiée le 29 mai 2016.

Sa demande de protection fonctionnelle au ministre de la défense, par un courrier simple du 22 février 2017, retransmis par courriel le 10 décembre 2017 à l'ambassadeur de France en Afghanistan, était restée sans suite.

Il avait alors saisi le juge des référés du tribunal administratif de Paris, en référé-liberté sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, aux fins d'enjoindre aux autorités françaises de le faire bénéficier de la protection fonctionnelle et de :

  • mettre en œuvre, dans un délai de 48 heures, toute mesure de nature à assurer sa sécurité et celle de sa famille, telle que le financement d'un logement dans un quartier sécurisé de Kaboul ;
  • lui délivrer un visa, ainsi qu'à son épouse et à ses enfants, dans un délai d’un mois ;
  • prendre en charge les frais de vol de sa famille jusqu'à Islamabad au Pakistan au cas où les visas devraient lui être délivrés à l'ambassade de France de cette ville.

Une ordonnance du 27 septembre 2018 rejeta sa requête en application de l’article L. 522-3 du code de justice administrative en se fondant « sur la seule circonstance qu'eu égard à l'indépendance des législations, la décision refusant de lui accorder la protection fonctionnelle était sans lien avec l'examen de la possibilité de lui octroyer un visa ou un titre de séjour en France et que l'exécution de cette décision ne pouvait, dès lors, être regardée comme portant, par elle-même, une atteinte grave et manifestement immédiate à la sauvegarde d'une liberté fondamentale, au sens de l'article L. 521-2 du code de justice administrative ».

Saisi en cassation, le Conseil d’Etat l’a censurée, pour insuffisance de motivation, dès lors que le juge des référés du tribunal administratif de Paris n’avait pas indiqué « ce qui s'opposait à ce que soit assurée la sécurité immédiate de l'intéressé ainsi que celle de sa famille, notamment par le financement d'une location dans un quartier sécurisé de Kaboul, avant leur mise en sécurité définitive par la délivrance d'un visa aux fins de rapatriement en France ».

Réglant l’affaire en référé, il a d’abord affirmé la compétence de la juridiction administrative pour en connaître, au motif que, même si le contrat d’emploi entre le ministre de la défense et le requérant ne précisait pas le droit qui lui serait applicable, « les parties (avaient) entendu placer celui-ci dans le cadre exclusif d'un rapport de droit français et de la compétence des juridictions administratives françaises ».

Il a ensuite relevé les circonstances de fait caractérisant à la fois l’atteinte grave et manifestement illégale de l’Administration aux libertés fondamentales que constituent le droit à la vie et celui de ne pas subir de traitements inhumains ou dégradants, et l’existence d’une situation d’urgence, justifiant l’intervention du juge du référé-liberté en application de l’article L. 521-2 du code de justice administrative.

Le requérant avait en effet servi comme interprète auprès des forces françaises au sein des équipes de tutorat et de liaison opérationnelle chargée de former les forces afghanes, dans la province d'Urozgan de mai à octobre 2010, puis à Surobi du 1er avril au 27 septembre 2011.

Il avait participé à des activités opérationnelles en août et septembre 2011, ayant donné lieu au versement d’indemnités y afférentes, attestées par ses fiches de paie.

Plusieurs fois menacé de mort en raison de sa qualité d'ancien auxiliaire de l'armée française, il avait été blessé par balles en juillet 2017, puis lors d'un attentat le 22 novembre 2017 dans son village, et indiquait avoir dû s’en enfuir le 21 septembre 2018 pour se réfugier à Kaboul à la suite de nouvelles menaces.

En conséquence, le Conseil d’Etat a enjoint :

  • au ministre des armées de mettre en œuvre dans un délai de huit jours à compter de la notification de sa décision toute mesure de nature à assurer la mise en sécurité immédiate du requérant et de sa famille, par tout moyen approprié, tel que le financement d'un logement dans un quartier sécurisé de Kaboul ;
  • aux ministres des armées, de l'intérieur et des affaires étrangères de réexaminer la situation de l'intéressé dans un délai de deux mois à compter de la notification de sa décision.

On remarquera que, ce faisant, le Conseil d’Etat n’a pas objecté au requérant que des moyens tirés des articles 2 (droit à la vie) ou 3 (droit de ne pas être soumis à la torture ni à des traitements inhumains ou dégradants) de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, seraient inopérants, comme il avait pu le juger matière de refus de visa (CE 13 février 2006, n° 272517 ; 27 juin 2008, n° 296150 ; 14 décembre 2011, n° 337022 ; 16 octobre 2017, n° 408374).

Ainsi, à tout le moins lorsqu’un requérant se trouvant à l’étranger peut se prévaloir de la protection fonctionnelle de la France, la « juridiction » de celle-ci au sens de l’article 1er de la Convention est implicitement admise.

Quoi qu’il en soit, dans son arrêt du 1er février 2019, le Conseil d’Etat ne s’est pas fondé sur ces stipulations internationales, dont la portée, ainsi comprise, pourrait être difficile à limiter, sous réserve de l’interprétation qui en serait faite par la Cour européenne des droits de l’homme.

Le cadre juridique et factuel en était en effet un peu différent de celui de l’affaire du 14 décembre 2018.

Le requérant avait déposé un recours en annulation et un référé-suspension contre le refus du ministre des armées de lui accorder la protection fonctionnelle, sous la forme notamment de la délivrance d'un titre de séjour, demande formulée par lettre du 22 septembre 2017, alors qu’il séjournait déjà en France, sans titre de séjour, depuis mai 2017.

Par une ordonnance du 7 juin 2018, le juge des référés du tribunal administratif de Paris avait rejeté sa requête en référé-suspension et le requérant s’était pourvu en cassation.

Le Conseil d’Etat a censuré, pour erreur de droit, l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris, qui avait énoncé « qu'eu égard à l'indépendance des législations, la décision de la ministre des armées refusant d'octroyer la protection fonctionnelle (...) était sans lien avec l'examen de la possibilité d'octroyer un titre de séjour en France au requérant ».

S’en tenant au seul droit français, il a jugé que le « principe général du droit » de la « protection fonctionnelle » « s'étend aux agents non-titulaires de l'Etat recrutés à l'étranger, alors même que leur contrat est soumis au droit local » et qu’il « peut exceptionnellement conduire à la délivrance d'un visa ou d'un titre de séjour à l'intéressé et à sa famille », au cas où, dans des « circonstances très particulières », ce serait le « moyen le plus approprié pour assurer la sécurité d'un agent étranger employé par l'Etat ».

Il ajoute que « la juridiction administrative est compétente pour connaître des recours contre les décisions des autorités de l'Etat refusant aux intéressés le bénéfice de cette protection ».

En l’espèce, les risques dont se prévalait le requérant ont paru au Conseil d’Etat de nature à porter une atteinte grave et immédiate à sa situation.

En effet, l’intéressé avait servi comme interprète auprès des forces françaises au sein d'un groupement tactique interarmes dans la province de Kapisa, de septembre 2011 à septembre 2012.

Il ressortait de ses fiches de paie qu'il avait perçu des indemnités d'activité opérationnelle en janvier, mars et août 2012.

Il indiquait avoir fait l'objet de menaces en raison de sa qualité d'ancien auxiliaire de l'armée française, qui l'ont obligé à quitter l'Afghanistan, où l'armée et la police afghanes, mobilisées par la lutte contre différents groupes insurgés, ne sont pas en capacité de lui apporter une protection, et que, faisant l'objet d'un arrêté de transfert, il risquerait d'être renvoyé vers son pays, dans la mesure où sa demande d'asile a été rejetée par les Pays-Bas.

Cependant, le requérant, qui se trouvait en France, s’était vu délivrer par la préfecture de la Marne le 9 janvier 2019 une attestation de demande d'asile.

L’urgence n’a donc pas été reconnue en l’espèce, dès lors que ce document l’autorisait à s’y maintenir jusqu'à la notification de la décision de l'office français de protection des réfugiés et apatrides et, s'il forme un recours contre cette décision, jusqu'à la date de la lecture en audience publique de la décision de la cour nationale du droit d'asile (article L. 743-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile).

Sa requête a ainsi été rejetée.

Les risques identifiés par le Conseil d’Etat et le principe général du droit de la protection fonctionnelle pourraient cependant conduire l’Administration à faire droit à la demande d’asile du requérant ou à sa demande de titre de séjour.

Quant à ce dernier point, l’arrêt du 1er février 2019 indiquait qu’il ne ressortait pas des pièces du dossier que l’Administration s’était conformée à l’injonction qui lui avait été faite de réexaminer la situation du requérant dans le délai d’un mois, par un jugement du tribunal administratif de Nantes du 27 juin 2018 ayant annulé un refus de visa de long séjour.

Une procédure d’exécution de ce jugement pourrait ainsi être ouverte au requérant pour inciter plus fortement l’Administration à assumer à son égard des obligations dont la jurisprudence a marqué, avec une insistance croissante, ce qu’elles pouvaient avoir d’impératif, lorsque la mise en sécurité d’anciens auxiliaires de l’armée française à l’étranger imposerait de les ramener en France, ainsi que leur famille.

La jurisprudence qui s’est développée en faveur des Afghans, par les arrêts des 16 octobre, 22 décembre 2017, 14 décembre 2018 et 1er février 2019, met ainsi en œuvre un devoir qui, loin d’être simplement moral, paraît dicté par les exigences de protection résultant de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Les obligations de ses parties contractantes ont en effet, dans une certaine mesure, une portée extraterritoriale et la Cour européenne des droits de l’homme « a reconnu dans sa jurisprudence un certain nombre de circonstances exceptionnelles susceptibles d’emporter exercice par l’État contractant de sa juridiction à l’extérieur de ses propres frontières », notamment dans le cas « où l’Etat, par le biais de ses agents, exerce son contrôle et son autorité sur un individu, et par voie de conséquence sa juridiction » (CEDH, Grande Chambre, 7 juillet 2011, Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni, n° 55721/07, § 132 et 137).

En tout cas, la reconnaissance à d’anciens auxiliaires de l’armée française à l’étranger du bénéfice de la protection fonctionnelle a conduit le Conseil d’Etat à ne pas exclure la compétence de la juridiction administrative.

Cette solution contraste avec l’incompétence opposée, encore tout récemment, à des conclusions indemnitaires tendant à l’engagement de la responsabilité pour faute de l’Etat du fait de l’absence de mise en œuvre, lors de l’accession de l’Algérie à l’indépendance en 1962, des mesures nécessaires pour accueillir en France les anciens supplétifs (harkis) de l'armée française en Algérie et leurs familles les ayant exposés à des risques de massacres ou de représailles (CE 3 octobre 2018, n° 410611 et 404838), au motif que ces préjudices n’auraient pas été « détachables de la conduite des relations entre la France et l'Algérie et ne sauraient par suite engager la responsabilité de l'Etat sur le fondement de la faute » (CE 3 octobre 2018, n° 404838) et qu’il se serait agi d’un « acte de gouvernement ».


Rémy SCHMITT

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