Par arrêt du 9 novembre 2022 (n° 81-85655), la Chambre criminelle de la Cour de cassation a confirmé sa jurisprudence suivant laquelle la méconnaissance du droit d’un accusé ou prévenu à être jugé dans un délai raisonnable ne saurait entraîner la nullité des poursuites menées à son encontre.

L’affaire concernait les conditions de renouvellement, en 2000, de la délégation de service public de production et de distribution du chauffage du quartier de la Défense au profit d’une société.

À la suite d'un signalement de la direction départementale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes des Hauts-de-Seine, une information judiciaire avait été ouverte, le 26 juin 2002, des chefs de corruption et trafic d'influence, par le procureur de la République territorialement compétent, puis étendue, par de nombreux réquisitoires supplétifs, en 2004 et 2005, à des faits de recel, d'abus de biens sociaux et complicité de ce délit, de favoritisme et d'entente et de recel de ces infractions, et de faux et usage, et jointe, le 27 juin 2005, par le juge d'instruction à une information judiciaire ouverte le 23 janvier 2003 du chef d'abus de biens sociaux.

Six personnes ont été mises en examen, et l’une étant décédée en 2019, cinq ont été renvoyées le 7 novembre 2019 par le juge d’instruction devant le tribunal correctionnel de Nanterre, qui, par jugement du 11 janvier 2021, a annulé l'ensemble de la procédure d'enquête et d'information.

Le ministère public et les parties civiles ayant fait appel, la cour d’appel de Versailles a, par arrêt du 15 septembre 2021, annulé partiellement les poursuites et ordonné le renvoi pour le surplus.

Sur pourvoi du procureur général de la cour d’appel de Versailles, cet arrêt a été cassé en toutes ses dispositions, sauf en celles ayant ordonné le renvoi de deux prévenus pour être jugés des chefs d'abus de biens sociaux, de recel, de faux et d'usage.

Il a été fait droit au moyen du procureur général pris de la violation des articles préliminaire, 427, 591, 593 et 802 du code de procédure pénale.

Il soutenait que :

  • « la méconnaissance de la recommandation énoncée à l'article préliminaire du code de procédure pénale relative au respect d'un délai raisonnable pour statuer sur l'accusation d'une personne ne porte pas nécessairement atteinte aux principes de fonctionnement de la justice pénale et aux droits de la défense et ne compromet pas irrémédiablement l'équité du procès et l'équilibre des droits des parties et est en tout état de cause sans incidence directe sur la validité des procédures » ;
  • « l'impossibilité pour la cour d'appel d'interroger personnellement des témoins à charge ou des co-prévenus ou de permettre aux parties de les interroger ou de les faire interroger n'est pas de nature à entraîner la nullité de la procédure et ne porte pas nécessairement atteinte au respect des droits de la défense ».

Pour statuer sur ce moyen, la Cour de cassation s’est prononcée au visa de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme, apparemment non invoqué par le procureur général de la cour d’appel de Versailles, de l’article préliminaire et de l’article 802 du code de procédure pénale, en relevant qu’il « pose la question des conséquences du dépassement du délai raisonnable sur la validité de la procédure ».

Elle rappelle  que cette stipulation conventionnelle « énonce le droit de tout accusé de voir sa cause jugée par un tribunal dans un délai raisonnable, une fois le processus judiciaire entamé » et que « ce droit trouve son assise dans la nécessité de veiller à ce qu'un accusé ne demeure pas trop longtemps dans l'incertitude de la solution réservée à l'accusation pénale qui sera portée contre lui », reprenant et citant ainsi des formulations du paragraphe 68 de l’arrêt Kart c. Turquie de la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme du 3 décembre 2009 (n° 8917/05).

Elle indique juger « de manière constante que le dépassement du délai raisonnable défini à l'article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l'homme est sans incidence sur la validité de la procédure » et qu’il « ne saurait conduire à son annulation et, sous réserve des lois relatives à la prescription, il ne constitue pas une cause d'extinction de l'action publique » (cf. Crim. 3 février 1993, n° 92-83443 : « un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme constatant le non-respect du délai raisonnable au sens de l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, s'il permet à celui qui s'en prévaut de demander réparation, est sans incidence sur la validité des procédures relevant du droit interne » ; 24 avril 2013, n° 12-82863 : « si la méconnaissance du délai raisonnable peut ouvrir droit à réparation, elle est sans incidence sur la validité des procédures » ; Assemblée plénière, 4 juin 2021, n° 21-81656 : « le dépassement du délai raisonnable défini à l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales est sans incidence sur la validité de la procédure et ne saurait être utilisé comme fondement d'une demande d'annulation de cette même procédure »).

L’arrêt du 9 novembre 2022 expose ensuite que « le droit à être jugé dans un délai raisonnable protège les seuls intérêts des personnes concernées par la procédure en cours »  et que « (sa) méconnaissance (…) ne constitue donc pas la violation d’une règle d'ordre public (… ni) davantage la violation d'une règle de forme prescrite par la loi à peine de nullité, (ou) l'inobservation d'une formalité substantielle au sens de l'article 802 du code de procédure pénale », dès lors qu’elle « ne compromet pas en elle-même les droits de la défense, ses éventuelles conséquences sur l'exercice de ces droits devant en revanche être prises en compte au stade du jugement au fond ».

En tout état de cause, l’exception de nullité tirée par un prévenu de la méconnaissance de son droit à être jugé dans un délai raisonnable n’en devrait pas moins, pour être recevable, être soulevée avant toute défense au fond, conformément, devant le tribunal correctionnel, à l’article 385 du code de procédure pénale, et ainsi que l’Assemblée plénière de la Cour de cassation l’avait indiqué aux paragraphes 44 à 47 de son arrêt précité du 4 juin 2021.

A cet égard, l’arrêt du 9 novembre 2022 rappelle qu’en « cas d'information préparatoire, l'article 385 du code de procédure pénale prévoit que, lorsque la juridiction est saisie par l'ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel du juge d'instruction, les parties sont irrecevables à invoquer devant la juridiction de jugement des exceptions de nullité de la procédure antérieure, dès lors que ladite ordonnance purge les vices de la procédure en application de l'article 179, alinéa 6, du même code (Crim., 26 mai 2010, pourvoi n° 10-81.839, Bull. crim. 2010, n° 95) » et qu’en « vertu du même texte, les juridictions de jugement, lorsqu'elles constatent une irrégularité de l'ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, n'ont pas qualité pour l'annuler mais peuvent seulement renvoyer l'affaire au ministère public pour saisine du juge d'instruction aux fins de régularisation de cet acte (Crim., 13 juin 2019, pourvoi n° 19-82.326, Bull. crim. 2019, n° 112) ».

Il ajoute que « la durée excessive d'une procédure ne peut aboutir à son invalidation complète, alors que chacun des actes qui la constitue est intrinsèquement régulier ».

Pour la Cour de cassation, « ces règles ne méconnaissent aucun principe conventionnel ».

Elle rappelle que « la Cour européenne des droits de l'homme juge que les recours dont un justiciable dispose au plan interne pour se plaindre de la durée d'une procédure sont effectifs au sens de l'article 13 de la Convention européenne des droits de l'homme, dès lors qu'ils permettent soit de faire intervenir plus tôt la décision des juridictions saisies, soit de fournir au justiciable une réparation adéquate pour les retards déjà accusés (CEDH, arrêt du 24 janvier 2017, Hiernaux c. Belgique, n° 28022/15, § 45). »

Dans sa décision d’irrecevabilité du 11 septembre 2002, Mifsud c. France, n° 57220/00,  la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme avait d’ailleurs déjà énoncé que « la circonstance que ce recours, purement indemnitaire, ne permet pas d’accélérer une procédure en cours n’est pas déterminante. La Cour rappelle à cet égard qu’elle a jugé que les recours dont un justiciable dispose au plan interne pour se plaindre de la durée d’une procédure sont « effectifs », au sens de l’article 13 de la Convention, lorsqu’ils permettent d’« empêcher la survenance ou la continuation de la violation alléguée, ou [de] fournir à l’intéressé un redressement approprié pour toute violation s’étant déjà produite » (Kudła c. Pologne [GC], n° 30210/96, § 158). L’article 13 ouvre donc une option en la matière : un recours est « effectif » dès lors qu’il permet soit de faire intervenir plus tôt la décision des juridictions saisies, soit de fournir au justiciable une réparation adéquate pour les retards déjà accusés (arrêt Kudła précité, § 159) » (paragraphe 17 ; cf. CEDH, Grande chambre,  29 mars 2006, Scordino c. Italie (n° 1), n° 36813/97, paragraphe 187 : « les Etats peuvent également choisir de ne créer qu’un recours indemnitaire, comme l’a fait l’Italie, sans que ce recours puisse être considéré comme manquant d’effectivité »).

Après l’arrêt du 24 janvier 2017 cité par la Cour de cassation, cette jurisprudence a été confirmée par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt du 2 juillet 2019, Abboud c. Belgique, n° 29119/13, où elle a rappelé « que, dans les affaires J.R. c. Belgique (n° 563367/09, §§ 84-88) et Hiernaux c. Belgique, n° 28022/15, paragraphes 57 à 61, 24 janvier 2017, elle a constaté que le recours indemnitaire pouvait en principe être considéré comme un recours effectif en vue de redresser une violation tirée de la durée excessive d’une procédure pénale. En l’absence d’élément lui démontrant le contraire en l’espèce, la Cour considère que le requérant ne peut soutenir qu’il est privé de tout recours effectif » (paragraphe 48).

La Cour de cassation indique ensuite que la Cour européenne des droits de l’homme « n’a  jamais estimé qu'une méconnaissance du droit d'être jugé dans un délai raisonnable constituait une atteinte aux droits de la défense » et expose les divers « mécanismes de de droit interne (qui) répondent aux exigences conventionnelles » :

  • « au stade de l'information, les articles 221-1 à 221-3 du code de procédure pénale permettent aux parties, sous certaines conditions, et au président de la chambre de l'instruction qui, en vertu de l'article 220 du même code, s'emploie à ce que les procédures ne subissent aucun retard injustifié, de saisir cette juridiction, qui, après évocation, peut poursuivre elle-même l'information, ou la clôturer ou la confier à un autre juge d'instruction » ;
  • « en vertu de l'article 175-1 du même code, une partie peut demander au juge d'instruction la clôture de l'information » ;
  • « l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire prévoit la possibilité, pour la partie concernée, d'engager la responsabilité de l'Etat à raison du fonctionnement défectueux du service public de la justice, en particulier en cas de dépassement du délai raisonnable (1ère Civ., 4 novembre 2010, pourvoi n° 09-69.955, Bull. 2010, I, n° 219) ».

Elle en déduit « que doit être maintenu le principe selon lequel la méconnaissance du délai raisonnable et ses éventuelles conséquences sur les droits de la défense sont sans incidence sur la validité des procédures » et que, « par conséquent, la juridiction de jugement qui constate le caractère excessif de la durée de la procédure ne peut se dispenser d'examiner l'affaire sur le fond ».

Selon l’arrêt du 9 novembre 2022, « plusieurs voies de droit lui (permettraient) de prendre cette situation en compte » :

  • « tout d’abord, il lui appartient, en application de l'article 427 du code de procédure pénale, d'apprécier la valeur probante des éléments de preuve qui lui sont soumis et sont débattus contradictoirement devant elle. Elle doit, à ce titre, prendre en considération l'éventuel dépérissement des preuves imputable au temps écoulé depuis la date des faits, et l'impossibilité qui pourrait en résulter, pour les parties, d'en discuter la valeur et la portée. Ainsi, elle doit appliquer le principe conventionnel selon lequel une condamnation ne peut être prononcée sur le fondement d'un unique témoignage émanant d'un témoin auquel le prévenu n'a jamais été confronté malgré ses demandes. Le dépérissement des preuves peut, le cas échéant, conduire à une décision de relaxe » ;
  • « ensuite, selon le dernier alinéa de l'article 10 du code de procédure pénale, en présence de parties civiles, lorsqu'il constate que l'état mental ou physique du prévenu rend durablement impossible sa comparution personnelle dans des conditions lui permettant d'exercer sa défense, le juge peut, d'office ou à la demande des parties, décider, après avoir ordonné une expertise permettant de constater cette impossibilité, qu'il sera tenu une audience pour statuer uniquement sur l'action civile, après avoir constaté la suspension de l'action publique et sursis à statuer sur celle-ci » ;
  • « enfin, dans le cadre de l'application des critères de l'article 132-1 du code pénal, le juge peut déterminer la nature, le quantum et le régime des peines qu'il prononce en prenant en compte les éventuelles conséquences du dépassement du délai raisonnable et, le cas échéant, prononcer une dispense de peine s'il constate que les conditions de l'article 132-59 du code pénal sont remplies ».

Au vu de ces principes, la Cour de cassation a cassé l’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 15 septembre 2021, en toutes ses dispositions sauf celles ayant ordonné le renvoi à l'égard de deux prévenus pour être jugés des chefs d'abus de biens sociaux, de recel, de faux et d'usage.

L’affaire a été renvoyée à la cour d’appel de Versailles, autrement composée, à laquelle il appartiendra de tirer les conséquences du dépassement du délai raisonnable de jugement des poursuites subsistantes, de manière à garantir aux prévenus un procès équitable, le cas échéant en tenant compte, à nouveau, des difficultés relevées par l’arrêt du 15 septembre 2021, qui, selon l’arrêt de la Cour de cassation du 9 novembre 2022, avait constaté que, par suite du délai excessif de la procédure pénale en cause, qui s’est encore accru depuis le 15 septembre 2021 :

  • deux prévenus âgés « (n’auraient) plus la capacité physique et intellectuelle, de participer à leur procès, de suivre les débats et de les commenter, de vérifier l'exactitude de leurs moyens de défense et de les comparer aux déclarations des autres prévenus, victimes ou témoins, d'être confrontés à ceux-ci et d'exercer de manière effective les droits de la défense, ces manquements ne pouvant être compensés par la représentation des prévenus par leur avocat à l'audience, et que les faits de corruption, abus de biens sociaux et recel d'abus de biens sociaux ne pouvant être débattus contradictoirement à l'audience, (et) se verraient privés de leur droit à un procès équitable » ;
  • un autre prévenu serait capable d’assister à son procès, mais ne pourrait répondre des infractions qui lui sont reprochées, en raison de la situation des deux prévenus n’ayant plus la capacité physique et intellectuelle d’être jugés, et du décès d’un autre prévenu, si bien « qu'il lui appartiendrait de se défendre seul sur l'ensemble des faits, y compris sur des questions pour lesquelles il ne peut s'expliquer en lieu et place des personnes concernées, que n'étant pas en mesure de répondre utilement aux déclarations de certains témoins avec lesquels il n'a jamais eu le moindre échange, il devrait réfuter les accusations portées à l'encontre de chacun des trois autres prévenus sans pouvoir leur être confronté et en étant privé de toute possibilité de voir corroborer ses déclarations » ;
  • deux autres prévenus, « s'ils sont capables d'assister à leur procès, seraient privés de débats contradictoires et ne pourraient, en l'absence des principaux mis en cause, exercer de manière effective les droits de la défense ».

Conformément à l’article 427 du code de procédure pénale (« Hors les cas où la loi en dispose autrement, les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve et le juge décide d'après son intime conviction. / Le juge ne peut fonder sa décision que sur des preuves qui lui sont apportées au cours des débats et contradictoirement discutées devant lui »), il reviendra aux juges de renvoi d’apprécier si un éventuel dépérissement des preuves pourrait ou devrait, au regard également des exigences du droit à un procès équitable, conduire à une relaxe des prévenus, suivant la nature des éléments à charge que le ministère public pourrait encore invoquer à leur encontre.