Par un arrêt de Section du 19 novembre 2021 (n° 437141), le Conseil d’Etat a complété l’office du juge de l’excès de pouvoir en lui permettant d’abroger lui-même un acte réglementaire devenu illégal depuis son édiction.

L’affaire concernait la délibération du 5 novembre 2019 par laquelle le conseil d'administration de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) avait décidé de ne pas modifier la liste des pays considérés comme étant des pays d'origine sûrs qui avait été fixée par délibération du 9 octobre 2015, en application des dispositions de l'article L. 722-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (sur le caractère réglementaire d’un tel acte : CE 5 avril 2006, n° 284706).

On rappellera qu’un « pays est considéré comme un pays d'origine sûr lorsque, sur la base de la situation légale, de l'application du droit dans le cadre d'un régime démocratique et des circonstances politiques générales, il peut être démontré que, d'une manière générale et uniformément pour les hommes comme pour les femmes, quelle que soit leur orientation sexuelle, il n'y est jamais recouru à la persécution, ni à la torture, ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants et qu'il n'y a pas de menace en raison d'une violence qui peut s'étendre à des personnes sans considération de leur situation personnelle dans des situations de conflit armé international ou interne. / Le conseil d'administration (de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides) fixe la liste des pays considérés comme des pays d'origine sûrs, dans les conditions prévues à l'article 37 et à l'annexe I de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale » (huitième et neuvième alinéas de l'article L. 722-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, devenus les premier et deuxième alinéas de l'article L. 531-25, dans leur rédaction résultant de la loi n° 2015-925 du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d'asile, qui a procédé à la transposition de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale, et de la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie).

L'annexe I de la directive 2013/32/UE du 26 juin 2013 précise que, pour réaliser l'évaluation de la situation des pays susceptibles d'être inscrits sur la liste des pays d'origine sûrs, « il est tenu compte, entre autres, de la mesure dans laquelle le pays offre une protection contre la persécution et les mauvais traitements, grâce aux éléments suivants : / a) les dispositions législatives et réglementaires adoptées en la matière et la manière dont elles sont appliquées ; / b) la manière dont sont respectées les droits et libertés définis dans la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et/ou dans le pacte international relatif aux droits civils et politiques et/ou la convention des Nations unies contre la torture, en particulier les droits pour lesquels aucune dérogation ne peut être autorisée conformément à l'article 15, paragraphe 2, de ladite convention européenne ; / c) la manière dont est respecté le principe de non-refoulement conformément à la convention de Genève ; / d) le fait qu'il dispose d'un système de sanctions efficaces contre les violations de ces droits et libertés. »

En l’espèce, la délibération du conseil d'administration de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides du 5 novembre 2019 avait été contestée par plusieurs associations devant le Conseil d’Etat par un recours pour excès de pouvoir enregistré le 26 décembre 2019 et tendant à l’annulation de ladite délibération.

« En cours d’instruction de leurs requêtes » (arrêt du 19 novembre 2021) et, plus précisément, « dans le dernier état de leurs écritures » (arrêt du 2 juillet 2021), soit, vraisemblablement, par un mémoire enregistré le 24 mars 2021, les requérantes avaient ajouté à leur conclusions principales d’annulation, des conclusions subsidiaires aux fins d’abrogation de la délibération du 5 novembre 2019 en ce qui concerne l'Arménie, la Géorgie et le Sénégal.

Par un arrêt du 2 juillet 2021, les deuxième et septième chambres réunies de la Section du contentieux du Conseil d’Etat avaient annulé la délibération du 5 novembre 2019 du conseil d'administration de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides en tant qu'elle maintenait sur cette liste les Républiques du Bénin, du Sénégal et du Ghana.

Quant aux conclusions à fin d’abrogation, à l’appui desquelles les associations requérantes soutenaient que, « depuis l'adoption de la délibération attaquée, la situation en Arménie, en Géorgie et au Sénégal se serait dégradée dans des conditions justifiant qu'il soit mis fin à l'inscription de ces pays sur la liste des pays d'origine sûrs et demandent au juge, à la date où il statue, de prononcer l'abrogation de cette délibération relativement à ces trois pays, pour que soit modifié le régime juridique applicable au traitement des demandes d'asile présentées par leurs ressortissants » (arrêt du 2 juillet 2021), les deuxième et septième chambres réunies en avaient renvoyé le jugement à la Section du contentieux.

C’est ainsi que, par son arrêt du 19 novembre 2021, celle-ci a quelque peu agrandi l’office du juge de l’excès de pouvoir pour lui permettre d’abroger un acte réglementaire à la place de l’autorité administrative l’ayant édicté.

La Section du contentieux rappelle, conformément à un principe classique, que « lorsqu'il est saisi de conclusions tendant à l'annulation d'un acte réglementaire, le juge de l'excès de pouvoir apprécie la légalité de cet acte à la date de son édiction. S'il le juge illégal, il en prononce l'annulation. »

Le nouveau pouvoir d’abrogation qui lui est reconnu est défini de la manière suivante :  

  • « ainsi saisi de conclusions à fin d'annulation recevables, le juge peut également l'être, à titre subsidiaire, de conclusions tendant à ce qu'il prononce l'abrogation du même acte au motif d'une illégalité résultant d'un changement de circonstances de droit ou de fait postérieur à son édiction, afin que puissent toujours être sanctionnées les atteintes illégales qu'un acte réglementaire est susceptible de porter à l'ordre juridique. Il statue alors prioritairement sur les conclusions à fin d'annulation » ;
  • « dans l'hypothèse où il ne ferait pas droit aux conclusions à fin d'annulation et où l'acte n'aurait pas été abrogé par l'autorité compétente depuis l'introduction de la requête, il appartient au juge, dès lors que l'acte continue de produire des effets, de se prononcer sur les conclusions subsidiaires. Le juge statue alors au regard des règles applicables et des circonstances prévalant à la date de sa décision » ;
  • « s'il constate, au vu des échanges entre les parties, un changement de circonstances tel que l'acte est devenu illégal, le juge en prononce l'abrogation. Il peut, eu égard à l'objet de l'acte et à sa portée, aux conditions de son élaboration ainsi qu'aux intérêts en présence, prévoir dans sa décision que l'abrogation ne prend effet qu'à une date ultérieure qu'il détermine. »

Appliquant ces nouveaux principes aux faits de l’espèce, la Section du contentieux a jugé qu’il n’était pas nécessaire d'examiner les conclusions subsidiaires tendant à l'abrogation de la délibération en tant qu’elle concernait le Sénégal, puisque par son arrêt du 2 juillet 2021, le Conseil d'Etat avait accueilli les conclusions principales tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de la délibération attaquée en tant qu'elle maintenait le Sénégal sur la liste des pays d'origine sûrs.

Ont été jugées irrecevables les conclusions subsidiaires aux fins d’abrogation de la délibération du 5 novembre 2019 en tant qu'elle maintenait l'Inde sur la liste des pays d'origine sûrs, pour avoir été présentées après le rejet, par l’arrêt du 2 juillet 2021, des conclusions principales tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de cette délibération concernant ce pays.

Les conclusions subsidiaires aux fins d’abrogation concernant l’Arménie et la Géorgie ont été rejetées au fond.

Il a été jugé que :

  • pour la première, « si les requérants invoquent la dégradation de la situation de ce pays depuis l'adoption de la délibération attaquée à la suite du conflit au Haut-Karabagh, intervenu en septembre 2020 entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, il ressort des pièces des dossiers qu'un accord de cessez-le-feu mettant fin aux hostilités a été signé entre les belligérants le 10 novembre 2020, permettant la levée de la loi martiale en mars 2021 et une stabilisation de la situation politique avec la tenue d'élections législatives anticipées le 20 juin 2021. Par suite, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que la situation dans ce pays se serait dégradée, depuis l'adoption de la délibération attaquée, dans des conditions justifiant qu'il soit mis fin à son inscription sur la liste des pays d'origine sûrs à la date de la présente décision » ;
  • pour la seconde, « si les requérants indiquent que, depuis l'adoption de la délibération attaquée, la situation politique dans ce pays s'est aggravée à la suite de la tenue des élections législatives des 31 octobre et 21 novembre 2020, et qu'en juillet dernier, de graves incidents, dont des attaques contre des journalistes, ont conduit à l'annulation d'une " marche des fiertés ", il ne ressort pas des pièces des dossiers qu'en dépit de certaines difficultés liées à la situation politique, la situation de ce pays se serait, à ce jour, dégradée au point d'entacher d'illégalité le maintien de l'inscription de ce pays sur la liste des pays d'origine sûrs, au regard des exigences résultant des premier et deuxième alinéas de l'article L. 531-25 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile. »

En reconnaissant la possibilité d’une « abrogation juridictionnelle » (conclusions de Madame Sophie Roussel, rapporteur publique, sur l’arrêt du 19 novembre 2021) d’un acte réglementaire faisant l’objet d’un recours pour excès de pouvoir assorti de conclusions subsidiaires aux fins d’une telle abrogation au motif d'une illégalité résultant d'un changement de circonstances de droit ou de fait postérieur à son édiction, la Section du contentieux poursuit un mouvement entamé, « au nom de l’effet utile d’un tel recours » (CE 28 février 2020, n° 433886), à propos d’une mesure de suspension provisoire d’un sportif à la suite d’un contrôle antidopage, prise à titre conservatoire sur le fondement de l'article L. 232-23-4 du code du sport.

La voie ainsi ouverte par l’arrêt du 19 novembre 2021 « n’est qu’un raccourci permettant aux acteurs du procès d’excès de pouvoir, alors que le juge compétent est déjà saisi de conclusions d’annulation, d’atteindre plus rapidement la mission assignée à ce recours, le respect de la légalité et son rétablissement si elle a été méconnue, évitant le détour formaliste par la demande d’abrogation, au demeurant presque toujours refusée de façon implicite sans instruction de l’administration » (conclusions précitées de Madame la rapporteur publique).

Il reviendra, à l’avenir, au Conseil d’Etat de préciser sa jurisprudence et de l’étendre, le cas échéant, à des actes autres que réglementaires, en fonction des affaires à juger et de la nécessité particulière, sous l’influence éventuelle du droit européen, de renforcer l’efficacité de son contrôle de la légalité des actes et de l’action de l’Administration, et de l’opportunité de ne pas imposer à un requérant qui se prévaudrait, dans un recours pour excès de pouvoir contre un acte de l’Administration, à titre subsidiaire, de changements de fait ou de droit de nature à en affecter la légalité et à en justifier l’abrogation, d’avoir à ressaisir le juge de l’excès de pouvoir, le cas échéant, à plusieurs reprises, pour sauvegarder ses intérêts.