Tribune publiée dans le journal Jeune Afrique

Lundi 9 mars 2020, le Palais du Luxembourg a accueilli une conférence dont les organisateurs ont choisi pour titre : « L’Afrique des Grands Lacs, soixante ans de tragiques instabilités ». Compte tenu de la personnalité des intervenants et des prises de position conspirationnistes et négationnistes de plusieurs d'entre-eux, les spécialistes de la région savaient à quoi s'attendre. 

Un groupe de réflexion politique s’est fait une spécialité de ces rendez-vous au Sénat consacrés à la contestation du génocide des Tutsi au Rwanda. Le 20 octobre 2007, la conférence qu’il patronnait déjà s’intitulait : « La France et le drame rwandais ». Le 1er avril (sic) 2014, le colloque avait cette fois pour titre : « Le drame rwandais : la vérité des acteurs ».

La réunion prévue le 9 mars renouvelle l’euphémisation. Mais, au vu des intervenants, l’objectif n’a pas changé. L’expression « tragiques instabilités » ne vise-t-elle pas à brouiller la vérité sur le génocide commis contre les Tutsi au Rwanda en 1994 ? Éviter le mot « génocide » dans le titre d’une conférence destinée à détricoter ce qu’ils appellent « l’histoire officielle » est le marqueur favori des adeptes du déni.

Une différence cependant pour cette nouvelle conférence : ses organisateurs s’avancent masqués. Le colloque n’est pas annoncé sur le site du Sénat ni sur celui de l’Académie des sciences d’outre-mer, supposé parrainer l’opération. L’ancien ministre de François Mitterrand, Paul Quilès ne fait plus partie des intervenants annoncés, même si Alain-Francis Guyon, le discret factotum du club Démocraties, s’est une nouvelle fois chargé des invitations.

Et d’improbables convergences avec l’extrême droite se font jour, puisque la gestion de l’événement a été confiée à l’un des fondateurs des mouvements « La droite libre » et « Résistance  Républicaine ». Avec l’ouverture du colloque par l’ancien ministre socialiste rocardien Alain Richard, et sa conclusion par l’ancien ministre Gérard Longuet, militant d’extrême droite dans sa jeunesse, quelle redistribution des cartes !

Au Rwanda, entre avril et juillet 1994, les Tutsi furent la cible d’une campagne d’extermination d’une effroyable efficacité : en moins de cent jours, plus d’un million de victimes périrent. La recherche vaine d’un « ordre initial » ne doit pas occulter la nature spécifique du crime. Il s’agissait bien d’un génocide, c’est-à-dire d’un crime d’État planifié de longue date, avec sa propagande, ses médias, ses mots d’ordre meurtriers, ses milices redoutables, son financement, sa hiérarchie criminelle.

Devant le Tribunal pénal International pour le Rwanda, les accusés ont longtemps affiché une défense fondée sur la négation du génocide. Selon eux, les massacres résultaient d’une « colère populaire spontanée », incontrôlable. Afin de contrer de telles arguties, la Chambre d’appel du TPIR, par un arrêt du 16 juin 2006, a dressé un constat judiciaire concluant qu’il était « un fait de notoriété publique qu’entre le 6 avril et le 17 juillet 1994, un génocide a été perpétré au Rwanda contre le groupe ethnique tutsi ». Sous la plume des juges internationaux, point de « double génocide », comme les négationnistes, habiles à reformuler leurs éléments de langage, le répètent depuis lors.

Depuis plus de 25 ans, la réalité et la gravité du génocide contre les Tutsi ont été amplement documentées au fil des audiences du tribunal de l’ONU, par diverses juridictions nationales ainsi que par de minutieuses enquêtes journalistiques et historiques. Ce « fait de notoriété publique » s’impose désormais à la communauté internationale, et en particulier à la France. Ajoutons enfin que quatre décisions rendues par des cours d’assises françaises (toutes confirmées en cassation) ont à leur tour reconnu sans ambiguïté la réalité du génocide des Tutsi au Rwanda « en application d’un plan concerté ».

Par un décret du 13 mai 2019, le président de la République Emmanuel Macron a institué une journée nationale de commémoration en France, chaque 7 avril, journée du début du génocide contre les Tutsi. Une initiative qui provoque l’exaspération des négationnistes, comme le montre la conférence annoncée dans l’enceinte du Palais du Luxembourg.

La législation française sanctionnant le négationisme est elle pertinente?  Force est de constater – et de déplorer – qu’elle ne semble pas suffisamment dissuasive puisqu’une institution aussi prestigieuse que le Sénat accepte d’accueillir des polémistes qui, depuis des années, par leurs livres, interviews ou articles, répètent que le génocide des Tutsi au Rwanda « est le plus grand mensonge du XXe siècle » ou que ce sont les Tutsi eux-mêmes qui ont « sacrifié les Tutsi ».

Le négationnisme est-il intolérable lorsqu’il s’agit du génocide des Arméniens ou de l’extermination des Juifs d’Europe, mais discutable lorsque les auteurs et les victimes sont des Africains ? Peut-on encore accepter ce mépris des faits qui n’est rien d’autre qu’un racisme récurrent ?